lundi 9 mai 2022

L'Ecole des femmes , mise en scène de Didier Bezace ( Analyse)

 A lire pour le cours de jeudi 3 mars 2022

Interview du metteur en scène Didier Bezace


Didier Bezace au travail: extrait du making off 

 

L'Ecole des femmes , une pièce sous surveillance 


Le surveillant surveillé : la mise en scène de Didier Bezace, Avignon 2001

La lecture que propose Didier Bezace dans sa mise en scène de L’École des femmes, d’apparence plutôt classique, est en réalité novatrice. Toute la pièce est repensée à partir de l’hypothèse qu’Horace, Agnès et Chrysalde agissent de conserve pour faire échouer le projet de mariage d’Arnolphe et rendre à la raison ce personnage égaré dans sa folie. Un second niveau de surveillance surplombe donc celui d’Arnolphe : les scènes se jouent sous le regard des personnages qui épient l’évolution de la situation au cours des confrontations successives de chacun avec Arnolphe. Cela se traduit scéniquement par la présence des personnages qui observent, depuis de hautes fenêtres de la façade de la Cour d’honneur, les scènes où leurs complices tentent d’infléchir la ligne de conduite d’Arnolphe. Cette relecture de la pièce en modifie la portée. Agnès, en effet, n’est plus perçue, comme elle a pu l’être dans de nombreuses mises en scène, comme une jeune fille naïve qui se libère peu à peu. Comme le dit Horace :


« Il le faut avouer, l’amour est un grand maître :
Ce qu’on ne fut jamais, il nous enseigne à l’être ;
Et souvent de nos mœurs l’absolu changement
Devient par ses leçons l’ouvrage d’un moment. »
(v. 900 et sq.)

Au début de la pièce, elle est donc déjà assez mûre pour tenir tête à son tuteur. Dans la mise en scène, ses regards, ses sourires ou ses hésitations la révèlent consciente de la cruauté des aveux qu’elle lui fait. Elle n’est pas dupe des menaces d’Arnolphe et se rit de ses propos sur l’enfer. Cette lucidité accrue du personnage suppose également une part plus importante de courage et de risque : elle parle en toute connaissance de cause. Dans les situations les plus délicates, quand son tuteur marque le point, par exemple à la fin de la scène des maximes sur le mariage, elle lance un regard furtif vers la fenêtre d’où Horace a suivi l’entretien. Elle hausse les épaules en signe d’impuissance avant de disparaître par la trappe. Elle est prise au piège, mais on sait comme elle qu’Horace veille, qu’il n’abandonnera pas le combat.

Là où cette interprétation de la pièce agit le plus, c’est dans les scènes entre Horace et Arnolphe, puisque le quiproquo s’inverse : Horace n’est plus la dupe d’Arnolphe, il devient celui qui le manipule, Arnolphe ne se doutant pas que le jeune homme sait à qui il se confie. « Horace se sert du quiproquo pour énoncer le vrai devant celui qui ne veut pas entendre », explique Didier Bezace. Les nombreux détails de ses succès amoureux distillés par Horace à l’oreille de son rival sont comme des piques qu’il lui enfonce dans le cœur, non sans cruauté, un traitement de choc pour le tirer de son aveuglement utopique et destructeur. Cette plate-forme carrée, étroite et suspendue, exposée au regard de toute part, tient un peu du ring de boxe. Il s’agit bien de trouver les points faibles de l’autre et de le faire plier. Enfin, la présence des acteurs-spectateurs aux fenêtres élevées de la façade du Palais des Papes qui fait face au public nous renvoie à notre propre situation de spectateurs, témoins des abus d’Arnolphe, de son égarement et des tentatives des jeunes gens pour se libérer de sa tyrannie. Grâce à ce dispositif, la modération de Chrysalde, qui accepte les hommes et les femmes tels qu’ils sont, prend un relief beaucoup plus conséquent, plus visible et qui nous inclut. Arnolphe flotte à la dérive sur ce radeau de fortune qu’il s’est construit entre terre et ciel. Nous sommes, nous, dans un autre monde, aussi éloigné de la caricature diabolique que donne Arnolphe de la ville que de celle utopique du monde dont il rêve.