La représentation des personnages surnaturels :
À la
représentation, ces personnages exceptionnels ne laissaient cependant pas de
soulever bien des difficultés de mise en scène. Lors des répétitions de la
pièce, en 1943, Claudel s'inquiétait de «la question de la Lune», à
laquelle il reprochait d'avoir «l'air d'une reine de mi-carême», et se préoccupait surtout
de la forme à donner à l'Ombre Double : «des personnages réels», écrivait-il à Jean-Louis Barrault le 8 juin, «me semblent bien mastocs
et bien massifs. Le cinéma seul nous donnerait la poésie nécessaire».
L'auteur et le
metteur en scène, à leur grand regret, durent finalement renoncer à représenter
ce personnage imaginaire, étranger à toutes les normes théâtrales. «C'est vexant d'avoir
échoué (la seule fois !)dans notre réalisation», écrivait Claudel à
Barrault le 9 décembre 1943, «je pense que l'ombre sur un écran est,somme toute, la
meilleure chose, mais il faudrait employer le cinéma». Jugeant de plus «confus et laid» le
«mélange de deux voix parlées» que Barrault avait
imaginé pour déclamer le monologue de l'Ombre Double, il suggérait qu'il
faudrait «du
chant, mais du chant aussi rapproché que possible de la parole»,accompagnant,
pour figurer le déchirement de l'Ombre, «une espèce de drame plastique». Musique et gestuelle étaient donc requises et
associées, dans l'imagination de l'auteur, pour susciter les impressions
émanant de ce personnage étrange, à la fois débordant d'émotion humaine et
irréductible aux apparences ordinaires. Olivier Py, dans sa mise en scène du
drame en 2003, demeurera fidèle aux intentions de l'auteur en faisant
projeter sur une toile, en ombre chinoise, la silhouette des amants embrassés
puis désunis, tandis qu'une voix invisible accompagne leur étreinte.
Antoine Vitez et ses comédiens, lors des représentations
du Soulier
de satin en 1987, avaient préféré, plus simplement, «s'en tenir au caractère
forain de la représentation» en choisissant le parti
de la «personnification» : «incarner
l'ombre double»,«être au premier degré
l'ombre double».
Car l'art dramatique, estimaient-ils, s'apparente au «mentir vrai»tel
que l'entendait Aragon : un univers fictif et reconnu comme tel, où l'illusion
consciemment acceptée masque et révèle à la fois une vérité cachée. L'Ombre
Double sera donc simplement une femme voilée de noir, et la Lune une femme
vêtue d'un somptueux costume éclatant de blancheur –et ornée, dans la
mise en scène d'Olivier Py, du diadème emblématique.
Mais comment
représenter de nos jours un ange au théâtre, sans risquer l'incrédulité sinon
le ridicule ?
Moins par souci de
réalisme et de couleur locale que dans un but de dépaysement poétique assorti de
quelque humour familier, Claudel l'avait affublé, lors de sa première
apparition (Iere Journée, sc. 12) d'un «costume de l'époque avec la fraise et l'épée au côté». Dans le combat de
Prouhèze avec l'Ange (IIIe Journée, sc. 8), il lui prêtait, pour
suggérer la violence et la cruauté de la confrontation, «la forme d'un de
ces Gardiens en armure sombre que l'on voit à Nara». Mais à la veille de la
Première, admettant que l'armure était décidément «hélas! impossible» –
inadaptée
peut-être à l'actrice Mary Marquet qui tenait le rôle –, il proposait «une tunique noire à longs
plis droits»,
dont le symbolisme était plus clairement lisible : «Le noir», écrivait-il à Barrault
le 21 novembre 1923, «1°
amincit 2° contraste énergiquement avec le blanc de Prouhèze 3° signifie
l'invisible, la nuit, la pénitence, le deuil, etc. Pour indiquer le caractère
surnaturel un cercle d'or autour de la tête,» peut-être un souvenir de
l'«auréole
d'or» qui ceignait l'ange du nô de La Robe de plumes auquel
Claudel avait assisté au Japon en 1923. Olivier Py conservera la cuirasse,en lui prêtant
l'éclat de l'or, conformément à l'ornementation baroque appliquée à tout le
décor.
Là encore Antoine
Vitez avait effectué un choix différent. Fermement résolu à «donner une chair aux
idées», il
entendait, selon ses propres termes, «avouer [...] l'incarnation» – fût-ce au prix d'une
familiarité forcée, «si
l'Ange est enrhumé, ou si saint Jacques trébuche». Saint Jacques apparaîtra donc en simple batelier,
Saint Nicolas jouera de l'harmonica, et Saint Adlibitum, dont le rôle était
tenu par l'acteur qui incarnait l'Annoncier, sera un humble et gai
chemineau, chantant le paradis du haut d'une chaise. Non moins convaincu
qu'«au
théâtre, le symbolique est le réel» et que «l'invisible ne saurait
venir ailleurs que dans le visible», Olivier Py fit de Saint Jacques un pèlerin revêtu d'une
robe de moine, et souligna le caractère à la fois théâtral et musical de
l'œuvre en affublant les saints de Prague d'un frac noir sur lequel ils
passaient leur costume d'évêque en chantant une partie de leur rôle. Suggérant
«des choses concrètes à jouer pour représenter l'indicible», Antoine
Vitez imaginait aussi une proposition qui ne fut cependant pas retenue – que l'Ange apparût «comme un personnage
incarné dans la vie de tous les jours», semblable à «ces chauffeurs de bus que l'on rencontre la cigarette au
coin des lèvres».
Dès sa première apparition auprès de Prouhèze, affirmait Aurélien Recoing qui jouait le rôle, «l’ange gardien doit être le plus terrestre possible. Il pleure et souffre comme toutes les créatures», «il n'est qu'un homme inquiet qui cherche à venir en aide à quelqu'un dans la détresse». Ce parti pris d'humanisation persistera dans la scène où l'Ange apparaît à Prouhèze endormie (III Journée, sc. 8) : muni de grandes ailes, afin de respecter l'imagination traditionnelle et de rendre «hommage à ceux qui croient en l'existence des anges», il sera néanmoins «le plus incarné possible». Aurélien Recoing suggérera même de «matérialiser» le fil du pécheur qui relie l'Ange à l'héroïne et de le rendre «un instant visible dans le faisceau de la lumière» –«effet de réel» repris dans la mise en scène d'Olivier Py où le fil devient une corde. La scène était cependant, selon Vitez et conformément aux didascalies, « tout entière clans le songe « : «c'est le Songe de Prouhèze», ou «Prouhèze endormie avec son Ange gardien». Il importera donc de «faire toute la scène dans le sommeil», et de ne «jouer que le point de vue du rêve». Ludmila Mikhaël, qui incarnait Prouhèze, «ne joue pas son rôle, elle le dort». Les acteurs seront «comme des fantômes de chair». La même association de réalisme et d'onirisme inspirera la représentation de la prière de Musique à Prague (IIIe Journée, sc. 1), où «les saints naissent du rêve de Musique endormie» : échappés de leur socle, comme des statues qui marchent et parlent, ils sont de «vivantes vérités». Tout en ménageant sa liberté de conscience – et celle du spectateur, Vitez entendait ainsi manifester, sans prendre parti, mais avec le souci d'interpréter et de montrer, le «caractère mythologique du christianisme».
Michel Lioure, Une jounée autour du Soulier de satin de Paul Claudel mis en scène par Olivier Py Textes réunis par Pascale Thouvenin, Poussière d’Or, 2006