vendredi 3 mars 2023

Le rêve dans le Soulier ( prolongement du cours de jeudi 2mars)

 

 Le Rêve chez Claudel ( extraits qui nous intéressent de la conférence : https://books.openedition.org/pup/24922?lang=fr )

 

Le Soulier de satin comporte enfin plusieurs scènes oniriques. La rencontre entre Doña Musique et le Vice-Roi de Naples est trop inattendue pour ne pas relever du rêve. N’est-ce pas un Sergent de fantaisie qui lui avait promis de lui donner le Roi de Naples en lui racontant qu’il l’avait vue « en songe » ? N’est-ce pas un rêve aussi que les saints qui accompagnent la prière de Musique dans l’église de Prague‚ « vide de toute assistance autre que l’invisible »? 

Toujours éloignés‚ jusqu’à leur ultime entrevue‚ les amants du Soulier de satin ne se rencontreront jamais qu’en rêve : « Tous deux séparés par d’épais murs parcourent en vain pour essayer de se rejoindre les escaliers du délire » ‚ et c’est « en rêve » que Rodrigue « essaie de sortir de ce taillis inextricable  ». De la « reconnaissance » furtive et de la « soudure » aussitôt rompue entre les deux amants sur les remparts de Mogador‚ il ne subsiste qu’une « Ombre double » ‚ « ombre sans maître qui a existé « une seconde seule pour ne plus finir ». 

C’est sous la lumière de la Lune‚ à « Minuit » ‚ que Prouhèze entrevoit‚ dans son « délire » ‚ le sens de son absence éternelle auprès de Rodrigue‚ enseveli lui-même « dans le sommeil sans bords d’Adam et de Noé  ». C’est en « dormant  » que Prouhèze entend l’appel de Rodrigue et reçoit la visite de l’Ange gardien venu lui révéler le sens de sa mission auprès de son amant. Prisonnière à Mogador‚ c’est « la nuit‚ chaque nuit » ‚ qu’elle perçoit la voix de son « visiteur habituel » ‚ que « ni les murs ni la mer ne suffisent à empêcher  ».

Pour figurer scéniquement les rêves ainsi prêtés aux héros‚ Claudel imaginait de recourir au cinéma. Le décor‚ constituant un écran sur lequel figurerait « une projection de la pensée » ‚ creuserait alors derrière un premier plan comme un « chemin ouvert au rêve  ». (...)

 Si le rêve est une fuite hors du réel‚ il offre aussi à l’homme oppressé par le poids de l’existence une échappée libératrice. Il permet au rêveur de jouir d’« un certain état de suspension bienheureuse,la liberté qui par le rêve est accordée‚ comme à tous les dormeurs‚ un moment délivré de la pesanteur‚ de « toutes les murailles » et des contraintes de l’existence. Car la lune‚ inspiratrice du rêve‚ « nous débarrasse de notre réalité et donne à chacun de nous une légèreté et une allégresse de fantôme. 

 

Dans Le Soulier de satin enfin‚ le rêve est le procédé par lequel l’auteur permet à ses héros de s’élever aux réalités surnaturelles. C’est dans leur sommeil‚ éclairés par une « lumière qui n’est pas faite pour les yeux du corps » ‚ que Rodrigue et Prouhèze accèdent à « la prélibation d’un autre système ». Et c’est en dormant à nouveau que Prouhèze entend la voix de son bien-aimé et reçoit la communication de son Ange gardien : un instant délivrée de son « corps pesant épais » ‚ au seuil de la « frontière » entre la terre et le ciel‚ elle connaît « cette indifférence au lieu‚ cette impuissance au poids » qui sont communes au songe et à l’extase. Plongée dans la flamme et les eaux de l’au-delà‚ elle sent fondre et brûler la « carapace affreuse » ‚ l’« affreuse cuirasse » de son corps mortel‚ « tout ce roide bois d’illusion et de péché » ‚ avant de retomber dans « l’ancienne vie » ‚ dans « la gaine de l’étroitesse et du poids » ‚ « la tyrannie du fini et de l’accidentel ». C’est ainsi‚ écrivait Claudel au lendemain de la création du Soulier de satin à la Comédie-Française‚ que le drame‚ par la voie du songe‚ « touche aux profondeurs les plus obscures de la mystique »

Le rêve est alors pour l’auteur le moyen de faire accéder ses personnages – et les spectateurs – à des vérités excédant le domaine de la vie réelle et de la pensée rationnelle. Associant et englobant ainsi le réel et le rêve‚ le naturel et le surnaturel‚ le théâtre de Claudel se situe‚ selon la formule empruntée à un conte chinois qu’il se plaisait à citer‚ à la « Frontière » ou à la « Limite entre les deux mondes »