Situation
Il est utile de s’attarder un peu sur la scène qui précède pour situer correctement l’enjeu de la scène 3. De fait, après l’ouverture sous le signe de la grand-messe théâtrale, c’est à Don Pélage que revient l’exposition plus détaillée des bases de l’intrigue. Premier personnage qu’on reverra entrer en scène, il apparaît comme le lien entre les personnages principaux : mari de Prouhèze, oncle de Musique, susceptible de décider ce que doivent faire Don Camille (son cousin) et Don Rodrigue, il est initialement donné comme maître des lieux (« notre gouvernement d’Afrique »), des vies (« l’ancien terrible juge de sa Majesté ») et des itinéraires (« il y a deux chemins qui partent de cette maison »). La version mise au point par Claudel et Jean-Louis Barrault explicite d’ailleurs ce rôle dans une didascalie :
« Don Pélage, […] distribue (particulièrement par le jeu de ses mains) la tâche de chacun » (La Pléiade, 1965, p. 960).
Il faut insister sur la portée de ces deux chemins qui permettent de distinguer d’emblée ce qu’il s’agira de réunir : le chemin qui descend et le chemin qui monte, la mer et la montagne, la voie de Prouhèze et la voie de Musique (qui sont aussi deux visions de l’amour ; voir Première journée, scène 10). La version pour la scène indique que Barrault représenta matériellement les deux directions différentes :
« Le décor est en place (porche à deux sorties au milieu desquelles trône la Vierge. Masse architecturale imposante). Le rideau de fond descend (représentant un paysage d’Espagne, montagneux, où serpentent deux chemins allant dans des directions opposées). »
Vitez,
toujours économe, se contentera de tendre les deux bras pour indiquer deux
directions opposées.
Une fois ce cadre spatial posé, la réplique la plus importante pour la suite
immédiate se trouve au milieu de la scène. À Don Balthazar qui propose que
Don Camille le remplace pour accompagner Prouhèze à l’auberge où aura lieu
toute la fin de la Première journée, Don Pélage réplique,
durement : « Il partira seul. » Manifestement, il ne fait
pas bon convier sa femme à ce « cousin et lieutenant là-bas ». La
scène 3, qui voit Camille essayer de convaincre Prouhèze de le suivre en
Afrique, confronte donc la décision du mari à celle de sa femme, mise à
l’épreuve par le deuxième des trois hommes qui la désirent.
Analyse
« Du côté invisible de la charmille et ne laissant paraître à travers les feuilles pendant qu’elle marche au côté de Don Camille que des éclairs de sa robe rouge, Doña Prouhèze. Du côté visible Don Camille. »
La
didascalie de la scène 3 inscrit d’emblée le rapport des deux personnages
dans l’espace : la proximité et la séparation. Dans Forme et
Signification, Jean Rousset (Corti, 1992) a bien montré que le dialogue à
travers un écran était une constante dramaturgique du monde de Claudel :
« Le contact à distance, l’union dans la séparation », telle est la
« situation clé » de son œuvre (p. 188). C’est suprêmement vrai
pour Rodrigue et Prouhèze (voir « Deuxième journée, scène 13 :
l’Ombre Double »), mais cela vaut aussi ailleurs. Quelle que soit la
manière dont le metteur en scène traitera la charmille, barrière naturelle
partielle, son sens est assez clair : elle marque un désir empêché, une
frontière vécue comme un défi, une distance à maintenir ou à abolir.
Dans cet élément de décor se lisent les points essentiels de la relation des
deux personnages que l’intrigue éloigne, puis réunit à Mogador et même marie,
sans pour autant cesser de faire comprendre que Prouhèze demeure
irréductiblement ailleurs.
« Cette charmille entre nous prouve que vous ne voulez pas me voir », dit Camille, auquel Prouhèze répond : « N’est-ce pas assez que je vous entende ? »
Toutes les questions scéniques tournent autour de cette situation particulière de parole : les deux personnages se voient-ils ? Se regardent-ils ? Dans quelle mesure entrent-ils physiquement en relation ? Face au désir explicite de Camille et face à sa proposition, le refus de Prouhèze est-il monolithique et univoque ? Laisse-t-il une place à l’hésitation, à la tentation et, plus scéniquement, au rapprochement des deux corps ? À ceux qui jugeraient évidente l’indifférence de Prouhèze, on signalera que Claudel, commentant une célèbre scène d’aveu amoureux a priori unilatéral, celui de Phèdre à Hippolyte, faisait cette remarque étonnante : « Nous touchons au point essentiel du drame. Au point essentiel de tout le théâtre de Racine. Ce corps à corps des amants ne fût-ce qu’une seconde dans l’impossibilité » (cité par Rousset, op. cit., p. 187). Cela s’appelle « claudéliser » Racine, certes, mais cela invite aussi à ne pas nécessairement figer Prouhèze dans un refus sans lutte.
La progression de la scène relève de cette même tension entre proximité et
éloignement, qui pourrait se résumer par la mise en lien de trois répliques de
Camille. À l’ouverture de la scène, il déclare : « Je suis
reconnaissant à Votre Seigneurie de m’avoir permis de lui dire adieu. » Au
milieu, il s’exclame : « Oui, que faisons-nous ici, partons,
Merveille ! » Enfin, sa dernière réplique est : « Je vous
donne rendez-vous. » La scène se joue donc en trois étapes : un
adieu, une proposition de départ ensemble, un rendez-vous. L’enjeu est donc la
transformation d’un adieu en un au revoir.
On se souvient du reproche de Claudel aux personnages de Marcel Proust :
ce sont des oisifs qui restent les bras ballants. Au contraire, Claudel
considère que c’est dans l’action que les personnages se montrent le mieux.
Pour lui, un bon personnage est « animé par un sentiment d’énergie et se
heurte à d’autres énergies ». Peu de scènes illustrent aussi bien ce
principe. Camille, dit Robin Renucci, est du pain béni à jouer, car il a les
mots de la pulsion érotique, qui a l’accord immédiat du public. Rien n’exclut,
encore une fois, de montrer une Prouhèze partiellement séduite ou tentée. Notons
que le mot « charmille » lui-même laisse entendre, comme en un
mot-valise, le charme – appel envoûtant –- de Camille.
Explorateur qui tient du Claudel-Rimbaud, Don Camille porte également le
prénom de la sœur de Claudel, qui lui fit perdre la foi à 15 ans. Camille
Claudel fit un jour irruption dans le salon familial en brandissant La Vie
de Jésus d’Ernest Renan, véritable bible des scientistes, parue en 1860,
qui entendait rayer des Évangiles tout ce qui n’était pas scientifiquement
démontrable. « Tout ce qu’on nous a appris est faux, dit Camille, toutes
les preuves sont dans ce livre. » On sait que c’est ensuite en lisant
Rimbaud que Claudel vécut « la première fissure dans son bagne
matérialiste », en 1886, peu avant « l’épisode du pilier de
Notre-Dame » (sa révélation). En un même personnage, il condense d’une
certaine façon la perte de la foi et son remède. Autrement dit, en tant
qu’énergie qui se heurte à une autre énergie, Camille représente un défi autant
pour la foi de Prouhèze que pour son mariage. Comme souvent chez Claudel, la
scène se joue à deux niveaux en même temps : celui de l’amour humain, et
celui de l’amour divin.
Envers la femme comme envers Dieu, nulle demi-mesure confortable n’est
envisageable. On ne peut désirer à moitié. Le Claudel bon bourgeois et homme
d’ordre affronte le Claudel révolté assoiffé d’absolu, qui fait dire à
Camille : « Il y a des gens qui trouvent leur place toute faite en
naissant,/ Serrés et encastrés comme un grain de maïs dans la quenouille
compacte :/ La religion, la famille, la patrie. » L’idée de Claudel
est toujours la même : nier le désir serait amputer l’Homme d’une partie
de lui-même ; ce serait réduire l’œuvre de Dieu à une vie étriquée :
« Rien de ce qui existe dans un être humain, qui est en somme l’image de
Dieu, n’est méprisable par lui-même. Cet esprit d’aventure, cette avidité,
somme toute, de la création, de l’œuvre de Dieu, n’est pas une chose mauvaise
en elle-même. Il s’agit seulement de lui donner la carrière qu’elle doit
trouver » (Amrouche, 1969, p. 130).
La vérité du monde claudélien n’est pas dans l’harmonie paisible, mais dans le
tiraillement entre forces contraires. Il faut donc orienter l’énergie du désir,
pour qu’elle puisse se déployer pleinement au service d’une grande action et
d’un amour vaste comme l’univers. C’est pourquoi Camille fait retentir ici
l’appel de l’Afrique : son énergie ne peut trouver carrière qu’à l’échelle
d’un continent, de la même façon que Rodrigue utilisera son élan vers Prouhèze
pour conquérir les Amériques. Une femme, un continent, Dieu : triple enjeu
qui montre à quel point aucun dialogue amoureux n’oublie que la scène de ce
drame est à la fois le monde et le cœur de l’Homme.
L’appel de l’Afrique est aussi le défi du vide. Un bref échange en stichomythie
permet de le comprendre aisément (I, 3, p. 31) :
«
Prouhèze : Et quelle est cette chose si précieuse que vous m’offrez ?
Camille : Une place avec moi où il n’y ait absolument plus rien ! nada !
rrac !
Prouhèze : Et c’est ça que vous voulez me donner ?
Camille : N’est-ce rien que ce rien qui nous délivre de tout ? »
Si l’appel
de l’Afrique est appel du désert, il est aussi allusion au vide de la nuit
mystique. Dans cette action espagnole, Claudel pense à l’évidence aux deux mots
par lesquels le poète mystique saint Jean de la Croix, d’ailleurs contemporain
de l’intrigue située à la fin du XVIe siècle, résumait sa
relation à Dieu : « Todo, Nada » (« Tout,
Rien »). Il s’agissait pour lui de n’être plus rien pour tout trouver en
Dieu, de se dépouiller entièrement pour tout recevoir de Dieu.
Pour Claudel, le désir de Camille est donc l’expression d’une soif d’absolu qui
ne peut se satisfaire d’aucun accommodement dans le relatif (« J’étouffe
[…] Tout cela qui nous empêche de suivre notre appel »). Tout désir mené à
sa plénitude est un désir, direct ou indirect, de trouver Dieu ou de se mesurer
à lui. Dans une perspective différente, Molière le suggérait déjà dans Dom
Juan. Au-delà de « Venez avec moi » et « Aimez-moi »,
Camille crie donc à Prouhèze : « Rendez-moi votre Dieu
tangible » et « Sauvez-moi ». C’est ainsi que l’on peut
interpréter leur affrontement :
«
Don Camille : Si je suis vide de tout, c’est afin de mieux vous
attendre.
Doña Prouhèze : Dieu seul remplit.
Don Camille : Et qui sait, ce Dieu, si vous seule n’étiez pas capable
de me l’apporter ? »
C’est à l’aune de ce bref échange que toutes les scènes qui les réuniront par la suite peuvent être lues. C’est lui qui explique aussi que cet adieu provisoire laisse place à une discussion sur la parabole de l’Enfant prodigue (double évangélique de Camille). C’est ce même échange qui justifie que l’immensité du continent africain soit comparée à un « livre vivant » (« un Alcoran dont les lignes sont faites de ce rang de palmier là-bas »). C’est cet échange, enfin, qui permet de comprendre pourquoi le passé de Camille au Maroc renvoie à un épisode de la vie de Charles de Foucauld, aventurier cartographe renvoyé de l’armée avant de devenir moine et de finir sa vie comme ermite au milieu du désert, en cherchant à se faire « frère universel » pour les musulmans de passage (« Vous pensez à ce voyage de deux ans que j’ai fait à l’intérieur du pays, déguisé en marchand juif »). À travers le personnage de Camille, Claudel tresse ainsi les fils mystérieux d’un itinéraire de rédemption, dans lequel Charles de Foucauld, l’ermite de Tamanrasset, ramènerait à Dieu à la fois sa sœur Camille et Rimbaud, autre révolté ayant entendu l’appel du désert africain. Rappelons que Foucauld connut sa conversion la même année que Claudel, en 1886, ce qui tisse un lien entre eux.
En résumé, travailler cette scène consiste avant tout à s’interroger sur une séparation qui sert aussi de trait d’union. Elle est d’ordre spatial, amoureux et surnaturel : Camille peut-il s’unir à Prouhèze ? L’Afrique peut-elle s’unir à l’Espagne ? L’islam peut-il s’unir au catholicisme ? L’Homme peut-il s’unir à Dieu ? On en revient donc à la force symbolique de la charmille, « longue muraille d’un côté à l’autre de la scène », mais « laissant paraître […] des éclairs ». L’enjeu est bien de savoir quels passages le désir peut entrouvrir entre les frontières des sexes, des âmes, des pays et des religions. Le rendez-vous que donne Camille à Prouhèze en quittant la scène est donc un défi et une tentation à la hauteur de la question rhétorique qu’il adresse à Prouhèze : « Et qu’est-ce qu’une Amérique à créer auprès d’une âme qui s’engloutit ? »
( d"après une proposition sur Théâtre en acte)