jeudi 28 septembre 2023

Interview de Thomas Jolly dans le Monde

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https://www.lemonde.fr/campus/article/2022/12/03/thomas-jolly-metteur-en-scene-le-harcelement-au-college-n-a-fait-que-renforcer-celui-que-j-avais-envie-d-etre_6152775_4401467.html?fbclid=IwAR36-_uwXvuXOm2-EWHq8Ri3CeSipFeHsKhr1JL_joO8dFBecfhSS4zjW-M

Thomas Jolly, metteur en scène : « Le harcèlement au collège n’a fait que renforcer celui que j’avais envie d’être »

« Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Ce mois-ci, le metteur en scène Thomas Jolly, choisi pour orchestrer les cérémonies des Jeux olympiques de Paris en 2024, et dont l’adaptation de « Starmania » rencontre un grand succès, revient sur ses années de formation.

Propos recueillis par


Temps de Lecture 6 min.


Le metteur en scène Thomas Jolly, à Paris, le 3 novembre 2022.

« Généralement je m’ennuie après une minute trente », avertit Thomas Jolly lorsqu’on le rencontre dans le café qui borde La Seine musicale à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), quelques heures avant une nouvelle représentation de la comédie musicale Starmania qu’il a montée. Le metteur en scène hyperactif, âgé de 40 ans, prend néanmoins de son temps pour raconter son cheminement, depuis son enfance normande jusqu’à ses succès en cascade. Un parcours mené avec une énergie qu’il n’économise pas : après l’adaptation de Starmania, il prépare un Roméo et Juliette pour le Palais Garnier et sera le maître des cérémonies des Jeux olympique (JO) de Paris en 2024.


Quel a été votre premier rendez-vous avec la scène ?

D’aussi loin que je m’en souvienne, la première rencontre a lieu alors que je n’ai que 4 ou 5 ans. Cela se passe dans ma chambre d’enfant : j’ai pris dans la discothèque de mes parents une cassette audio, La Force du destin de Verdi. Ce n’est pas un ballet, mais je m’improvise chorégraphe, je fais des grands gestes avec les bras, je donne des indications à des danseurs imaginaires. C’est mon premier souvenir de scène, lié sans doute à ma pratique de la danse classique, qui n’a duré qu’un temps. Le théâtre est apparu un peu plus tard.

Votre passion est-elle née dans l’enfance ?

J’ai grandi à La Rue-Saint-Pierre, un tout petit village de Seine-Maritime situé entre Rouen et Dieppe : il y avait une école, une église, mais pas de magasin. Mes parents n’allaient pas à l’opéra, nous n’allions pas au théâtre, juste au cinéma une ou deux fois par an.

Mais je me rappelle avoir vu un documentaire sur le Palais Garnier : j’ai 6 ans, cela fait deux ans que je fais de la danse dans la salle des fêtes du village. Je lève la tête et je dis à ma prof que je pars. Je lui explique que ce que nous faisons n’est pas assez beau, que l’endroit est moche. Moi, je voulais des tutus chatoyants, des dorures, un décorum fastueux, je voulais déjà monter Le Lac des cygnes, même si, à cette époque, je ne le connaissais pas !

Vos parents vous ont-ils encouragé ?

Mes parents ont été géniaux car ils m’ont toujours laissé faire ce que je voulais : danse classique, piano, puis théâtre. Cela coûtait pourtant 700 francs (110 euros) par trimestre, une somme pour eux. La seule chose qu’ils me demandaient, c’était la réussite scolaire.

Y a-t-il une influence familiale dans votre goût pour la scène ?

Peut-être, mais je l’ai découverte plus tard. En 2005, alors que je suis élève à l’école du Théâtre national de Bretagne à Rennes, le directeur, Stanislas Nordey, m’accorde une carte blanche, c’est-à-dire la possibilité de monter mon propre spectacle. Je propose un projet autour du dramaturge Jean-Luc Lagarce. Pour le long monologue d’un personnage féminin, à la fin de la pièce, Nordey me suggère de choisir quelqu’un qui a du sens pour moi et je pense à ma grand-mère. Je lui propose, elle accepte et j’apprends qu’elle a toujours rêvé d’être actrice et qu’elle ne l’a jamais fait.


Est-ce qu’il y a quelque chose qui a sauté une génération ? Je ne sais pas ! Mais il y a un truc quand même, car depuis que c’est mon métier, ma mère s’est mise au théâtre, mon oncle également. Il y a une filiation… à l’envers.

Comment êtes-vous passé de la danse classique au théâtre ?

Enfant, ma mère m’a offert un livre de Pierre Gripari, Sept farces pour écoliers, que j’ai monté dans ma chambre, où je préparais des spectacles pour mes parents. Je jouais et surtout je mettais en scène. Dès le début de ma vie, j’ai voulu organiser le monde autour de moi, je voulais diriger.

A l’école, étiez-vous un bon élève ?

Le primaire passe vite et bien dans ma petite école municipale. Je saute même la classe de CE1. Ensuite arrive le collège. L’établissement, la période… tout est atroce, sordide. Entre nous, les ados, on est des chiens. Je me prends de plein fouet les regards sur moi, sur ma féminité, sur mes goûts et je ne comprends pas.

Ma mère m’a raconté cette anecdote que je trouve mignonne et en même temps d’une tristesse folle : un soir de l’année de 6e, je rentre et raconte que je me suis fait traiter de « pédale » dans la cour. Je ne comprends pas : quelle est cette blague en lien avec un vélo ? Je demande à ma mère. Et discrètement, elle part pleurer.

Vous avez été un élève harcelé ?

Clairement. Mais j’ai nourri, durant ces années, non pas une rancœur, mais une force. Je me suis dit : je suis comme ça et c’est tout. Je ne vais pas changer, au contraire. Je me souviens aussi avoir été fan des chaussures Dr Martens, et j’en voulais des jaunes ! J’ai eu une paire pour mon anniversaire et les porte en classe. Dans un collège de campagne au début des années 1990, c’est une déflagration. Tout le monde ne parle que de ça.

J’ai été harcelé, poussé dans les couloirs, enfermé dans les chiottes par les grands, désapé par ces types qui veulent savoir si je suis un garçon ou une fille. Je suis brutalisé mais cela ne fait que renforcer celui que j’ai envie d’être. Je développe de nouvelles compétences, par le théâtre notamment, qui est un espace de liberté et d’expression, mais aussi un exutoire.

Où jouez-vous alors ?

J’intègre à 11 ans, en 1993, la compagnie Théâtre d’Enfants dans la banlieue rouennaise. Je suis le seul rural du groupe, je joue avec les gosses de riches de l’agglomération, et je me sens plus proche d’eux que de ceux de mon collège. En fin de 3e, j’intègre le lycée Jeanne-d’Arc de Rouen qui change ma vie : je suis avec une autre jeunesse, plus ouverte, en lien avec des activités culturelles. Enfin, en classe de 1re, je suis admis au sein de la classe théâtre du lycée : je suis alors dans mon monde.

Je vais au théâtre chaque semaine voir des spectacles, dont ceux de Stanislas Nordey, qui aura un rôle plus tard dans ma carrière. Je bosse avec des acteurs professionnels, je fais chaque semaine plus de dix heures de théâtre. J’obtiens mon baccalauréat de justesse grâce à une moyenne de 19 sur 20 en théâtre, en théorie et en pratique.


Ensuite, je choisis logiquement de faire une licence arts du spectacle à l’université de Caen. La faculté me laisse beaucoup de temps, je rencontre plein de gens, on monte des compagnies, des spectacles. Nous avons même les clefs de la Maison de l’étudiant qui dispose d’un petit théâtre, et après la licence, je suis admis au sein de l’école du Théâtre national de Bretagne [TNB], à Rennes, dirigé par Nordey.

Vous gardez de bons souvenirs de votre passage à l’école du TNB de Rennes ?

La première année, en 2003, c’est le bonheur absolu, je navigue de stage en stage, je suis certain d’être à ma place. Puis, au début de la deuxième année, je traverse une forme de crise, je pense alors qu’être acteur ce n’est pas simplement être un bon technicien, mais qu’il faut vivre, ressentir.

A la fin de la troisième et dernière année, l’école prépare un spectacle de sortie. Il y a dans la pièce un personnage nommé Minus. Comme son nom l’indique, il est minuscule, il a trois lignes de texte. C’est moi qui en hérite. Je ne le vis pas bien du tout. A la dernière heure du dernier jour de la dernière année, Nordey dresse le bilan de ce que nous avons accompli. Il me lance : « Thomas, cela fait trois ans que tu es là, je ne sais toujours pas qui tu es. »

Quelle a été votre réaction ?

Je décide de faire mon théâtre et d’écrire mon histoire. Mais je me retrouve sans boulot. Puisque mon téléphone ne sonne pas, je décide de monter ma compagnie. Je réunis des gens que j’estime amicalement et artistiquement, des anciens de l’université de Caen ou du TNB, avec lesquels je monte, en 2006, Arlequin poli par l’amour, de Marivaux.


Nous nous installons dans des locaux désaffectés à Gaillon [Eure] et le théâtre de Cherbourg [Manche] nous programme : la compagnie La Piccola Familia est née. C’est mon premier spectacle. Seize ans après, il se joue toujours – il est actuellement à Mulhouse [Haut-Rhin], jusqu’au 30 décembre. C’est une aventure unique que j’ai lancée à 24 ans.

Ce spectacle lance votre carrière. Suivront « Henry VI », « Thyeste »… Des créations où vous mélangez les genres et les références. Comment s’est construit votre paysage culturel ?

J’ai grandi avec la discothèque de mes parents. J’y ai trouvé Verdi, mais aussi Boney M, Les Innocents et Francis Cabrel. Adolescent, je regarde M6, des clips, des émissions musicales. Cela forge une culture musicale éclectique. Et puis il y a le jeu vidéo, la télévision… J’utilise cette culture pop parce que c’est la mienne.

Vous présentez aujourd’hui un nouveau « Starmania », qui met en scène des jeunes gens en rébellion. Y a-t-il, dans cet opéra-rock, des résonances avec vos 20 ans ?

J’ai retiré tout l’aspect futuriste un peu cheap de l’œuvre pour me concentrer sur la matière noire et l’énergie du désespoir. Tous les personnages ont le mal de vivre, sont dans une quête de sens de leur existence. Ils ne savent pas comment se réaliser dans un monde qui ne leur ressemble pas. Cela passe par la violence, l’image qu’on veut avoir de soi, la volonté d’accéder à la notoriété par le mensonge, la brutalité, le sexe.


Starmania est une œuvre sur la dépression. C’est cette force sombre qui fait le succès de Starmania depuis quarante ans.

20 ans a-t-il été pour vous le plus bel âge ?

Le plus bel âge est celui qui arrive. Je ne l’ai pas encore.