Entretien avec Yannis Kokkos( INA)
« La scénographie c'est le temps qui devient espace, les lignes, les volumes, les matières, les couleurs qui deviennent musique, c'est la poésie concrète du théâtre. »
Yannis Kokkos
« Je trouve en dessinant. Il ne s'agit pas du dessin utilitaire. Le dessin m'aide simplement à réfléchir, à composer. Le dessin est à l'origine de tout. […] Ma scénographie veut se plier non aux répétitions mais à la gestation du spectacle. Ce dont je rêve, c'est une approche libre, par le dessin, de l'espace. Je l'exprime par le dessin, j'établis la narration du spectacle par le dessin, j'imagine le spectacle avec le dessin : pas forcément pour y être fidèle, mais pour que l'on parte d'une base plastique ; ce que je vois des répétitions, des corps, des voix modifie parfois mon travail. Je m'efforce donc ne pas finir les images. Et pour que l'image devienne du théâtre, il faut qu'elle soit à compléter par l'acteur. Il ne s'agit pas de mettre l'acteur dans l'image, l'acteur achève son image. »
KOKKOS Yannis, Le scénographe et le héron, ouvrage conçu et réalisé par Georges Banu, coll. « Le temps du théâtre », Actes Sud, Arles, 1989, p. 16-18.
Pour le Soulier, (…) Il me semble qu'il faudrait établir une sorte de symbolique propre au spectacle, comme s'il s'agissait d'un nouveau jeu de tarots dont les clefs sont l'histoire du théâtre, la symbolique chrétienne, les « autos sacramentales », les bateleurs, l'art du théâtre oriental, l'histoire de la peinture naïve, etc. Fabriquer un monde symbolique clair et puissant, somptueux mais bricolé. Quelque chose comme le carnaval brésilien. (…) Faut-il respecter toutes les indications de Claudel ? Pour l'instant il me semble intéressant de les respecter toutes et aussi de trouver les chemins d'une esthétique moderne qui prenne en compte les anachronismes de l'œuvre.
KOKKOS Yannis, « Lettre à Antoine Vitez », 7 août 1986,in Journal de bord d’une mise en scène d’Antoine Vitez par Eloi Recoing, Le Monde éditions, 1991
Antoine aimait penser que la scène qui convenait le mieux à l'image totalisante du monde, reflétée dans Le soulier de satin, était celle du théâtre de poche. C'est dans un lieu de cette nature que le verbe pouvait faire naître avec puissance les visions du poète, le microcosme reflétant le macrocosme : naufrages, batailles, mouvements de l'âme, poussières d'étoiles.
Nous avons décidé de considérer la cour d'honneur du palais des Papes comme un théâtre de poche, en imaginant Le Soulier de satin joué sur un petit plateau de bois, posé comme un radeau sur une mer de toile bleue tendue sur un horizon en ellipse.
La terre, les bateaux, les ports et les forteresses entassés comme des accessoires de théâtre attendraient leur tour d'entrer en scène, magnifiés par la lumière de Patrice Trottier ou fondus dans la grisaille du matin.
Inspirées par l'imagerie des ex-voto marins, quelques peintures parsemées sur les parois des escaliers mobiles, les proues, les chevaux de bois, donneraient le goût salé de l'aventure.
L'esthétique du spectacle respecterait les jeux anachroniques malicieusement glissés par Claudel et accentuerait tout au long de sa progression l'abandon des costumes du passé pour les oripeaux hétéroclites empruntés au vestiaire de notre siècle.
Antoine tenait à cette manière dont le style évoluerait à l'intérieur du spectacle qui commencerait de façon classique et progressivement se déferait comme le destin de Rodrigue. À la fin, il n'y aurait plus de décors, les éléments deviendraient intemporels, entremêlant histoire et présent, mythe et quotidien.
KOKKOS Yannis,propos recueillis par Colette Godard,in Journal de bord d’une mise en scène d’Antoine Vitez par Eloi Recoing, Le Monde éditions, 1991
Antoine Vitez (…) entend se vouer corps et âme au théâtre et explorer ses ressources ludiques grâce à une exubérance particulière des corps, des postures et des voix. Kjokkos saura répondre à cette attente et fournir des solutions amples, ouvertes, toujours prêtes à l’exaltation du théâtre dans son entière plénitude. (…)
C'est également avec Vitez que Kokkos travaille à Avignon et signe la scénographie pour le célèbre Soulier de satin. L'option consiste cette fois-ci à travailler sur un plateau nu, mais peint, qui renvoie à une fiction et évoque les mers traversées par les deux protagonistes, mers également présentes grâce à deux immenses statues de proue qui rappellent les navires anciens. Ainsi, Kokkos cadre « poétiquement » l'étendue du plateau et laisse également s'épanouir la beauté du mur du Palais. Entre les deux, ici ou là, sont installés des jouets ou de petits bateaux, afin de raconter la plus longue histoire du monde avec une liberté extrême et de la placer sous le signe de cette catégorie inattendue que Vitez sut, ici, redécouvrir : le naïf. Plus que jamais, Le Soulier de satin confirma les valeurs ludiques des scénographies que Yannis Kokkos signa pour Antoine Vitez.
Georges Banu in « Théâtre Aujourd’hui n°13 », La scénographie, Scérén-CRDP, 2012