(...)C’est aussi « une croix seulement que Prouhèze devient pour Rodrigue, l’aboutissement du parcours expiatoire. De fait,
toute l’idée de la pièce repose sur l’idée de sacrifice, que je trouve (…) moins bête que celle de l’anéantissement dans le médiocre abîme de la volupté, et dont le bienfait ne reste pas confiné à sa source, mais se répand sur le monde entier en cercles sans cesse élargis.
déclare Claudel dans son allocution du 23 mars 1944. Cet élargissement de l’intime, de ce qui aurait pu être trivial (il s’agit bien de la question de l’adultère), vers la sublimation spirituelle et esthétique correspond à la christianisation de
la légende chinoise des deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à s’affronter, sans jamais pouvoir se rejoindre, d’un côté et de l’autre de la voie lactée.
Il s’agit de la « Passion » croisée de Prouhèze et de Rodrigue, la première donnant l’impulsion nécessaire à la seconde. Le Soulier de satin se rapproche donc du mystère jusque dans sa finalité spirituelle : tout deux représentent un parcours sacré menant vers le Salut.
Quant au motif de la croix, qui scande la pièce et dramatise l’itinéraire des amants, il est évident que l’omniprésence du sacrifice christique qu’il évoque est à interpréter. Prouhèze est cette figure, liée à la Vierge, mais aussi au Christ, de par son acceptation précoce du renoncement à Rodrigue, et des images de crucifixion qu’elle évoque. Blessure initiale, la femme permet de créer cette béance que Dieu viendra ensuite remplir – car Dieu, selon Claudel, n’est pas là pour offrir une résolution intellectuelle aux doutes, mais pour emplir l’être humain de sa présence. Rodrigue devient lui aussi christique à la fin de la pièce, errant au milieu de la mer, ayant accepté d’être dénué de tout et recevant enfin la révélation de la présence de Dieu. Cet héroïsme du sacrifice résonne des personnages à leur créateur : la mission du poète sur terre selon Claudel est de souffrir comme le Christ, à travers un chemin de déceptions, à travers cet « échec continuel » qu’est l’art. Ces parallèles multiples associent clairement l’œuvre à une représentation du sacrifice christique.
Finalement, les images empreintes de lyrisme rendent compte de ce sacrifice sublime consenti. Il est intéressant de remarquer que les images catholiques de l’absorption et de la possession sont chez Claudel à la fois investies d’une forte charge érotique, et à la fois spiritualisées. Le motif de la communion est ainsi réactualisé plusieurs fois, Rodrigue comprenant que le plaisir de s’unir avec une femme n’est que l’ersatz de l’extase de l’union avec Dieu. Il va d’une volupté refusée, frustrée, à une volupté supérieure enfin autorisée. Lorsque Prouhèze lui dit au moment du renoncement :
Scène XIII de la 3e Journée, dans la version de 1929 : Paul Claudel, Théâtre, op. cit., p. 446.Le sang n’est pas plus uni à la chair que Dieu ne me fait sentir chaque battement de ce cœur dans ta poitrine qui à chaque seconde de la bienheureuse éternité / S’unit et se resépare
la structure comparative de la phrase lie le sang à la chair, et le battement du cœur de Rodrigue à Prouhèze : au moment de renoncer l’un à l’autre, ils fusionnent, et c’est Dieu qui est l’auteur de cette séparation et de cette fusion, de cette sensation organique du cœur qui s’unit et se resépare, dans le rythme du mouvement de ses valves. C’est comme si la révélation divine à la fin du chemin de croix des amants passait par le charnel, dans une sorte d’ingestion, d’incorporation du divin. La conversion de Claudel a en effet ceci d’original qu’elle réside non pas dans une adhésion intellectuelle, cérébrale, à Dieu, mais dans une adhésion incarnée, Claudel ressentant Dieu comme une présence en lui, un contact qui ne se démentira jamais. C’est à notre avis cette dimension charnelle de la présence spirituelle, cet effort moniste d’agencement entre la matière et l’esprit, dont les images d’ingestion et d’incorporation du Soulier de satin sont le reflet.(...)
extrait de https://books.openedition.org/pus/3518?lang=fr