À la
rencontre romanesque des amants – Prouhèze secourt, dans la forteresse assiégée
de Ceuta, le gouverneur de
Grenade victime d’une tempête – succède une longue séparation:
le « visage qui détruit la mort » de la jeune femme que Rodrigue, guéri de sa fièvre, voit à
son réveil dans un véritable
éblouissement, lui est aussitôt et pour toujours refusé. La Providence
implorée par le Jésuite dans la prière initiale empêche l’amant de revoir sa
bienfaitrice ; le rendez-vous à
Avila, en Catalogne, que celle-ci lui fixe à l’occasion d’un
séjour en Espagne n’aura pas lieu ; l’ordre de Pélage
enjoignant Rodrigue de défendre contre les Maures la ville de Mogador mènera à l’ultime
entrevue des amants. Il n’y aura pas de rencontre comparable à celle de Ceuta. Le Soulier met
en scène, selon la terminologie de JRousset,
des «
rencontres barrées » : un écran impénétrable sépare les partenaires
momentanément réunis en même lieu. Ainsi, Prouhèze ne voit
pas, au début de la deuxième journée, et avant de partir pour l’Afrique Rodrigue, blessé
dans la bataille de Mogador, derrière la fenêtre de sa chambre. La fin de la journée offre
dans la forteresse de Mogador la situation inverse : cette fois-ci, c’est Rodrigue qui tente
d’approcher Prouhèze invisible quoique présente, cachée derrière le rideau du « cabinet de
torture58.» Les amants « Tous deux séparés par d’épais murs parcour[a]nt
en vain pour essayer de se rejoindre les escaliers du délire » ne vivent que des non-rencontres.
Nombreux
sont les obstacles séparant les amants. La séparation (géographique) de
Prouhèze et de son mari Pélage,
courant, dès la première journée au chevet de sa cousine mourante ne permet pas l’union de la
jeune femme avec Rodrigue. Prouhèze est mariée et « ce que Dieu a joint, l’homme ne peut le séparer. » Le poète qui dans une lettre du 21 décembre1943
extraite de sa Correspondance avec Fr. de Marcilly
déclare que
sa pièce est « destinée à célébrer la sainteté indissoluble du mariage » y insiste : «
Ce n’est pas l’amour qui fait le mariage mais le consentement. » Prête à transgresser la loi divine et à devenir pour son
foyer « une cause
de corruption
», Prouhèze se heurte à
d’autres obstacles ; Pélage décédé, le Roi d’Espagne éloigne, conformément au
vœu du défunt, les amants : Rodrigue partira part en
Amérique rejoindre son poste de vice-roi des Indes tandis
qu’elle aura pour mission de défendre, avec Camille, la citadelle de Mogador contre les
infidèles. Les « deux âmes qui se fuient à la fois et se poursuivent » observées par Saint Jacques sont éloignées pour de
longues années. De son mariage
avec Camille64, le castillan aussi surnommé « Cacha diablo »et qui, comme le diable, a le pouvoir de diviser, de séparer
les amants naîtra un enfant, Sept-Epées. Celui qui avait fait, dans la
troisième scène de la première journée, des adieux brûlants à Prouhèze sa cousine à travers les
feuillages de la charmille –autre écran claudélien – est devenu un écran majeur neutralisant Rodrigue. L’affrontement
des deux soupirants a tourné à l’avantage du maure. Rodrigue ne peut que
croiser devant l’entrée du royaume de Camille symboliquement interdite par un feu
rouge. La distance qui sépare les amants semble irrésistiblement s’accroître, le
bateau de Rodrigue, devenant, comme le répète à deux reprises Prouhèze, « un tout petit point blanc.. »
Le cheminement capricieux de la fameuse lettre à Rodrigue, cette « espèce de proverbe ou paradigme pour les écoliers66 » emblématique des détours de l’amour, ne cessera que pour précipiter la séparation des amants ; parvenue, dix ans plus tard, à son destinataire devenu vice-roi d’Amérique, la lettre poussant Rodrigue à abandonner son poste ne le mène vers elle que pour la tuer. La seule entrevue des amants qui nous est donnée de voir est en fait le « face à face séparateur » attendu par la dramaturgie claudélienne. La dernière scène de la troisième journée montre l’adieu, sur le vaisseau amiral du héros, des amants réunis pour se quitter à jamais. Rodrigue « baisse la tête et pleure67 » tandis que Prouhèze, voilée, telle la fiancée du Cantique des Cantiques, de la tête aux pieds, est emportée par des esclaves dans la barque funèbre qui la ramène à Mogador ; en cet instant décisif, le seul que le poète concède au couple pour s’affronter et se contempler directement, un ultime écran, le voile, s’interpose.
L’histoire du Soulier est
faite de séparations : séparation espagnole dans la première journée, africaine dans la
deuxième, américaine dans la troisième, la dernière journée marquant, avec la mort de Prouhèze,
la séparation définitive. Comme dans un roman par lettres, le lecteur se trouve
toujours avec l’un ou l’autre des protagonistes. Régie par le
principe de discontinuité, l’intrigue
elle-même «
séparée » de la pièce empêche de suivre le filde l’amour principal.
Seules quelques intenses fulgurations, dont la scène de l’ombre double,permettent
de l’entrevoir et de saisir le pourquoi de la séparation.
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