la scène de Madame Pernelle, acte I, scène 1 (v. 1 à 54), de « Madame Pernelle : Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre », à « Madame Pernelle : Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire. »
La première scène de la pièce, si conflictuelle, pose la question des signes concrets de la crise que connaît cette famille. Un corps étranger s’est introduit en son sein : quels indices en sont donnés, dès l’ouverture, par le personnage de Madame Pernelle ?
Dans cette scène, la famille d’Orgon est présentée comme une communauté qui lutte collectivement pour son indépendance ; toutes les femmes sont présentées dans la même scène, comme un ensemble organique dont il importe de comprendre les relations, tandis qu’Orgon puis Tartuffe sont introduits de manière isolée. En quoi la manière dont la famille résiste à Madame Pernelle est-elle finalement programmatique de la manière dont elle va résister à Tartuffe ?
Benoît Lambert, qui a mis en scène la pièce en 2016, aime en Tartuffe la « pièce de famille », ce qui
implique une distribution particulière : « C’est une pièce assez équilibrée, je la trouve plaisante aussi
pour ça, c’est intéressant de convoquer une troupe pour la jouer parce que toutes les partitions sont
intéressantes, il n’y a pas de partition qui soit simplement utilitaire, elles ont toutes vraiment une place essentielle pour produire le récit, pour faire avancer l’action » (présentation de la pièce sur theatre-contemporain.net). Rappelons qu’à la création, Molière jouait le rôle d’Orgon, sa femme Armande interprétait Elmire, Dorine était campée par Madeleine Béjart et
Louis Béjart travesti donnait son visage à Madame Pernelle... une distribution qui avait sa part de symbolique familiale.
Un des enjeux dramaturgiques de la pièce repose sur la manière de faire exister cette famille, de la rendre
crédible, et peut-être aussi de faire deviner ce qu’était sa vie avant l’intrusion de Tartuffe. Orgon s’est rema-
rié : quels équilibres et quels déséquilibres cette situation nouvelle a-t-elle introduits ? Dans sa note
d’intention, Stéphane Braunschweig donne une idée de la manière dont il invente, avec ses comédiens,
le « roman » des personnages, et comment il tente d’imaginer ce qui les traverse et les raisons pour les-
quelles ils en sont arrivés à cette situation de crise :
« Il faut arriver à se raconter ce qui s’est passé avant dans [la] famille [d’Orgon]. Si on se raconte que sa
première femme, celle qui plaisait à Madame Pernelle, était une sorte de bigote, qu’il ne devait pas avoir une
relation très épanouie sexuellement avec elle et que, devenu veuf, il a choisi en Elmire une jeune femme
avec un côté joyeux, sensuel et que là, tout d’un coup, il est sous une emprise sexuelle, on peut penser que
c’est ça qui déclenche la crise. Sur la base d’une peur du sexe, d’une culpabilité qui lui est liée » (Note
d’intention, février 2008, sur theatre-contemporain.net).
La première scène, si conflictuelle, pose la question des signes concrets de la crise que connaît cette
famille. Un corps étranger s’est introduit au milieu d’elle : quels indices en sont donnés dès l’ouverture
par le personnage de Madame Pernelle ? Dans cette scène, la famille d’Orgon est présentée comme une
communauté qui lutte collectivement pour son indépendance ; toutes les femmes sont présentées dans la
même scène, comme un ensemble organique dont il importe de comprendre les relations, tandis qu’Orgon
puis Tartuffe sont introduits de manière isolée. En quoi la manière dont la famille résiste à Madame
Pernelle est-elle finalement programmatique de la manière dont elle va résister à Tartuffe ?
La vie privée des membres de la famille d’Orgon est caractérisée d’emblée par la scénographie et les cos-
tumes. Dès les premières secondes ou les premières minutes de la représentation, plusieurs mises en
scène suggèrent la vie de cette famille avant l’arrivée de Tartuffe, et notamment son rapport au plaisir.
Stéphane Braunschweig en donne une idée dans une sorte de prologue où il donne à voir la nuit qui pré-
cède le début de la pièce : au tout début de la représentation, le plateau est plongé dans l’obscurité et es silhouettes des différents membres de la famille apparaissent à contre-jour, dans leurs chambres, qui composent autant de petites alcôves privées dévoilant leurs activités nocturnes : nuit d’amour, conversations complices, dégustation d’un verre de vin, visionnage d’un film X. En quelques secondes, comme en une image subliminale, la face secrète de cette famille pla-
cée sous le signe du désir, du plaisir et de l’érotisme est dévoilée sur le plateau . Un instant après, elle est remplacée par sa face publique :un salon blanc, lisse et propre, en pleine lumière. La succession des deux moments suffit à suggérer le
poids de refoulements et de frustrations qui pèse sur les membres de cette famille, obligés de vivre clandestinement leurs plaisirs.
Ariane Mnouchkine fait elle aussi exister la vie de cette famille avant l’arrivée de Madame Pernelle par une séquence muette, manière de souligner sa vraie nature et de donner une idée de ce qu’était son plaisir de vivre avant l’intrusion de Tartuffe. Dans l’extrait du documentaire d’Éric Darmon et Catherine Vilpoux pro posé (Au Soleil même la nuit ; 4 min), qui montre un moment de répétition, on découvre l’intérieur lumineux d’une maison méditerranéenne, un univers
féminin et joyeux animé par l’arrivée d’un marchand ambulant qui suscite l’excitation générale. Elmire, Mariane et Dorine abandonnent leurs tâches ménagères pour se ruer sur les grilles qui donnent côté rue et faire leurs achats – « Mariane grimpe même sur le muret, mouvement qui témoigne d’une grande liberté physique », remarque Évelyne Ertel (2005,
p. 117) – et l’animation atteint à son comble lorsque les femmes se mettent à danser au son de la musique de Cheb Hasni.
Chez Jacques Lassalle, le « monde d’avant » est dessiné de manière plus discrète et fugitive, dans les premières secondes de la scène, à travers la manière dont Damis et Mariane font irruption dans la pièce et se précipitent à la suite de leur grand-mère en riant aux éclats et en faisant un joyeux tapage. La scénographie sombre et austère de Yannis Kokkos crée pourtant
d’emblée un contraste saisissant avec l’élan de ces corps jeunes et insouciants; lorsqu’il la décrit, Didier Méreuze choisit précisément de l’opposer à celle imaginée par le Théâtre du Soleil, expliquant que chez Lassalle, on est loin de « la demeure imaginée pour le Tartuffe d’Ariane Mnouchkine, résonnant des rires de ses occupants bien décidés à vivre, même s’ils
sont contraints d’étouffer leur joie dès qu’apparaît Orgon. Ici, si les pièces sont grandes, l’espace est froid et quasiment vide. Tout est glacé, jusqu’au sol noir qui réfléchit contre les murs blancs et nus la lumière sans chaleur du jour qui traverse les fenêtres, laissant dehors les bruissements du monde » (Méreuze, 2005,p. 101)
L’unité de la famille est suggérée par les costumes qui, chez Lassalle et Braunschweig, sont des vêtements de nuit, preuve que la famille a été surprise au saut du lit et qu’elle est montrée dans son intimité.
Chez Lassalle, les costumes composent une harmonie de cotons blancs et de draps beiges tandis que chez Braunschweig, les différentes tenues, contemporaines, racontent la personnalité de chacun des membres de la famille – T-shirt rose et chaussettes pour Mariane, déshabillé de soie pour Elmire, torse nu puis T-shirt pour Damis.
Scénographies et costumes indiquent aussi un niveau social (, vaste maison aux murs blancs chez Braunschweig, appartement bourgeois, tout en noir et argent chez Lassalle), ou un espace culturel – pour parler d’un certain intégrisme,
contemporain, Ariane Mnouchkine choisit de placer la pièce dans un pays méditerranéen, en précisant son intention à la costumière durant les répétitions :
« Il ne faut pas que ça devienne les costumes d’une époque, c’est les costumes d’un monde » (Darmon, Vilpoux, documentaire Au Soleil même la nuit, 1997).
deux scénographies sont en revanche pensées d’emblée comme des espaces métaphoriques :
celle de Maurice Béjart se compose d’un ensemble de grands escaliers de plexiglas et dessine un espace qui tient de l’arène, ou de l’amphithéâtre, et au pied duquel les personnages se trouvent pris au piège dans une nasse de tulle noir qui entrave leurs mouvements. Rappelons que le Tartuffe de Maurice Béjart n’est que l’un des éléments d’une vaste composition rendant hommage aux trois journées des Plaisirs de l’Île enchantée, la fête donnée par Louis XIV en mai 1664 dans les jardins de Versailles. Aussi, les spectateurs de la pièce – courtisans, princes de sang, le roi lui-même – se tiennent au sommet de ces volées de marches. Depuis cet espace à la fois spectaculaire et instable, ils observent les ascensions et les chutes
de chacun des personnages.
La scénographie conçue par Emmanuel Charles pour Michel Fau fait quant à elle de la maison d’Orgon une église baroque que les lumières découvrent de manière progressive et dont on voit les statues s’animer et sortir de leur niche
pour devenir les membres de la famille. L’ensemble compose un vaste et riche retable qui, loin de donner
une idée des plaisirs dont jouissait cette famille avant l’arrivée de Tartuffe, nous la montre prise au piège de
cette chapelle dans laquelle chacun est prié de jouer au saint malgré ses habits de cour.