samedi 8 octobre 2022

Nuit des Rois ( extraits du dossier de la mise en scène de Jacques Vincey)

 

La Nuit des Rois est une pièce sur la révélation du désir et des différentes formes qu’il prend chez l’individu, ou des différentes façons dont l’individu «s’en sort» Orsino est rongé par un désir qui doit être assouvi et dont la satisfaction devient un motif obsessionnel; il est mu par un désir tyrannique, d’une certaine façon symétrique à celui qu’éprouve Olivia  pour Césario, le messager du duc

Sébastien et Viola, les jumeaux jetés et séparés par le destin sur les rivages de l’Illyrie, incarnent un désir plus innocent, imprévu :Viola succombe au duc alors qu’elle est son page, Césario, page censé favoriser l’union désirée du duc avec Olivia. Sébastien, quant à lui, bénéficie du travail de séduction opéré par sa sœur Viola-Césario et n’a qu’à tomber dans les bras d’Olivia

Dans ce quatuor désirant, chacun finit par retomber sur ses pieds grâce aux ficelles théâtrales de la gémellité ignorée, du travestissement, de la réapparition du frère jumeau qu’on croyait mort. Mais le happy end n’emporte pas avec lui les questions soulevées par l’étrange partition jouée par ces quatre personnages. Olivia, recluse, qui a «abjuré jusqu’à la vue des hommes» après le double deuil de son père et de son frère, n’en tombe pas moins amoureuse de Césario-Viola, c’est-à-dire d’un jeune homme qui est en réalité une femme. L’arrivée de Sébastien, jumeau de Viola, évite à Olivia la situation tragique et comique de se rendre compte qu’elle aime une femme.

Cette éventualité fait néanmoins partie des projections du spectateur et révèle les ambigüités de l’identité sexuelle: de l’hétérosexualité à l’homosexualité, il n’y a qu’un travestissement… D’autant plus que le commentaire de Sébastien, une fois son identité et celle de sa sœur clairement établies, est, alors qu’il se veut rassurant à l’égard du choix d’Olivia, tout à fait ambigu: «De là, madame, votre erreur; mais la nature / A suivi dans cette affaire sa propre pente» (V.1). Sa propre pente?

Même trouble dans l’union finale d’Orsino et Viola: contraint d’accepter qu’Olivia ne sera jamais sienne, mais contraint aussi de trouver un objet de substitution à son désir, Orsino n’épouse-t-il pas Viola par défaut? –La façon dont il s’empare de cette proie déjà captive nous semble anticiper la façon dont le duc Angelo s’octroie Isabelle à la fin de Mesure pour Mesure. À moins que la métamorphose de Césario en Viola ne mette à jour le secret désir d’Orsino pour le jeune page :

Mais quant à ce mignon que je vous sais aimer
Et que, devant le ciel, j’aime aussi tendrement,
Je le veux arracher, cruelle, à ce regard
Où il siège en roi en dépit de son maître.
Viens, enfant. Mes pensées sont mûres pour nuire:
Oui, je sacrifierai l’agneau que je chéris
Pour dépiter cette colombe au cœur d’orfraie

L’interrogation sur l’homosexualité se pose, par ailleurs, avec le personnage d’Antonio : contrairement au duc et à Olivia, Antonio fait les frais de la gémellité entre Viola et Sébastien puisqu’il se voit renié par Viola qu’il prend pour son frère. La scène de son arrestation (III.4), qui est en même temps celle de son reniement par celle qu’il croit être Sébastien, est plus cruelle que comique.

Autre personnage victime des similitudes, d’écriture cette fois-ci, et dont le désir sera tenu en échec, c’est Malvolio

C’est à lui que revient l’un des morceaux de bravoure de la pièce, et son personnage est assurément porteur d’une charge comique bien supérieure aux autres: d’abord engoncé dans son rôle d’intendant, aussi rigide que la règle de bienséance et de correction qu’il tente d’imposer à Sir Toby et à ses acolytes, sa métamorphose à la lecture de la fausse lettre d’amour de sa maîtresse le transforme en amoureux aussi transi que benêt. La scène 5 de l’acte II, dans laquelle il lit cette lettre, observé à son insu par Sir Toby et Fabien, est en tous points délectable pour le spectateur: l’homme reparaît sous l’intendant, il se gonfle graduellement d’orgueil et se prend pour un séducteur né. Le ridicule achève Malvolio lorsque, se déclarant à Olivia, il porte bas jaunes et jarretières croisées comme s’il eût été à la pointe de la mode et au sommet de son pouvoir de séduction.

Mais il n’échappe pas au spectateur que le rire moqueur que déclenche le personnage de Malvolio est entaché de cruauté. La scène au cours de laquelle il crie son innocence au faux prêtre Topaze n’est pas sans nous mettre mal à l’aise.

Malvolio apparaît ici comme la pitoyable victime d’un faux procès et le rire du public est grinçant. Comme Antonio, il est le sacrifié de la comédie.

L’erreur de Malvolio, dominé par son amour pour Olivia, est de prendre ses désirs pour des réalités. Il ne dit rien d’autre lorsqu’en déchiffrant la fausse lettre de sa maîtresse, il espère pour lui-même: «Et la fin, que peut vouloir dire cette séquence alphabétique? Si je pouvais la construire de telle sorte qu’elle me désigne!» (II.5). Malvolio n’a pas la chance d’Olivia: la réalité ne vient pas lui offrir la concrétisation de ses désirs. Et son personnage assombrit la fin de la pièce lorsqu’il promet à tous sa vengeance, tandis que le fou, content de sa déchéance, rappelle que «C’est ainsi que le tourniquet du temps amène les représailles». Leçon qui vaut aussi bien pour Malvolio à ce moment-là, que pour toute la clique qui s’est joué de lui. La vengeance est un plat…

« Il y a tellement de strates dans cette écriture, on peut l’attraper à tellement de degrés… Cette profusion révèle un monde instable où s’échafaudent d’improbables fictions qui laissent affleurer l’inconscient et dévoilent les zones troublent du désir et de l’identité. Ainsi, le travestissement de Viola en Césario, qui est au cœur de la pièce, déclenche-t-il une tempête de pulsions et d’affects confus et inavouables. Les jeux de l’amour, les méprises et les quiproquos révèlent la puissance des faux-semblants et la fragilité des certitudes. Comme dit Feste, le bouffon: “Rien n’est de ce qui est”. Derrière les masques se cachent des êtres piqués de mélancolie, rongés de narcissisme. Orsino, petit roi d’un royaume imaginaire, a tout pour être heureux, mais il aime Olivia qui ne l’aime pas. Son désespoir est devenu sa raison d’être; peut-être le seul moyen qu’il ait trouvé pour ne pas mourir d’ennui… Comme lui, Olivia est une nantie dont l’impuissance à aimer sera guérie par l’intrusion du bizarre et du transgressif. À l’opposé, Sir Toby “brûle la chandelle par les deux bouts”, se noie dans l’alcool et les bons mots pour oublier sa condition de parasite. Dans le registre lyrique ou burlesque, tous ces personnages sont parcourus de fêlures qui nous sont étrangement familières » Jacques Vincey, metteur en scène