Extraits d'articles le concernant:
"Soit la fin des années 1990.
Lars Eidinger est étudiant à l’Académie d’art dramatique Ernst-Busch de Berlin, « la plus prestigieuse école de théâtre d’Allemagne ».Un jour, il doit, au cours d’un exercice, réciter le monologue de Franz Moor, dans Les Brigands de Schiller.
« Il s’assied sur une chaise et, pendant une minute, suce un bonbon ». Sans dire un mot. « C’est long, une minute de silence. Quand elle s’achève, Lars Eidinger dit la première phrase : “Das dauert mir zu lange” (“Il me prend trop de temps”) ».
Soit le début des années 2000. Soit Lars Eidinger.
Hamlet dans la mise en scène de Thomas Ostermeier est créé en 2008 dans la Cour d’honneur, au festival d’Avignon, avec Lars Eidinger dans le rôle-titre. Cette mise en scène tourne depuis dans le monde entier, et la pièce est jouée invariablement à guichets fermés. « À Avignon, c’était un spectacle. À Berlin, c’est un show de Lars Eidinger, qui suscite des folies ».
Imaginez la scène. Un soir, Lars Eidinger joue Hamlet, à la Schaubühne de Berlin. « Au cours de la représentation, trois jeunes filles se lèvent. Lars Eidinger les voit, il s’arrête de jouer et leur demande pourquoi elles s’en vont. “Weil’s scheisse ist !” (“Parce que c’est de la merde !”), répond l’une d’elles en partant. Lars Eidinger quitte le plateau en courant, et il suit les jeunes filles dans le foyer. Il veut leur parler, comprendre ce qui ne leur plaît pas. Pendant ce temps, les spectateurs attendent. Privés d’Hamlet. Quand il revient, Lars Eidinger leur raconte ce qui s’est passé. Et il reprend son rôle » (Le Monde, 30 juin 2015).
Fut pour le comédien une révélation un spectacle de Romeo Castellucci intitulé Hypérion (2013) dont le début montre un chien aveugle réagissant aux frémissements de la salle. « Mon jeu est du même ordre, avance Lars Eidinger. Je suis sensible à tout ce qui m’entoure, pas seulement à mes partenaires. […] Le public est mon miroir comme je suis le sien. Pour être un art de l’instant pur – ni avant ni après –, le théâtre doit être un dialogue constant entre l’acteur et son public. Comme dans une situation sexuelle idéale, où l’on réagit à l’autre, où l’on ne fait qu’un seul corps ». Et d’ajouter : « Ce qui m’intéresse, c’est l’immédiateté que les gens viennent chercher au théâtre. Elle a beaucoup à faire avec la vie, à laquelle seule la mort donne un sens. Ce que je recherche, dans le jeu, c’est le côté animal, incontrôlable, que peuvent avoir des enfants sur scène, et qu’ont des acteurs qui pour moi sont des modèles, Marlon Brando ou Gérard Depardieu ».
« Le pire qu’il ait fait ? », s’interroge Télérama. « Sortir de scène avant le combat final d’Hamlet, s’asseoir dans la salle de la Schaubühne et haranguer le public : “Pourquoi voulez-vous que j’y retourne puisque l’on va me tuer ?” […] C’était long. […] Mes compagnons étaient agacés et le public me criait d’y retourner. […] Ce soir-là, la troupe empruntait des chemins routiniers ; j’en ai eu marre ».
« Nous avons découvert [Lars et moi] un pays nouveau pendant les répétitions, confie Ostermeier. Où tout est possible, où aucune interprétation n’est plus juste qu’une autre. Si mauvais goût il y a, c’est celui du personnage, jamais du comédien. Or Lars est capable d’assumer le plus mauvais goût qu’on puisse imaginer. C’est parfois génial, parfois affreux – alors on en discute –, mais c’est grâce à cela qu’il fascine tant ». Et de conclure : « Je suis complètement pour cette fête de l’instant qu’est devenu Hamlet ».
Toutes celles, tous ceux qui ont travaillé avec Lars Eidinger s’entendent sur le fait que c’est un comédien de génie.
Il y a dans son jeu une animalité et une minéralité qui sont cette présence pure grâce à quoi peut se dire quelque chose de la beauté, de l’absolu qu’il y a à exister, ici, maintenant, sur cette terre, en lien insécable avec d’autres corps, d’autres consciences, d’autres inconscients."
"Si impétueux (et dissipé) soit-il, jamais le comédien prodige ne trahit la scène. Le théâtre coule dans ses veines. Formé à l'Académie des arts dramatiques Ernst Busch, le Berlinois vénère Shakespeare par-dessus tout. «Son œuvre est comme un palais des glaces, où chaque miroir réfléchit les autres à l'infini. Contrairement à d'autres dramaturges plus limités tels que Molière, Shakespeare est sans fin, rempli d'oxymores et de paradoxes.»
Ce n'est donc pas par hasard que l'acteur fétiche de Thomas Ostermeier a campé, sous sa baguette, les plus grands rôles du dramaturge anglais, dont un Hamlet devenu mythique. Leur compagnonnage dure depuis dix-huit ans. Coup de foudre artistique? À sens unique, au départ. Lars Eidinger le raconte avec une désinvolture désarmante: «J'ai passé une première audition, mais il n'était pas vraiment intéressé. J'en ai passé une seconde, il a dit «OK» mais n'était toujours pas convaincu.» Le comédien, lui, virevoltait autour de la Schaubühne comme un papillon attiré par la lumière. Pourquoi? «Parce que Thomas est le meilleur metteur en scène du monde.»
Shakespeare, Ostermeier… Lars Eidinger est mû par ses figures tutélaires. Parmi elles, Romeo Castellucci, génie de la scène théâtrale européenne. «Une de ses pièces, Hyperion, met en scène un chien noir aveugle. Pendant dix minutes, il ne se passe rien, mais on regarde cet animal qui répond aux réactions de la salle. C'est cela que j'essaie d'atteindre sur scène, je veux être comme ce chien, attentif à ce qui se passe autour de moi. Je crois que le théâtre a un lien très intime avec ce qu'est la vie.»
«J'essaie toujours d'être sincère avec mes émotions et avec le public, que je considère comme un miroir»
Et au cinéma? Le comédien au regard perçant crève l'écran comme il enflamme les planches. Il révère ses idoles, Marlon Brando et Gérard Depardieu, «parce qu'ils portent en eux une énergie animale»; avoue son coup de cœur pour Charlotte Gainsbourg, «qui est à la fois une bête sauvage et une licorne». On le verra cette année dans High Life, de Claire Denis, avec Juliette Binoche, et dans Proxima, d'Alice Winocour, aux côtés d'Eva Green. Mais il restera malicieusement muet sur ses projets théâtraux, glissant que «ce sera pour l'automne»…
On ne saurait conclure une interview de Lars Eidinger sans céder à la tentation de lui poser la question que tous les journalistes lui servent inlassablement: est-il le meilleur acteur de sa génération? Il prend toujours le même malin plaisir à répondre. «Oui, absolument!» Provoc ou narcissisme? L'insaisissable comédien de 41 ans ne laissera rien transparaître. Mais argumente avec une ardeur qui ne peut que convaincre: «J'essaie toujours d'être sincère avec mes émotions et avec le public, que je considère comme un miroir. C'est comme ça que le théâtre fonctionne. Je suis toujours moi-même. Je ne peux pas être quelqu'un d'autre.»
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« Je veux toujours jouer en ayant conscience que j'ai un personnage entre les mains, que je fais bouger »4, dit Eidinger, qui dans les interviews et dans un livre paru en 2011 (EIDINGER) parle aussi de sa peur de l'échec : « quand je joue, je me sens sans défense en face des gens qui me regardent. Bien sûr j'ai peur aussi. Peur de l'échec, peur de ne pas plaire. Mais à côté de cette peur, il y a aussi le plaisir de se révéler, de se montrer. Il y a cet écart extrême entre la peur de l'échec et le fantasme de toute-puissance. Quand tout va bien, tout semble soudain possible. C'est comme quand on est ivre. Et alors je pense que je suis le plus grand comédien du monde »2.
Thomas Ostermeier lui atteste « une confiance en soi et l'absence totale de peur de tomber dans le gênant ou l'invraisemblable »5. De son propre aveu, Eidinger cherche aussi à travers le travail le point où il perd le contrôle de lui-même : « les moments où un effort physique provoque la sensation que tout se passe tout seul, je les savoure complètement », déclare-t-il au Berliner Morgenpost, qui intitule un portrait qu'il lui consacre en 2011 « l'homme de la démesure »
Ainsi en
fut-il, au début. C’était Lars Eidinger qui voulait Thomas Ostermeier. Et quand
il veut quelque chose, il ne lâche pas. Il était déjà comme ça enfant. Quand il
courait, pendant les cours de sport, on lui avait appris qu’il fallait réserver
ses efforts pour le dernier tour de piste. Lui commençait bien avant à courir à
fond. Et il gagnait. Il ne dérogeait pas de l’objectif qui est toujours le
sien : être le premier, le meilleur. Aujourd’hui, il n’hésite pas à
affirmer, dans les interviews, son ambition de devenir le plus grand acteur de
sa génération. Voire de l’être. Evidemment, il se fait traiter de vaniteux,
narcissique, orgueilleux. Il s’en défend très tranquillement : « J’aime
bien mon image, elle ne me pose pas de problème. Je préfère être vu comme ça
que comme le petit gentil que tout le monde aime. Le malentendu vient du fait
que je suis très sincère, direct, et que la plupart des gens ne le sont pas.
Cet orgueil, cette vanité, c’est ce qui fait avancer dans la vie. Sinon, on
pourrait tous se mettre dans un sac, et ne plus bouger. Tout le monde veut être
le meilleur. Simplement, il y a des gens qui remarquent assez vite qu’ils ne
sont pas doués, et ils laissent de côté leur vanité. Moi, j’ai senti tôt que
j’avais un grand potentiel, et j’ai déployé beaucoup de force pour arriver à ce
que je voulais. »
Lars Eidinger est né le 21 janvier 1976 à Berlin, où il a grandi, dans le quartier de Tempelhof, côté ouest de la ville. Un père ingénieur, une mère puéricultrice, un frère de quatre ans plus jeune. Beaucoup de sport, foot et tennis. Un don pour faire le clown qui fait rire les autres et le rend heureux. Lars Eidinger commence à faire du théâtre dès l’école, sans savoir que c’est un métier qui s’apprend. Il entend parler de la Ernst-Busch, qu’il intègre en 1995. Il arrive avec ses tenues de rollerman amateur de hip-hop, qui détonnent avec les tenues grises de ses camarades de l’ex-Est. Tout en étudiant, il décroche ses premiers engagements au Deutsches Theater, un des grands théâtres de Berlin, où Thomas Ostermeier fait ses débuts de metteur en scène. Pas dans la grande salle. Il tient à travailler dans des baraques de chantier installées devant le théâtre, appelées La Baraque. Lars Eidinger va voir tous les spectacles. C’est là qu’il veut jouer. Quand le Deutsches Theater lui propose de l’engager, il refuse. Déjà, il a la nostalgie du futur. Il ira à la Schaubühne.
Quelque chose de fascinant
Quinze ans plus tard, c’est une star. Thomas Ostermeier dit l’avoir peu fait jouer au début parce que lui-même arrivait à la Schaubühne avec ses amis comédiens, qu’il avait alors un acteur-fétiche, et qu’il fallait trouver un équilibre dans la troupe. Tout change quand le metteur en scène voit Lars Eidinger dans Malcolm, un rôle secondaire de Macbeth, de Shakespeare, mis en scène par Christina Paulhofer, en 2002. « Là, je me suis rendu compte qu’il avait quelque chose de fascinant », explique-t-il. Ainsi se noue une relation artistique unique, dont les spectateurs d’Avignon ont suivi les étapes, en voyant Nora, d’après Ibsen, en 2002, Woyzzeck, de Büchner, en 2003, et cet Hamlet, créé en 2008 dans la Cour d’honneur, qui est devenu un phénomène. Il tourne dans le monde entier, et continue à être au répertoire de la Schaubühne, où il se joue à guichets fermés. A Avignon, c’était un spectacle. A Berlin, c’est un show de Lars Eidinger, qui suscite des folies.
Thomas Ostermeier raconte en s’amusant qu’une spectatrice s’est fait tatouer le visage de Lars Eidinger en Hamlet. Les journaux allemands écrivent que le metteur en scène serait jaloux du succès de son acteur, qui l’a parfois horripilé en monologuant plus que de raison face au public. « C’est vrai, reconnaît Thomas Ostermeier. Mais maintenant je suis complètement pour cette fête de l’instant qu’est devenu Hamlet. Un mythe s’est créé autour du spectacle. Les jeunes viennent voir Lars Eidinger parce qu’ils aiment sa franchise. Ils fêtent sa mégalomanie, qui représente quelque chose de courageux pour une génération dépourvue de courage, et ils retrouvent en lui un esprit berlinois d’aujourd’hui, à la fois cosmopolite, métrosexuel, désireux d’échapper à la normalité. » « Ce succès me rend très heureux, dit Lars Eidinger. Je peux mobiliser beaucoup d’énergie parce que je reçois beaucoup en retour. Quand j’arrive à la Schaubühne, trois heures avant de jouer, je vois des files d’attente. » Il montre une photo, prise avec son téléphone portable. Et puis, certains soirs, après les spectacles, ses admirateurs peuvent aussi voir leur idole « en vrai » : Lars Eidinger se produit en DJ, dans des nuits qu’il appelle Autistic Disco.
Reste une question : pourquoi Richard III ? « Parce que je veux le comprendre. Voir ce qu’il y a derrière l’image du méchant absolu qui lui est accolée. Je n’aime pas le noir et blanc. Le gris est plus intéressant. » Edna, la fille de Lars Eidinger, vient s’asseoir sur les genoux de son papa. Il est temps de conclure. « Ce qui m’intéresse, c’est l’immédiateté que les gens viennent chercher au théâtre. Elle a beaucoup à faire avec la vie, à laquelle seule la mort donne un sens. Ce que je recherche, dans le jeu, c’est le côté animal, incontrôlable, que peuvent avoir des enfants sur scène, et qu’ont des acteurs qui pour moi sont des modèles, Marlon Brando ou Gérard Depardieu. On m’accuse de vouloir être tout-puissant. Mais la toute-puissance, pour moi, c’est une sorte d’amour infini. » Il ne viendrait pas à l’idée de contredire Lars Eidinger. Pas parce qu’il est tard. Mais parce qu’il y a dans son regard bleu une teinte tendre et voilée, comme une lointaine mélancolie.