Une famille en crise : Madame Pernelle « tartuffiée »
« Il vient de se passer quelque chose. La tension a déjà dépassé le stade d’une rivalité ou d’un débat :
elle est déjà tentative de rupture, car c’est le départ d’un personnage furieux qui nous est d’abord présenté » (Guicharnaud, 1964, p. 23) : comme le rappelle Jacques Guicharnaud, le départ de Madame Pernelle est l’indice de la crise sur laquelle s’ouvre la pièce et qui oblige chaque membre de la famille à se positionner par rapport à un Tartuffe par procuration. Séduite
– comme son fils – par Tartuffe, la mère d’Orgon est aux avant-postes de la censure et agit comme un émissaire du faux dévot, contribuant à délimiter les camps en présence : d’un côté Tartuffe, Orgon et elle- même, de l’autre, le reste de la famille.
Ce sont les corps qui installent visuellement ce clivage et qui en tracent les contours, par les costumes d’abord, qui dessinent un écart très net entre Madame Pernelle, vêtue de noir dans toutes les mises en scène, la tête souvent couverte, portant un crucifix en sautoir et dont le costume annonce ceux de Tartuffe et d’Orgon, et le reste de la famille, dont les tenues dénotent tantôt la coquetterie, tantôt le confort ou la sensualité. Dans la mise en scène de Michel Fau,les costumes de Christian Lacroix font de Madame Pernelle une nouvelle Anne d’Autriche en robe noire et fine dentelle blanche, et l’opposent tantôt à la tunique or d’Elmire, tantôt aux couleurs portées par Mariane, Dorine et Cléante.
Le contraste le plus frappant est celui qui oppose une Madame Pernelle vêtue de pied en cap à une famille
en tenue de nuit, fragilisée par cette exposition de son intimité (Braunschweig, Lassalle). Chez Stéphane
Braunschweig, les remarques que formule Madame Pernelle à l’encontre de Mariane et d’Elmire sont
immédiatement suivies d’un geste de pudeur de la part des deux femmes qui tentent de cacher les parties de leur corps que dévoile leur chemise de nuit.
Celle d’Ariane Mnouchkine exceptée, ces différentes mises en scène exploitent finalement assez peu le potentiel comique de la scène, lié notamment au jeu et à l’allure de Madame Pernelle – qui était interprétée lors de la création de la pièce, rappelons-le, par Louis Béjart, les spectateurs de l’époque étant friands des effets permis par les travestissements.
Si les costumes installent un premier clivage entre Madame Pernelle et le reste de la famille, c’est le mode
de jeu qui donne surtout sens à leur opposition. La mère d’Orgon incarnée par Paule Annen (Mise en scène Lassalle)
possède un regard et une voix d’une redoutable âpreté qui contraste avec la grande douceur émanant de cette famille attentionnée et enveloppante. Elle est arrêtée dans son élan par un léger malaise qui l’oblige à rester sur place quelques instants mais, en dépit de cette faiblesse, la vigueur de sa condamnation este entière. Le comique de la proposition d’Ariane
Mnouchkine repose, lui, sur la manière dont s’exprime sa colère : son irruption sur le plateau, sa manière de
prendre le public à témoin, puis sa course en tous sens pour frapper sans ménagement ceux qui ont eu le malheur d’acheter des objets au marchand ambulant.
Les mises en scène traduisent toutes l’effet de figement que provoque la présence de Madame Pernelle sur la famille. Sur un mode burlesque, le sifflet de Myriam Azencot (Mnouchkine) signale « la fin de la récréation », ou met les membres de
cette famille « aux arrêts », annonçant sur un mode burlesque l’arrestation finale.
Sur un mode funèbre,Catherine Samie ( Mise en scène Maurice Béjart) incarne une femme d’une impressionnante puissance vocale qui occupe tout le plateau par ses déplacements, tandis que le reste de la famille se trouve pris dans le voile noir
qui la paralyse.
Dans la mise en scène de Jacques Lassalle, Madame ernelle agit comme un ferment de division : tout en critiquant l’ensemble de la famille, elle a une attitude physique très différente avec chacun. Son affection st sensible à l’égard de ses petits-enfants, qui la caressent ou l’embrassent, comme le fait Mariane, tandis qu’elle est tout en agressivité à l’égard d’Elmire.
Le travail de direction d’acteur propre à Jacques Lassalle se signale par l’exploration pénétrante de ces nuances de jeu et par la subtilité du dessin de chaque relation. Chez Stéphane Braunschweig, la tentative de Mariane d’adoucir sa grand-mère par un baiser est reçue avec une grande dureté qui glace la jeune fille et lui fait trouver refuge auprès de son frère.
Une famille en lutte : liens et complicités
Au cours de l’affrontement, chaque membre de la famille reçoit son lot de critiques de la part de la mère d’Orgon, qui se révèle une virtuose du portrait-charge.
La solidarité dont ils font preuve les uns à l’égard des autres est perceptible dans l’ordre de leurs prises de parole : on sent que chaque réplique adressée à Madame Pernelle pour tenter de la contredire est aussi une manière de venir en aide à celui qui a été agressé. Dorine ouvre la bouche lorsqu’Elmire et toute la maisonnée sont attaquées, Elmire prend la parole
pour défendre Mariane, Cléante intervient lorsque sa sœur est à nouveau agressée.
Si elle installe le clivage qui divise la famille, cette première scène permet aussi de dessiner les complicités et les affinités qui en unissent les membres par une série de signes discrets. L’ensemble du dialogue est accompagné de commentaires muets en forme de regards ou de sourires échangés par les comédiens :regard interrogateur de Mariane en direction de son
frère (Braunschweig), regards entendus d’Elmire et de Cléante (Lassalle)
Ces regards s’accompagnent d’un jeu subtil de placements et de déplacements qui sont tous por teurs de sens. Dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig, la disposition des comédiens traduit le degré de proximité ou de défiance qu’entretient
chaque personnage avec Madame Pernelle : les petits- enfants se tiennent assez près d’elle tandis qu’Elmire et Dorine conservent leurs distances et que Cléante – que Madame Pernelle aimerait visiblement ne pas faire entrer – reste sur le seuil. Après son baiser mal reçu, Mariane s’écarte de sa grand-mère pour se rapprocher de son frère et retrouver leur complicité
enfantine en lui donnant la main. La mise en scène de Lassalle obéit au même principe : Damis est assis aux pieds de Madame Pernelle et Mariane serre sa grand-mère dans ses bras, tandis qu’Elmire va s’assoir plus loin sur une banquette, bientôt rejointe par Cléante. On sent entre eux une circulation fluide, une confiance et une grande complicité : ils semblent
se comprendre sans se parler et, dans leur réaction de défense et leur manière de faire groupe instinctivement, on peut voir se dessiner l’alliance qui s’annonce contre Tartuffe.
La mise en scène de Béjart s’écarte notablement de toutes les autres par l’image qu’elle donne de cette famille face à Madame Pernelle : elle les place tous à distance les uns des autres, sans aucun contact physique ni aucune communication, prisonniers du voile funèbre qui les recouvre, comme des marionnettes figées.
Source Théâtre en acte