Sur le site du Festival Augenblick
Durée du film 88mn.
Article dans Telerama sur le film
BAAL : un désir de poésie.
Baal est la première pièce théâtrale que Bertolt Brecht écrit à 20
ans et qu’il ne cessera de reprendre et de remanier jusqu’à la veille de
sa mort. Cette pièce, écrite dans la continuité de ses poèmes de
jeunesse, est son premier combat théâtral. Ecrite en 1918 après son
expérience de la terrible guerre, elle dénonce avec force le chaos
qu’une bourgeoisie nationaliste allemande a engendré, sacrifiant sans
pitié la vie et l’avenir de sa jeunesse. Sa forme poétique jette, par
provocations spectaculaires, une lumière crue sur ces temps sombres de
la négativité de l’Histoire.
Son héros, Baal, est un poète qui porte le nom d’un Dieu au double
visage de la vie et de l’enfer. A l’instar de F. Villon, il est ce «
brigand et poète » habité d’un « dérèglement de tous les sens » cher à
A. Rimbaud. Il est cet antihéros qui veut jouir librement des corps, du
schnaps et du verbe et qui pour cela choisit d’assumer sa solitude face à
un monde détruit. Sa parole scandaleuse dénonce autant la bourgeoisie
guerrière qu’elle loue l’excès de jouissance. Elle charge les mots d’une
puissante insolence propre à incarner autant le chaos du monde que
l’a-normalité du poète. Baal incarne celui pour qui désormais « rien
n’est sacré. »
Avec Baal, B. Brecht s’inscrit dans le courant des avant-gardes de ces
années d’après la première guerre mondiale pour qui la création ne peut
que se confronter à la mort et se maintenir en tension avec une société
sans pitié ayant envoyé mourir sa jeunesse dans la boucherie des
tranchées. Et s’il fait endosser à Baal les excès « voraces » de la
jouissance, c’est pour remettre à la jeunesse qui ne peut plus croire
dans les valeurs de son monde, la responsabilité de renvoyer en miroir
au vieux monde les excès de sa propre haine qui l’habite et dont il ne
veut rien savoir. Dans ce face à face entre deux générations, le visage
du réel de la jouissance de ce début du XX° Siècle, se révèle. La
rébellion de Baal est aussi politique que poétique: « Je vois le monde
dans une douce lumière : il est l’excrément du Bon Dieu. »
Pour faire face à l’enfer de ces temps sombres de l’Histoire et en
dénoncer les horreurs, Baal-Brecht choisit la poésie pour faire sa place
au sujet d’une énonciation poétique renouvelant radicalement la langue.
Prenant appui sur la béance ouverte dans l’Autre par la jouissance
mortifère de la guerre de 14-18, B. Brecht interroge ce qu’est cette
jouissance a-normale et cherche à s’en servir pour faire vibrer et
résonner autrement le langage. Loin d’une revendication nihiliste ou
d’une nostalgie d’un paradis perdu, la poésie de Brecht est celle d’une
période sombre où l’eau, le ciel, les nuages, l’arbre, la pluie, le vent
sont l’exacte autre face du chaos destructeur. « J’ai une sorte de ciel
dans le crane, très vert et sacrément haut, et les pensées flottent
là-dessous comme de légers nuages dans le vent. Elles sont tout à fait
indécises quant à la direction. Mais tout cela est en moi.
A vec Baal, Brecht engage son théâtre et sa poésie dans la dénonciation
politique de cette part obscure de la jouissance que la société
bourgeoise de son époque veut ignorer comme étant le plus secret
d’elle-même, mais aussi il les engage dans l’affirmation qu’il est
possible d’intégrer cette jouissance transgressive au langage pour en
renouveler les forces vives et produire du nouveau. Avec Baal, il
affirme la présence des mots face à la mort. Il soutient qu’il est
possible de parler et d’écrire pour faire face à la violence qui réduit
toute voix au silence.
Christine Letailleur a choisi de mettre-en-scène cette première pièce de
B. Brecht de 1919, dans sa traduction d’E. Recoing et avec S. Nordey
dans le rôle de Baal, avec le parti-pris dramaturgique d’ « incarner la
puissance poétique de cette œuvre de jeunesse et en révéler sa
fascinante beauté » . Avec cette première pièce, Brecht fait monter sa
poésie sur la scène théâtrale pour donner une voix au poids, à la force
et à la vie des mots, contre la pulsion de mort. Interrogée sur son
choix de cette pièce, C. Letailleur déclare : « En fait, je me suis
aperçue, à travers les œuvres que je montais, qu’une question me
taraudait, m’obsédait : la question du désir. » Pour elle, le désir
signifie « le regret d’une étoile, d’un astre disparu » . En
mettant-en-scène la construction fragmentée, les images scandaleuses et
les vibrations de la langue poétique de « Baal », C. Letailleur choisit
de révéler le chant du désir de poésie de B. Brecht. Ce chant de Brecht,
en sublimant l’excès d’une jouissance inhumaine et en renouvelant les
forces vives du désir, nous parle des enjeux politiques de notre XXI°
Siècle.
Marie-Christine Baillehache.