Lars Eidinger est né en 1976 à Berlin et est membre de la Schaubühne depuis 1999, comme Thomas Ostermeier. Le metteur en scène et la vedette de la Schaubühne ont une grande complicité dans le travail, surtout depuis qu’Ostermeier monte Shakespeare. C’est en effet Eidinger qui a créé le personnage éponyme du mythique Hamlet d’Ostermeier (en 2008) : il y était lui-même mythique tant par sa performance physique que par ses talents d’improvisateur. Lars Eidinger a aussi été choisi pour créer Richard III, car, contrairement au personnage, qui est laid, difforme et peu sympathique, l’acteur est beau, athlétique et amical, selon le metteur en scène lui-même. De plus, il est très populaire en Allemagne, et désormais plus largement en Europe. On voit bien ici que le propos sera d’interroger le spectateur sur sa position de complice, voire d’admirateur de Richard. La puissance de métamorphose du théâtre entre ici utilisée à contre-emploi.
Les acteurs de la Schaubühne forment une troupe, dont les deux seuls modèles en France seraient la Comédie française et le théâtre du Soleil. Ce sont des artistes qui travaillent tout le temps ensemble, se connaissent bien et dont le travail scénique transcrit cette impression de choralité et d’ensemble (qu’Ostermeier revendique politiquement dans une société qui idéalise l’individualité). Pour Richard III, ils jouent tous plusieurs rôles, car Ostermeier voulait qu’ils soient tous très impliqués dans le spectacle. Une autre de ses préoccupations fut que pas un seul acteur ne soit éclipsé dans l’ombre de Richard/Lars Eidinger (The Theater of Thomas Ostermeier, Peter M. Boenisch, The Routledge, 2016, p. 192-193).
s’adressant au public à travers son micro-caméra, qui sera son signe distinctif. C’est à l’aide de cet instrument que Richard séduira le public, se confessera à lui, bref l’utilisera à la façon d’un « stand-upper », selon le choix dramaturgique d’Ostermeier
Au début du spectacle Richard se distingue par sa démarche claudicante, son corps voûté, il ne porte pas de toast comme les autres, et… est vêtu d’un simple tee-shirt blanc. Néanmoins, son vêtement noir et blanc, des plus contemporains, ne tranche pas avec les couleurs portées par les autres personnages, car il fait tout de même partie de ce monde du pouvoir, fêtant dans un entre-soi insouciant et guindé – propre aux classes dirigeantes – la prise de pouvoir d’un nouveau roi, Édouard IV, le frère de Richard
l’énorme chaussure droite de Richard, soulignant sa boiterie. Lars Eidinger l’a réellement inventée lui-même, au fil des répétitions, en enveloppant sa chaussure d’un épais papier adhésif noir. L’acteur s’est ainsi constitué lui-même une contrainte physique, car la chaussure pèse désormais lourd. Pour le comédien, 80 % de son personnage se trouve dans son costume. Le choix de faire porter des bagues dentaires à son personnage relève aussi de l’enlaidissement de son visage, suggérant que, définitivement, Richard n’est pas « fait pour ces jeux folâtres, ni pour adorer [s]on propre reflet… ».
Le personnage qui change le plus de costumes est, bien sûr, Richard lui-même, qui passe d’un simple tee-shirt blanc traversé d’une bretelle unique, à un costume noir, puis blanc, après avoir également porté une magnifique veste moirée, rappelant le milieu du show-business ou des rock stars. Il porte un très sage col roulé noir au moment de son investiture, pour réapparaître finalement en roi, quasi nu, enfin droit, grâce ou à cause de son corset qui, certes, le redresse mais également l’emprisonne. Il ne quitte jamais sa bosse artificielle (d’ailleurs montrée comme telle, suivant le principe brechtien : « montre que tu es en train de montrer ») ni ses chaussures, dont l’une entrave volontairement la démarche de l’acteur. Le personnage est un véritable caméléon, adaptant son costume aux circonstances. L’allusion à sa main atrophiée fonctionne par le biais d’un bandage blanc, dont l’acteur raconte qu’il avait commencé à lui immobiliser le bras accidentellement, tant il l’avait porté au cours des répétitions.
La première chose qui doit frapper l’esprit est sans conteste l’émotion produite par le jeu de Lars Eidinger. sentiment pathétique que l’on ressent à l’égard de Richard, sens étymologique de « pathétique », qui n’est pas connoté négativement, mais signifie « propre à émouvoir », « qui émeut vivement » (Emmanuelle Baumgartner, Philippe Ménard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, Le Livre de Poche, 1996) Thomas Ostermeier écrit même que la pitié que pourrait ressentir le spectateur pour Richard, recroquevillé sous sa couverture lors de la scène des fantômes, serait la plus grande réussite de cette mise en scène.
Comment les acteurs et l’équipe du spectacle en arrivent à de tels moments d’émotion ? Le jeu des acteurs est ce qu’Ostermeier préfère dans une mise en scène et en même temps ce qu’il trouve le plus difficile. Il considère que l’acteur est un artiste créateur du spectacle à part entière et veut donc obtenir, pour que ce petit miracle arrive, des conditions de travail remplies de joie et de confiance. Le metteur en scène allemand a par ailleurs développé des exercices qui partent de la réalité sociale et affective vécue par les acteurs.
Mais Ostermeier lutte aussi pour éviter tout nombrilisme chez les acteurs et travaille à les faire entrer en communication. Ainsi, préconise-t-il d’abord la réaction à l’autre, plutôt que l’action. Le personnage de Richard se montre en ceci un très bon élève d’Ostermeier avant l’heure : il passe son temps à réagir aux paroles et aux besoins des autres (Lady Anne, Buckingham, Élisabeth), et c’est ainsi qu’il obtient d’eux ce que lui-même souhaite. Ostermeier appelle cela un « dramatic process ».
Lars Eidinger joue l’hyène (l’acteur a confié qu’elle fut son modèle pour Richard : mâchoire la plus puissante de la savane, mais jambes arquées, l’hyène doit donc attendre le passage des autres grands carnassiers… comme Richard doit laisser la préséance à ses prédécesseurs dans l’ordre de succession), tandis que les autres personnages, principalement le « gang » d’Élisabeth, comme Ostermeier les appelle, jouent collectivement la réaction à sa rage accusatrice. Ils commencent tous par être inquiets et stupéfaits de ses attaques et cela se perçoit tant sur leur visage que dans leur corps. En effet, Richard se tenant sur la passerelle, ils sont forcés de se lever et de tendre leur corps vers lui pour le contredire, sans oublier qu’ils sont de toute façon dominés par Richard. Nous observons ici exactement la ligne défendue par Ostermeier : « Ce que je propose est toujours très concret et concerne avant tout la matérialité du corps dans l’espace » (Chalaye, op. cit., p. 45) ou encore « je m’intéresse aux relations entre les individus (...) dans le rendu des corps (...) » (Ostermeier et Jörder, op. cit., p. 119.)
La réplique d’Élisabeth intimant à Richard de se taire se fait avec un sang-froid, une raideur calme et une rage contenue absolument typique du jeu tout à la fois rentré et expressif des acteurs de la Schaubühne : en effet, une telle situation ne serait probablement pas traitée sur le mode du hurlement dans notre existence réelle. cf l’exercice de storytelling qu’Ostermeier a sans doute dû faire faire à ses comédiens pour cette scène, afin de déjouer tout cliché et de viser au plus près une réaction tout à la fois probante et réaliste des accusés, de l’accusateur et des témoins.
En écho à cette scène de dispute, il est pertinent de montrer la scène de réconciliation (autour de la 60e minute) : encore une fois, le jeu collectif est placé du côté de l’extrême lenteur pour montrer la répugnance à faire la paix, tandis que les gages de paix, sous forme de tapes dans le dos très expressives et exagérées, viennent rompre le réalisme pour souligner grotesquement tout à la fois la virilité et la réticence des personnages. Ainsi, nous pouvons observer une oscillation entre jeu vrai, « naturel », et distance, à travers les nombreux coups d’œil au public, de Richard essentiellement, ou les moments tout à fait burlesques (les tapes dans le dos ou toute la scène de l’investiture – voir rubrique « scène comparée » l’analyse de cette scène d’investiture).
Ostermeier refuse le tout psychologique, car il le juge de peu d’intérêt, au regard du rendu presque sociologique et de l’inscription des enjeux dans les corps. Il a néanmoins un goût certain pour ce qui résonne pour les spectateurs comme étant vraisemblable et émouvant, notamment bien sûr à travers le personnage de Richard, le seul à tisser ainsi des liens avec le public – ce qui le singularise et l’isole. Le futur roi nous emporte dans ses réflexions et nous le suivons. L’émotion devient une source de pensée, puisque nous sommes conduit à comprendre l’exclusion première dont Richard est la victime. Ce n’est que progressivement que le spectateur prend de la distance avec le personnage et doit faire usage de son étonnement, face à la radicalisation criminelle du héros éponyme. Ce régime de jeu rend les situations concrètes et intenses tout en convoquant la distance du grotesque ou du clin d’œil, et conduit le spectateur à une complicité agissante. Ce qui importe c’est de l’amener à réfléchir au processus social et politique qui permet d’engendrer un tel personnage…
Lars Eidinger interprète deux chansons sur scène, qui ont été coupées lors de la captation, pour des raisons de droits. Il s’agit de I Won’t Let the Sun Go Down on Me du chanteur anglais Nik Kershaw et Yonkers du rappeur américain Tyler the Creator. Cette chanson proclame « I’m a fucking walking paradox », ce qui fait bien sûr écho à de nombreux monologues de Richard. Ces deux moments musicaux achèvent d’introniser Lars Eidinger comme une rock star du théâtre européen. Au cours de ces moments musicaux, Richard suscite notre sympathie et notre adhésion. Mais comme la chanson le proclame, il se montre également un « fucking paradox », puisqu’il est capable de susciter notre répulsion dans la scène suivante. En ceci également, Ostermeier s’avère un digne hériter de Brecht.