“Raconter des histoires pour parler des conflits dans la société”
« Qu’est-ce donc qui en nous fornique, ment, vole et tue ? » Cette interrogation hante Thomas Ostermeier. L’artiste allemand, figure de proue du théâtre européen, l’a empruntée à Georg Büchner. Il porte ce bagage métaphysique sur la scène du monde, avec la conviction que le théâtre a encore les moyens d’aborder les questions existentielles, sociales et politiques.
Spectacles « sociologiques », liant les individus à un contexte. Ce faisant, il a consolidé sa conception d’un art « réaliste », qui réponde aux partisans de la déconstruction post-dramatique, ( Cherchez ce qu'on appelle le théâtre post-dramatique.) à l’idée que nous n’aurions plus rien de consistant à dire du monde. Car le metteur en scène ne croit pas à la fin des grands récits. Au contraire, il se met en situation de raconter des histoires, dans les pas de Bertolt Brecht. Contre le relativisme contemporain, considérant qu’il y aurait autant de vérités que de spectateurs, il retrouve la possibilité d’une vérité objective.
Pour lui, le réalisme est un puissant moyen d’atteindre le public et il le définit ainsi : « Le réalisme n’est pas la simple représentation du monde tel qu’on le voit. C’est un regard sur le monde, une attitude qui appelle aux changements, née d’une douleur et d’une blessure, qui devient une impulsion pour écrire, et qui veut prendre sa vengeance sur la cécité et la stupidité du monde. (...) Cette attitude veut provoquer l’étonnement face au reconnaissable. Elle montre des processus, c’est-à-dire qu’une action a des suites, des conséquences. C’est l’implacabilité du monde, et quand cette implacabilité monte sur scène, le drame naît. (...) La vie ordinaire est implacable (...). Le noyau du réalisme est la tragédie de la vie ordinaire. » (Ostermeier, Le Théâtre et la peur, « Un réalisme engagé. Le théâtre à l’ère de son accélération », texte de 1999, Actes sud/Le temps du théâtre, 2016).
Partant de ce constat, ce qui est réaliste dans Richard III, c’est d’abord ce goût indéracinable chez Ostermeier pour le fait de raconter des histoires, ici une histoire plurielle. D’abord celle de la « résistible » prise du pouvoir par un tyran ; celle ensuite d’un langage qui manipule ; celle de rapports de pouvoir, de la psychopathologie à l’œuvre dans les sphères politiques ; et enfin celle d’une exclusion produisant ressentiment et vengeance. Autant de thèmes que nous semblons connaître, et qui pourtant, réactivés par le réalisme de la mise en scène, nous étonnent.
Son réalisme enfin va passer par un traitement des émotions et des corps qui nous paraissent en tout point contemporains et donc plus à même de nous émouvoir et de faciliter l’identification avec les personnages. Ostermeier affirme qu’il ne peut se « concentrer que sur des modes de réaction, des rituels affectifs d’aujourd’hui, (...) tout ce répertoire hautement différencié de gestes, d’émotions, de mimiques, de signes corporels qui caractérisent le comportement social moderne (...) dans le rendu des corps. C’est la seule chose qui m’intéresse et beaucoup de gens appellent cela du réalisme. » (Ostermeier et Jörder, Backstage, L’Arche, 2015, pages 118-119).
Les personnages de son Richard III empruntent des codes vestimentaires et corporels que nous identifions et reconnaissons comme peu éloignés des nôtres : ils portent de beaux vêtements de soirée, s’amusent en buvant des cocktails, pleurent, crachent, s’embrassent, se menacent, se tancent, courent… et leurs actions ont des conséquences dans les scènes qui suivent. Ainsi Richard se désespère-t-il sur sa solitude et son manque d’amour juste après que deux des hommes de la Cour sont entrés sur scène, débraillés, entourés des deux comédiennes, comme s’ils venaient de faire l’amour dans l’inner stage. Ce moment théâtral a à voir avec le très contemporain « marché » de l’amour ou du sexe. « Tragédie de la vie ordinaire » et processus d’exclusion sautent ici aux yeux.