lundi 9 mai 2022

Comparaisons de différentes versions de la scène du "ruban" (L'Ecole des Femmes) cours du jeudi 24 mars

Dans la fameuse scène « du ruban », Arnolphe retrouve Agnès totalement transformée : que s’est-il réellement passé pendant son absence ? Le suspens insupportable pour le vieux barbon offre une palette de jeux à la comédienne qui oriente fortement le sens de la relation entre les deux personnages. Dans ces cinq mises en scène très différentes tant par leurs types de jeu que par leurs choix scénographiques, on peut se questionner sur l’interprétation du rôle d’Agnès : est-elle naïve et innocente ? Ou bien cruelle et manipulatrice ? Compatissante et raisonneuse ? Comment la comédienne opère-t-elle un renversement du rapport de force ?

 Puisque la scène se déroule dans le jardin, il sera également intéressant de comparer le traitement scénographique de cet espace : comment souligne-t-il l’enfermement dans lequel Arnolphe maintient Agnès ? S’agit-il d’un enfermement moral ou physique ? La représentation du lieu peut être analysée selon une visée réaliste ou métaphorique.

La mise en scène de Raymond Rouleau, réalisée spécifiquement pour la télévision, se déploie dans un décor figuratif où la stylisation est visible. Bernard Blier ( Arnolphe) fait ses apartés directement à la caméra, ce qui confère au téléspectateur la place du confident.( Julia avait signalé un jeu très cinématographie.)

 Créée en public, la mise en scène d’Éric Vigner est une recréation de la mise en scène, filmée sans spectateur. On remarquera le montage très serré qui alterne les plans d’Arnolphe et d’Agnès, produisant tout à la fois suspens et effet comique.

 Les trois autres mises en scène (Bezace, Lassalle et Braunschweig) sont filmées en public. Celle de Didier Bezace a été filmée pendant une représentation dans la cour d’honneur du palais des Papes, à Avignon : d’abord invisible, la présence des spectateurs se fait ensuite entendre dans les rires, à la fin de la scène. Il en est de même dans la captation réalisée pour la mise en scène de Jacques Lassalle où les manifestations du public accompagnent la révélation d’Agnès et soulignent son innocence ou sa malice. La mise en scène de Stéphane Braunschweig est également filmée dans les conditions théâtrales en présence du public que l’on ne voit pas mais qu’on entend réagir, notamment par les rires.

La scénographie

Observez et décrivez l’espace dans chaque scénographie. 

Dans quel type d’espace chaque mise en scène inscrit-elle l’échange entre les deux personnages ? La scène qui commence par cette remarque d’Arnolphe : « La promenade est belle » indique donc un lieu devant la maison. 

Quels éléments permettent d’établir qu’il s’agit d’un espace extérieur ?

L’interprétation scénographique de l’extérieur varie fortement d’une mise en scène à l’autre.
– Dans le film de Raymond Rouleau, cet espace est très soigneusement reconstitué, dans les moindres détails d’une cour de ferme : les personnages se déplacent à l’intérieur d’une enceinte où l’abondance de fleurs qui bordent les murs fait office de nature. Cet espace, entre deux bâtiments grisâtres et rustiques, est bordé d’un mur massif et presque carcéral.
– Dans la mise en scène de Didier Bezace, l’espace  est au contraire très minimal : un simple praticable fait de planches, sur lequel se trouve une valise. L’extérieur est signifié par la représentation elle-même, en plein air, un soir d’été. L’absence d’éléments de décor souligne tout à la fois le dénuement dans lequel vit Agnès et le caractère austère d’Arnolphe. Le carré, qui se détache de l’obscurité, induit par ailleurs une forme d’enfermement.
– Dans la mise en scène d’Éric Vigner, la scénographie se déploie de manière complexe, dans un assemblage de cadres grillagés montés en espaliers. L’ensemble se déplace par élément, comme un jeu de construction, laissant deviner en fond de scène l’intérieur d’une maison. Ce dispositif évoque le jeu (les « cages à poules »), mais aussi la possibilité d’un piège ou d’un enfermement.
– La mise en scène de Jacques Lassalle expose un jardin potager stylisé où les découpes de bois renvoient très explicitement au décor de théâtre. Agnès joue derrière les salades,choux, comme si elle jardinait, et se relève, avec un jeu de mains qui laisse imaginer qu’elle tient une coccinelle qui ne va pas tarder à s’envoler.
– La mise en scène de Stéphane Braunschweig place l’action dans une salle de sport, Agnès et Arnolphe font du « spinning » ou vélo fixe, derrière eux des parois vitrées renvoient leur reflet multiplié et on aperçoit un lit en arrière-plan. La scène du jardin est donc déplacée dans un intérieur où le déplacement est mimé et est censé produire un certain effort. On constate cependant que seule Agnès pédale, et de manière plutôt décontractée (elle ne fait pas cette activité pour des raisons sportives). Quant à Arnolphe, totalement accaparé par le récit d’Agnès (cela lui demande bien plus d’efforts que l’activité sportive), il délaisse complètement son propre vélo.

Les accessoires

Repérez les accessoires qui servent d’appuis de jeu à l’actrice. Qu’est-ce que cela dit du personnage d’Agnès ? Comment l’actrice en joue-t-elle ? Comment Arnolphe réagit-il ?

L’actrice Agnès Sourdillon (Didier Bezace) est occupée à coudre, son attention est donc captée par son ouvrage. Le vieil homme regarde en coin l’ingénuité de la jeune fille, sans qu’il y ait réciprocité. 

Dans la mise en scène de Raymond Rouleau, la jeunesse d’Agnès est soulignée par le fait qu’elle tient une poupée de chiffon, qu’elle remet d’ailleurs entre les mains d’Arnolphe pour faire son récit des avancées d’Horace.
Le vélo est un accessoire de jeu important dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig, il est notamment un support de jeu pour Suzanne Aubert, qui traduit par le mouvement corporel le plaisir physique qu’Agnès a pu ressentir.

Façon de dire:

Observer la diction des acteurs et les choix d’interprétation dans la manière dont le dialogue met en jeu l’adresse et l’écoute des deux interlocuteurs.


– Dans la version télévisée (Raymond Rouleau), le jeu naturaliste et psychologique tend à effacer l’écriture en alexandrins pour lui donner la fluidité du langage parlé ; la théâtralité est gommée au profit du naturel.
– Dans la cour d’honneur du palais des Papes, au contraire (Didier Bezace), les acteurs projettent leur voix et leur articulation est très marquée. Cette diction accentue la théâtralité des intentions : Agnès (Agnès Sourdillon) apparaît d’autant plus cruelle qu’elle exprime sa joie avec une totale insouciance. Le visage de Pierre Arditi, très expressif, laisse voir une douleur qu’il ne cherche pas à cacher, prenant très ouvertement le public à témoin.
– La version d’Éric Vigner met en avant la diction du vers et la douceur des relations entre les deux personnages. Cette interprétation est la seule des quatre versions où le couple s’adresse l’un à l’autre dans l’écoute, le respect et la tendresse : Agnès (Johanna Korthals Altes) est bienveillante vis-à-vis de son tuteur, qu’elle ne cherche pas du tout à faire souffrir, tandis qu’Arnolphe (Bruno Raffaelli) intériorise une douleur qui relève autant de la surprise que de la compréhension.
– La version de Jacques Lassalle, au contraire, souligne l’incommunicabilité entre les deux personnages : Agnès (Caroline Piette) ne regarde jamais Arnolphe quand elle lui fait part de ses sentiments, tandis qu’Arnolphe (François Perrier) semble suspendu à ses moindres paroles. Cette asymétrie souligne et accentue la solitude des personnages et l’abîme qui les sépare.
– L’asymétrie de la relation est renforcée par le fait qu’Arnolphe tourne autour d’Agnès, tandis que celle-ci est fixée par le vélo. Elle apparaît donc comme un objet d’observation. Et le spectateur accompagne le point de vue d’Arnolphe qui est soumis à une sorte de torture morale. La naïveté d’Agnès est renforcée par le fait qu’elle se prête avec obéissance à l’exercice physique que son tuteur semble lui commander. Il apparaît alors telle une figure d’entraîneur dont les arrières-pensées contrastent avec la bonne volonté de la jeune fille.

L’espace et la scénographie

Dégagez les oppositions entre les différents espaces proposés.
Comment l’idée d’enfermement peut-elle transparaître à travers ces choix ?

Réfléchir à l’enjeu dramaturgique de l’espace, et notamment à la manière dont la scénographie matérialise l’enfermement de la jeune fille. 

Certaines mises en scène prennent le parti du jardin : une reconstitution qui joue du détail et de l’« effet de réel » dans la mise en scène de Raymond Rouleau, ou un jardin stylisé dans celui de Jacques Lassalle. Ce choix met en avant la clôture ; le jardin est petit et enclôt. 

D’autres mises en scène opèrent un déplacement du site. C’est le cas de celle de Stéphane Braunschweig qui choisit une salle de sport. Le vitrage induit la double idée de transparence et de cage en verre. Agnès est enfermée mais elle est également épiée ; cela la renvoie au statut d’animal de laboratoire. L’exercice physique peut également aller dans ce sens. 

Pour Didier Bezace et Éric Vigner, l’espace est métaphorique, c’est-à-dire qu’il relève davantage d’un univers mental (il est la représentation d’une pensée, d’une idée). On opposera dans ce parti pris la simplicité et la rusticité des matériaux utilisés pour le praticable (Bezace) à la construction complexe des espaliers (Vigner) qui évoquent aussi bien les jeux enfantins (les « cages à poules ») que les barreaux d’une cage, voire d’un labyrinthe.

On constatera que ces deux traitements scénographiques opposés se rejoignent dans l’idée d’enfermement : l’un est illustratif, tandis que l’autre choisit la suggestion

Comment le physique des personnages détermine-t-il leur relation ?

Les cinq distributions jouent de manière différente de l’écart d’âge nécessaire dramaturgiquement.

– Isabelle Adjani a l’âge du rôle et sa fraîcheur sert la scène face à un Bernard Blier que la perruque grise et l’embonpoint vieillissent. L’autorité de ce dernier, presque paternelle, rend compréhensible l’écart qui les sépare, et Agnès ne peut envisager qu’Arnolphe désire l’épouser.


– Agnès Sourdillon paraît plus âgée, mais elle joue sur un aspect rustique qui souligne son caractère buté. Face à elle, Pierre Arditi, avec ses cheveux blancs ébouriffés, semble instable ; ses tics de visage le font basculer du côté de la folie.


– François Perrier et Caroline Piette pourraient être père et fille ; Agnès a une douceur et une obéissance qui renvoie Arnolphe à une figure d’autorité paternelle, attentif et en retrait.


– Suzanne Aubert a tout à fait le physique d’une jeune première, jeune fille pure et innocente, tandis que Claude Duparfait incarne un Arnolphe encore jeune et séduisant mais visiblement d’une autre génération. Aussi peut-on comprendre les deux points de vue des personnages concomitamment.


– Éric Vigner, en revanche, n’a visiblement pas travaillé sur l’écart : physiquement, Johanna Korthals Altes et Bruno Raffaelli ne sont pas vraiment transformés et leur couple n’est pas aussi incongru qu’il paraît dans la pièce de Molière. La familiarité dans leurs gestes l’un vers l’autre vient d’ailleurs corroborer l’éventualité d’une union.

Ces cinq visions du personnage d’Arnolphe en pygmalion débordé par le premier écart (involontaire) de sa créature témoignent d’un parti pris d’interprétation du personnage dans l’œuvre.

  Texte d’Éric Vigner qui montre un point de vue original et particulier sur la pièce notamment dans le parti pris sur Arnolphe: ( Emma avait senti "juste")
« Le théâtre de Molière allie l’intelligence, le génie de la construction et le sentiment humain. C’est l’histoire même d’Arnolphe, et c’est pourquoi il se retire à la fin de la pièce. Arnolphe est un humaniste du XVIIIe siècle, il place l’homme au centre du monde. Il finira même par donner Agnès, sa propre création, au jeune Horace. Après avoir fait d’Agnès une femme, il fera d’Horace un homme. Il va au bout de son projet, et se retire. […] Et Horace ne connaît pas le sentiment. Peut-être sait-il mieux raconter les histoires, mais il n’a pas de cœur. Horace est déjà un Don Juan. Agnès sera bientôt Célimène. L’École des femmes est une matrice, elle contient toute l’œuvre de Molière. »

Source : www.ericvigner.com/archives/spectacles/922/ecole-femmes.html

Arnolphe accueille le récit d’Agnès avec une certaine compréhension. Sa douceur et la manière dont il l’accompagne en fait davantage un compagnon qu’une figure autoritaire. Il lui a visiblement appris à s’exprimer clairement (la diction très précise de l’actrice va dans ce sens) et, en humaniste, il accepte cette parole. IL semble aussi comme gagné par la sensualité caressante de la jeune femme.

 L’interprétation de Bernard Blier ( dans le téléfilm) est clairement une figure paternelle, sûre de sa raison, qui infantilise Agnès et entend bien qu’elle reste sotte.

 Celle de Claude Duparfait dans la mise en scène de Braunschweig, renvoie à la tradition comique ; il prend à partie le public en s’avançant de manière ridicule : nous sommes témoin de sa souffrance tandis que la jeune fille continue son exercice physique sur le vélo, dont elle semble tirer un certain plaisir.

 L’interprétation de Pierre Arditi dans la mise en scène de Bezace est plus inquiétante, car il ne semble plus avoir de prise sur sa créature et s’enferme en lui-même. La douleur sourde qu’il manifeste enclenche une forme de délabrement mental du personnage. 

De même, la résignation sourde et douloureuse d’Olivier Perrier chez Lassalle permet de comprendre le retrait d’Arnolphe à la fin de la pièce. Ces deux interprétations permettent de rapprocher Arnolphe de la figure tragique du misanthrope se réfugiant dans son désert.

 

 Photos de différentes scénographies à étudier