samedi 8 octobre 2022

La scène de reconnaissance dans la Nuit des Rois version Ostermeier

 scène dite du baiser à regarder

Analyse de cette séquence ( dossier comédie française) 

 

 

"Comme une incarnation de ce qui, en soi-même, est étranger, Shakespeare déplace en Illyrie le
trouble créé par le jeu dangereux des apparences sur le plateau du théâtre élisabéthain. Pour les
contemporains de Shakespeare, l’Illyrie, pays des corsaires, est aussi celui de relations amoureuses
entre hommes, consacrées par le rite sacré de l’Adelphopoiia. C’est ici que les rapports homosociaux
porteurs de la société aristocrate de l’Angleterre d’Élisabeth Ire peuvent, dans l’imaginaire de
Shakespeare, se transformer en rapports homosexuels vécus et acceptés.
Ce n’est pas seulement en cela que la pièce, qui explore les formes que prend l’amour lui-même,
rejoint des débats bien contemporains : dans le triangle Orsino-Césario-Olivia, dont la similarité avec le rapport entre le poète, le jeune homme et la « dark lady » des sonnets de l’auteur est frappante, l’amoureux est certes victime des apparences, mais son désir donne à penser qu’il vise en même temps quelque chose d’autre. Se crée alors une troisième voie pour l’amour qui déstabilise le rapport entre le sexe biologique et la construction culturelle du genre prétendument appuyée sur cette structure « naturelle ». Comme Judith Butler l’articulera bien plus tard dans ses écrits, La Nuit des rois pense le genre à travers un concept fondamentalement théâtral : il n’est pas d’ordre naturel, il se construit. Il est le résultat d’une performance répétée, de la représentation qu’opère chaque individu de lui-même par
ses actes et ses paroles, suivant certains principes et normes sociétales et culturelles qui servent de modèle à cette représentation. Le théâtre offre l’opportunité d’explorer sur scène les mécanismes par lesquels se constitue cette représentation dans le jeu – et la possibilité que, plutôt qu’une apparence trompeuse, superposée à une « réalité » biologique, le genre et la structure du désir se créent à travers le jeu même de la représentation. C’est ainsi que, au lieu d’une résolution satisfaisant les exigences d’une société strictement régulée selon des catégories fixes, tels que le genre et la classe sociale, la dramaturgie de la pièce nous montre le « biais » que choisit la nature pour parvenir à ses fins ; un but paradoxalement encore inconnu qui se crée seulement au fil de sa trajectoire biaisée : « Mais la nature,
après ce détour, a retrouvé sa trajectoire », réalise Sébastien face à son épouse Olivia, pourtant tombée amoureuse de sa sœur jumelle et non de lui. Viola, au fil de la pièce, n’est-elle pas devenue Césario, « un homme... et une femme » ? En effet, Orsino et Césario repoussent, au-delà de sa conclusion, la transformation de Césario en « jeune fille » : « Viens... Césario ! Ce sera toujours ton nom, tant que tu seras un homme. Mais avec d’autres vêtements, on découvrira enfin...
la reine d’Orsino, la maîtresse de son désir. » Le nom et le costume sont tout deux autant d’accessoires à l’identité de Viola-en-Césario, qui perdent leur importance face à la vérité d’un désir pour la personne elle-même."

 
Juin 2018, La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, note de Thomas Ostermeier



« Je ne suis pas ce que je suis » : invité pour la première fois à diriger les comédiens
de la Comédie-Française, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier
voit dans La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez l’occasion de question-
ner la manière dont nos identités intimes, sociales, ou fantasmées coexistent,
s’associant ou s’opposant selon les moments. Dans un royaume d’Illyrie placé
sous le signe de l’ivresse (causée par l’alcool ou par l’amour), les motifs de la
gémellité, du travestissement et de la folie deviennent pour le directeur de
la Schaubühne les figures multiples, dynamiques et contradictoires du moi :
le « moi que je suis, celui que je présente aux autres et celui que je désire être »
(Thomas Ostermeier, entretien pour la Comédie-Française, 2018)

 « Ainsi, La Nuit des rois, semble-t-elle déjà préfigurer la question du premier vers d’Hamlet sans doute écrit à peine un an plus tard : “Qui est là ?” [...]
“Qui est là ?”, c’est-à-dire qui est cette personne devant nous ? Qui est l’autre ? Qui nous parle ? Qui sommes-nous ?
Qu’est-ce qu’un être humain ? Que se cache-t-il derrière le masque de notre apparence physique – de notre nom ?
Qu’est-ce qui fait la différence entre notre for intérieur et ce que nous voulons bien en laisser paraître ? Qui se cache derrière le masque social, le rôle que nous devons jouer, ce que nous représentons ? »
Thomas Ostermeier, entretien pour la Comédie-Française, 2018

 

 « Lorsque l’on théorise le genre comme une construction qui n’a rien à voir avec le sexe, le genre lui-même devient un artefact affranchi du biologique, ce qui implique que homme et masculin pourraient tout aussi bien désigner un corps féminin qu’un corps masculin, et femme et féminin un corps masculin ou féminin. [...] Le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature. »
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, traduction Éric Fassin, La Découverte, 2006.

 

 « L’Illyrie est un royaume qui a une existence historique : ce pays était situé en Albanie. Lorsqu’on écoute
les sonorités du mot, il résonne à plusieurs niveaux : on entend « ill » (malade) et « lyrisme » (la poésie).
[...] Ce pays est situé entre le monde réel et le surréel, un peu à la manière du Songe d’une nuit d’été, il s’agit d’une réalité intermédiaire entre rêve et réalité qui évoque l’atmosphère des contes. [...]
Viola et Sébastien se retrouvent dans ce pays après un naufrage et on sait l’importance des naufrages chez Shakespeare : le naufrage, c’est ce moment d’angoisse qui nous fait penser que l’on va mourir, et lorsqu’on en réchappe, on porte un autre regard sur le monde. On est heureux d’avoir survécu, mais on n’est pas sûr d’être encore vivant. Sébastien a l’impression d’être dans un rêve. Des choses se passent qui ne pourraient pas se passer dans la réalité. Les gens qui sont au pouvoir n’exercent pas vraiment le pouvoir, ce sont les techniciens qui ont le pouvoir(Toby, Andrew, Maria), qui tirent les fils.
[...] Ce pays est aussi un pays où tous les personnages sont amoureux ou alcooliques, ou les deux à la fois. »
Thomas Ostermeier, propos recueillis pendant la présentation de maquette de La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez à la Comédie-Française, 2018.

 
« La maladie de l’amour est donc à l’origine d’une étrangeté tout illyrienne, elle dérange la représentation politique, comme le bon gouvernement des souverains et de leurs sujets. Pour les contemporains de Shakespeare, l’Illyrie, pays des corsaires, est aussi celui des relations entre hommes, consacrées par le rite sacré de l’adelphopoiia. »
Thomas Ostermeier, entretien pour la Comédie-Française, 2018

 Dans la pièce de Shakespeare, de nombreux passages de musique sont indiqués dans le texte. La fameuse première phrase du spectacle, « If music be the food of love, play on », indique à quel point la musique est indispensable à cet univers et donc à ce spectacle. Orsino, le duc d’Illyrie, est un grand amateur de musique. Il a besoin d’elle pour se plonger toujours plus loin dans la mélancolie et la douleur qui demeurent présentes tout au long de la pièce même si parfois les acteurs jouent des scènes à la fois très drôles et grotesques. La musique renforce la part de douleur et de passion des personnages, et, en même temps, sert de contrepoint quand la folie guette certains personnages.
La présence d’un contre-ténor sur scène (jeune homme chantant dans un registre vocal féminin) ouvre un monde imaginaire qui alimente la confusion des genres ou la richesse des personnalités des personnages de la pièce, qui se découvrent être bien plus équivoques dans leur sexualité qu’ils ne l’imaginaient.
Nils Ostendorf, entretien, dossier de presse de la Comédie-Française, 2018.