En quoi cette citation du dirigeant communiste italien Antonio Gramsci peut-elle s’appliquer à la mise en scène que vous avez vue : « le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaitre, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ».
La pièce Richard III de Shakespeare datant de 1592 est un œuvre résonnant encore aujourd’hui dans notre société du XXIème siècle. C’est en partie pour cette raison que des metteurs en scène comme Thomas Jolly ou Thomas Ostermeier s’y intéressent et choisissent de la mettre en scène. Thomas Jolly choisit une mis en scène concentrée sur la compréhension et la continuité avec la pièce de Henry VI qu’il a également mise en scène, il utilise un jeu très exagéré. Thomas Ostermeier ne s’attache pas à ça et préfère nous plonger dans une sorte de réalisme de jeu en proposant une mise en scène très centrée sur la manipulation de Richard (joué merveilleusement par Lars Edinger). Mais les deux ont ce point commun de réfléchir à travers leur mise en scène sur les points politiques de la pièce. Points politiques qui illustrent parfaitement la phrase « le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaitre, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres » de Antonio Gramsci. C’est sur cette phrase du philosophe, écrivain, théoricien politique italien, et Membre fondateur du Parti communiste italien que nous réfléchirons, sur la manière dont elle s’applique aux mises en scène des deux metteurs en scène. Nous verrons dans un premier temps le contexte particulier qui règne dans Richard III et comment les metteurs en scènes le mettent en avant. Puis nous nous concentrerons sur la naissance du « monstre » qu’est Richard, et la manière dont ils font ressortir son côté « monstrueux » tout en l’associant à des questions politiques.
Tout d’abord, il y a dans cette œuvre de Shakespeare un contexte politique particulier. Il s’agit avant tout d’un contexte de guerre. Le maitre mot de la tétralogie d’Henry VI et de Richard III est le « conflit ». Il s’agit d’abord d’un conflit à l’échelle de deux royaumes (guerre de Cent Ans), il se resserre ensuite sur l’Angleterre dans l’opposition de deux familles rivales Les York et les Lancastre (guerre des Deux-Roses), puis il glisse au sein de la fratrie York pour finir, à l’acte V de Richard III, par être dans le corps même d’un seul personnage en proie à lui-même. Cette progression du conflit et sa permanence est surtout mise en avant chez Thomas Jolly qui souhaite respecter la trame de l’histoire afin de rendre le tout le plus compréhensible possible pour les spectateurs. Cette volonté de mettre en avant le contexte et son évolution s’exprime beaucoup par la lumière chez Thomas Jolly. Dans Henry VI il utilise des couleurs chaudes au niveau des lumières, il garde encore une certaine humanité, alors que dans Richard III il n’utilise presque que des couleurs froides et montre ainsi l’évolution d’un conflit qui devient de plus en plus noir. Cela rejoint l’idée qu’il s’agit de la quatrième génération poursuivie par les conflits de leurs aïeux. Thomas Jolly la caractérise de « génération désolée d’enfants nés dans la guerre, sans autre repère que le sang et d’autre logique que la violence, élevés pour combattre, venger et tuer. ». Cette phrase résume le contexte très particulier dans lequel ont évolué Richard et tous les personnages de la pièce (sauf peut-être Richmond qui vit en France). Même les jeunes enfants d’Edouard et Elizabeth sont impactés par cette atmosphère.
Thomas Ostermeier le met bien en avant en les représentant sous forme de
marionnette. Des marionnettes en taille réelle, avec la présence de comédiens
vêtus de noir, pour les faire parler et bouger. On voit ainsi la volonté
d’Ostermeier de les représenter comme des « pantins » de leur mère,
et de montrer leur trop grande implication dans le conflit et la quête du
pouvoir. La quête du pouvoir, qui dans cette pièce mais pas que, est la cause
principale du conflit. C’est aussi dans ça que l’on peut faire un parallèle
avec la phrase d’Antoni Gramsci. Il n’utilise pas le terme mais ça phrase
évoque cette notion de pouvoir. Le « monde » dont il parle est lié au
pouvoir, c’est en fait une société qui voit son pouvoir instable et rentre dans
une sorte de transition compliquée. La notion du pouvoir dans les deux mises en
scène est représentée par un objet, il s’agit du micro. Chez Thomas Jolly
l’instabilité et le changement de pouvoir est mis en scène de façon très
claire, avec d’abord la prise de parole du roi Edouard utilisant le micro, pour
que dès que celui-ci montre une faiblesse Richard s’en empare. Chez Ostermeier
le pouvoir est moins « partagé », il est dès le début dans les mains
de Richard. Le micro est utilisé dès la première scène par Richard comme pour
nous faire comprendre que ce sera lui le manipulateur et détenteur du pouvoir.
Le micro est utilisé toute la pièce, et est sur scène même lorsque Richard
n’est pas présent. Il représente l’instrument de pouvoir et peut même nous
faire penser au micro de télévision, de radio de notre époque qui sont eux
aussi un des vecteurs du pouvoir et du monde politique. Toujours avec cette
idée de pouvoir, il y a chez Thomas Jolly une représentation de la paranoïa du
roi Edouard et d’une société de surveillance. Il utilise les projecteurs, les
lumières et un écran qui projette des images de surveillance, pour mettre en
avant l’idée que le pouvoir rend son dirigeant anxieux au point qu’il mette en
place une société de surveillance. Cette façon de faire rappelle les dirigeants
de dictatures actuelles (ou pas) qui utilise en grande partie la surveillance
pour se maintenir au pouvoir et éliminer les opposants.
On se rend donc compte que si Richard peut évoluer avec tant d’aisance à la
cour et que ses plans se concrétisent avec une facilité déconcertante, c’est
certes par sophistication stratégique mais aussi par une complète absence de
règles et un climat d’angoisse permanent dans lequel évoluent tous les
personnages. Toutes cette réflexion sur le contexte nous amène à nous demander
si Richard est un monstre né ou s’il ne serait pas finalement le produit d’une
société issu monstruosité d’une époque ?
Après nous être penchés sur le contexte particulier de Richard III qui se réfère à cette idée de la phrase d’Antoni Gramsci que « le vieux monde se meurt, » et que « le nouveau est lent à apparaitre » nous allons approfondir la deuxième partie de la citation qui dit que « c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ».
En effet, c’est en grande partie du à ce contexte particulier de guerre et de conflit qu’un « monstre » voit le jour, il s’agit bien sûr de Richard. Thomas Jolly assimile ce monstre théâtral au monstre que l’on peut retrouver dans nos société, il dit « Je pense que ça correspond à mon envie que le théâtre soit une réalité augmentée, que le théâtre soit une loupe sur le vrai monde », il l’assimile également à l’acteur, le comédien en disant « et puis le monstre n’est pas très loin de l’acteur (…) le monstre est une sorte d’humanité exacerbée, amplifiée, faite pour la scène ». Lorsqu’il parle du « monstre » du « vrai monde », il entend pars là je pense des tyrans, hommes politiques qui existent et ont existé il n’y a pas si longtemps.
Thomas Ostermeier en parle moins explicitement mais on remarque notamment une grande référence à l’un des plus grands « monstre » de notre siècle, à savoir Adolphe Hitler. Richard III mange à un moment donné le plat préféré d’Hitler dans la mis en scène. Alors pourquoi ce parallèle ? Surement parce que la montée au pouvoir de Richard n’est pas sans rappeler celle d’Adolphe Hitler. C’est lorsque le contexte politique d’un pays, état est instable que voit le jour les plus grands dictateurs et tyrans. L’histoire parle d’elle-même avec Hitler mais aussi pour Staline, Mussolini, Franco, et plus actuelle Poutine. Leur accession au pouvoir, de la même manière que Richard, est dûe à un mélange de manipulation, corruption, et toute les atrocités possibles et imaginables, mais parfois aussi (ne l’oublions pas) grâce au bon vouloir d’une population qui soit soutient les idées ou alors à trop peur de protester. Ce « bon vouloir » de la population est également souvent lié au contexte d’instabilité, parce qu’elle-même perdue, elle cherche à trouver un repère, une idée simple et directrice à suivre. Souvent c’est dans ces hommes politiques qu’on trouve cela. Pour le cas de Richard le bon vouloir de la population s’exprime lors de la scène où Buckingham les convainc de manière beaucoup trop rapide et sans recevoir de réelle opposition mais aussi lorsque Hastings se fait exécuter sans une raison très justifiée et de manière trop soudaine. Chez Thomas Jolly l’exécution d’Hastings est effrayante, mis en scène de manière très spectaculaire, toute la brutalité et la rapidité de l’exécution est mise en avant. Manière de montrer que la naissance du monstre Richard III est en partie possible grâce à une population qui lui laisse l’espace de grandir.
Au-delà de cet aspect il faut bien entendu souligner que Richard devient « monstre » également parce qu’il en prend la décision et qu’il pense que c’est son seul moyen d’accéder au pouvoir. Il utilise alors les seuls atouts qu’il se trouve, à savoir sa facilité à manipuler, ses talents d’orateurs, sa cruauté, et sa possibilité de pouvoir passer par la corruption, l’assassinat. C’est par tous ces aspects qu’il peut être qualifié de « monstre ». Thomas Ostermeier l’a bien compris et prend un malin plaisir à ce que son Richard s’adresse au public le plus souvent possible. Il met ainsi en avant la facilité déconcertante que Richard a pour « jouer la comédie » et berner tout le monde, avant de révéler au public qu’il manipule. Le public devient alors complice de sa montée au pouvoir. Ostermeier ou plutôt Lars Edinger (puisqu’il s’agit initialement de son idée) pousse la manipulation et l’envie de pouvoir, séduction à l’extrême, puisqu’il se dénude sur scène pour obtenir Lady Anne. Thomas Jolly à lui eu l’idée de faire exprès de séduire le public avec lumières, musiques, costumes, décors et même concert en plein milieu de la pièce pour que nous nous fassions manipuler et séduire par ce spectacle de Richard III. Ce n’est pas sans nous rappeler la manière dont Richard (et Buckingam) séduit tous les personnages (surtout les citoyens), ou que Hitler séduit une partie suffisante d’allemands pour être élu au pouvoir. Nous avons pu voir ici ce qui fait de Richard un « monstre » en approfondissant le côté manipulateur de sa personnalité, et une partie des moyens qu’ils utilisent pour accéder au pouvoir.
Nous pouvons à présent nous centrer sur un autre aspect que nous avions initié plus tôt, il s’agit de l’origine de ce monstre. Pourquoi Richard prend la décision d’en être un ? En se posant cette question on se rend compte déjà dans un premier temps que c’est fortement lié au contexte de guerre mais aussi au rejet que Richard subit depuis sa naissance. Sa propre mère ne l’aime pas, son apparence physique est désastreuse, il est « l’avorton », le mal aimé, l’exclu. Richard étant rejeté de l’humanité décide de s’en rejeter lui-même, il le dit « Eh bien puis que les cieux ont ainsi façonné mon corps, que l’enfer fasse mon âme difforme pour y répondre. » Ce sont des choix de douleur, au départ au moins, qui le poussent à devenir un monstre. « On ne nait pas méchant on le devient », Richard a trouvé son seul moyen d’exister, avoir le pouvoir, une lignée et pour cela qu’elle autre solution que d’être un « monstre » ? A-t-il d’autre possibilité. Chez les York, ce n’est pas la générosité et la gentillesse qui l’emporte. Cette faille chez Richard peut nous toucher et elle nous touche d’ailleurs plus chez Ostermeier. Il creuse cette souffrance de Richard et montre un mal être dans sa façon de mettre en scène le personnage. Souvent Richard pleure sur scène, pleure de rage, de tristesse qui quelque part nous touche. Le micro et sa caméra permette une projection de son visage, un visage de douleur, de souffrance, d’un humain qui a mal. Chez Jolly cet aspect est moins creusé, il a tendance à le diaboliser et à faire de lui un « monstre » sans humanité. Cette différence est palpable dès le début avec une mise en scène très diabolique, une venue des enfers de Richard qui entre par une trappe, et nous parle avec sa voix rocailleuse chez Jolly. Chez Ostermeier , Richard n’est pas le premier sur scène , il sera au contraire les dernier. Cela nous laisse le temps de voir l’amusement des personnages entre eux, et l’exclusion de Richard qui entre de manière maladroite et presque perdu sur scène. Il trouve seulement sa contenance avec son micro, et là encore nous laisse apercevoir des larmes lorsqu’il parle du rejet qu’il subit. Mais finalement c’est cette humanité qui le rend encore plus terrifiant et affreux. Il est humain, a conscience de ses actes et les affirme avec une telle force que cela donne froid dans la dos.
Point que je voulais encore placer : Richard= vilain, traitre de tragédie et« fool », force symbolique incarnation du vice et du mal
Thème politique de l’ambition (Sénèque, Machiavel) et question métaphysique : être sans transcendance et sans loi, exemplum tragique, victoire du bien sur le mal. Notre regard sur Richard est ambivalent : fait horreur et fascine, objet de rejet et d’admiration, courage et peur de la mort qui le rendent humain, à la fin remords de sa vie passé dans sa tente après le cauchemar mais désespoir d’un homme qui ne peut connaître la rédemption. Terreur et pitié. Questionnement de la notion de providence qui laisse faire le mal et reste silencieuse jusqu’au renversement de situation.