vendredi 20 janvier 2023

Remarques sur le personnage de L'Annoncier

 

Au fil de la pièce, Claudel fait apparaitre des personnages singuliers dont le rôle ne se limite pas à leur participation à l’intrigue proprement dite. Ces personnages ont un discours décalé dont le contenu participe au processus de transgression des frontières établies conventionnellement au théâtre, entre les différents groupes d’acteurs.


L'Annoncier : Monsieur Loyal

 
L’Annoncier est le premier personnage du Soulier de Satin qui prend la parole, en ouvrant la première scène de la pièce. Sa dénomination, déjà, évoque une personne qui n’est pas tout à fait considérée comme un comédien. Ce titre évoque Monsieur Loyal, le crieur public ou encore le rôle de l’huissier. Il est sur le seuil, entre la scène et la salle, entre la scène et
les coulisses, et appartient autant à chacun de ces espaces. Il s’adresse à l’assemblée –que l’on peut comprendre au sens large comme étant l’ensemble des personnes présentes dans le théâtre, à portée de sa voix – en les appelant « mes frères », terme qui ajoute encore à l’idée d’effacement des frontières entre les différents groupes et espaces qui se
côtoient au théâtre. L’Annoncier considère de manière indifférenciée toutes les personnes qui perçoivent son discours. De plus, il se positionne au sein de cette grande fratrie et non pas en dehors, ce qui renforce encore l’impression de globalité et d’homogénéité des personnes présentes sur la base des critères conventionnels du théâtre, à savoir spectateurs / comédiens / techniciens, statuts définis notamment de façon spatiale.


Ensuite, l’Annoncier souligne à nouveau son détachement du groupe des comédiens et des techniciens en décrivant le décor et en le désignant non pas comme un navire démâté, mais bien comme la représentation d’un navire démâté. Il institue ainsi la distance chère à Brecht , d’une part, et inaugure la démarche que Claudel attend du spectateur, d’autre
part. En effet, il invite le spectateur à prendre du recul et à être bien conscient que ce qui va se dérouler sur la scène n’est pas vrai, malgré tous les efforts de réalisme de l’auteur, du scénographe, des décorateurs et des comédiens. L’Annoncier insiste sur la réalité du décor (sa nature) et sur sa qualité, mais enjoint par-là les spectateurs à ne pas s’y tromper et ce, dès le début de la pièce. Il place ainsi l’ensemble de l’œuvre entre parenthèses en
adressant cet avertissement à tous les acteurs du théâtre, lui inclus. L’Annoncier met en relief la nature du décor qui se veut réaliste et qui vise à créer l’illusion de la réalité :
« Toutes les grandes constellations de l’un et de l’autre hémisphères, la Grande Ourse, le Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues en bon ordre comme d’énormes girandoles et comme de gigantesques panoplies autour du ciel. »


A travers cette citation on perçoit toute la complexité du théâtre qui veut faire croire tout en reconnaissant l’illusion : l’Annoncier semble regarder le vrai ciel et dire que les vraies étoiles ressemblent à des étoiles fausses. La confusion est encore illustrée par le fait que l’Annoncier distingue les constellations des deux hémisphères à la fois, et par le fait que
toutes ces étoiles sont « suspendues en bon ordre », ce qui laisse entendre qu’on les a soigneusement agencées les unes par rapport aux autres et de façon artificielle. Cette idée entre en contradiction avec le fait que l’Annoncier suggère un instant auparavant qu’il se trouve sous la vraie voûte céleste et non pas au milieu d’un décor de théâtre. Il rétablit l’équilibre en disant de ces constellations qu’il pourrait « les toucher avec [sa] canne »,évidence qui ne laisse plus de doute quant à la nature du ciel qui l’entoure. Il a montré que tout au théâtre pouvait être sublimé par l’imagination et que rien ne devait être acquis comme étant seulement ce que l’apparence en montre. Mais l’Annoncier rappelle aussi que malgré le pouvoir d’illusion des décors et de l’imagination de chacun, il faut garder à l’esprit qu’en même temps que l’on croit à ce que le décor veut nous montrer, on est au théâtre, à contempler du carton pâte peint et enluminé.


Après avoir ainsi souligné l’inconsistance des frontières  conventionnellement tracées entre le public et les comédiens, l’Annoncier entame une description du décor qui s’étend sous ses yeux et sous les yeux du public. Son discours s’apparente alors à la description d’une œuvre picturale :
« ... un peintre qui voudrait représenter l’œuvre des pirates (...) aurait précisément l’idée de ce mât, avec ces vagues et ce agrès, tombé tout au travers du pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles ouvertes, de ces grandes taches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l’une sur l’autre. »
De nouveau, l’Annoncier nous fait percevoir les deux aspects du théâtre. D’une part on a l’impression qu’il dit « regardez à quel point tout cela est artificiel », en utilisant les mots « peintre » et « représenter », et d’autre part il montre la justesse de la composition : les choix qui ont été faits pour planter le décor sont les mêmes que ceux qu’aurait fait un peintre, c'est-
à-dire un professionnel de la représentation. Cependant, le peintre est expert en matière de représentation mais son œuvre ne trompe pas : du regard on englobe la scène peinte sur la toile mais aussi le cadre de celle-ci et le mur derrière, vrai, lui. De plus le tableau, aussi réussi soit-il, ne peut se situer que dans deux dimensions et par là-même on connaît qu’il n’est qu’une représentation. Ainsi, l’Annoncier montre que le décor est tellement juste qu’on y croit, tout en sachant que ce n’est qu’une représentation. Il insiste sur ces deux aspects à la fois, et montre dans le même temps qu’on peut les percevoir ensemble, en faire l’expérience simultanément. On peut être à la fois crédule et objectif. C’est le principe même de la distanciation de Brecht , et c’est aussi une nouvelle façon d’exprimer la transgression des frontières au théâtre. Ce n’est pas que ces frontières soient perméables par nature ou dans le théâtre en général, bien au contraire, cette dualité existe toujours.
Mais la particularité du Soulier de Satin est d’encourager les spectateurs à faire l’expérience de cette dualité et de cette transgression, tandis que cela reste implicite dans le théâtre en général.
En apostrophant les spectateurs, « comme vous voyez », l’Annoncier les prend à partie, il s’adresse directement à eux. Cette expression fait par ailleurs penser à une visite au musée, menée par un guide. Elle suppose une attitude volontaire et active des spectateurs qui voient la même chose (« extrêmement grand et maigre ») que l’Annoncier : depuis la scène et depuis la salle, on assiste au même spectacle, ce qui tend à faire oublier une fois encore la frontière ordinairement définie entre ces deux espaces. Chacun est le spectacle des autres.
« Le voici qui parle comme suit (...) Mais c’est lui qui va parler. » Une nouvelle fois, l’Annoncier montre combien la frontière entre la réalité et la vérité peut être perméable. La première partie de la citation nous permet de savoir déjà ce que va dire le Père Jésuite et renforce l’aspect distancié, le côté lecture de l’œuvre que Claudel provoque chez le spectateur. On a bien conscience d’assister à une représentation et à un projet théâtral et
non pas d’être témoin d’une scène de la « vraie vie ». Ce procédé permet aussi de projeter le spectateur au niveau de l’auteur / narrateur omniscient qui connaît par avance les péripéties à venir. On retrouve là le renvoi au statut de lecteur que retrouve le spectateur dans le Soulier de Satin. Avec la seconde partie de la citation (« Mais c’est lui... »), Claudel nous
apprête à repasser dans le récit de manière immédiate, sans l’intercession de l’Annoncier.
Il nous ramène au cœur du décor dont on sait qu’il est décor tout en adhérant au principe du théâtre : accepter le temps de la représentation des repères qui sont réels bien que différents de la vérité.


Puis l’Annoncier porte de nouveau toute son attention sur le public et lui dispense des conseils, voire des consignes : « Ecoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. » Ici les spectateurs sont identifiés en tant que tels (on se rappelle la remarque de Roland Barthes sur la passivité des spectateurs enfoncés dans l’ombre66 ), susceptibles de se laisser porter distraitement par l’histoire à laquelle ils s’apprêtent
à assister. L’Annoncier rappelle des consignes apparemment évidentes et essentielles :« écoutez (...) essayez de comprendre ». Cependant en les rappelant il souligne la volonté de Claudel d’impliquer les spectateurs de façon extraordinaire dans son théâtre.
Il leur demande une attention renforcée et les prévient qu’ils vont assister à quelque chose d’exceptionnel. Paradoxalement, il les avertit également que l’histoire sera tellement exceptionnelle que les spectateurs ne pourront pas tout comprendre malgré leurs efforts et que ce qui résistera à leur entendement sera d’autant plus beau.
Pour clore son discours, l’Annoncier qui vient de demander aux spectateurs d’essayer« de comprendre un peu » les avertit que le plus beau sera ce qui ne pourra être compris :« C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. »
L'incompréhension semble ici être une évidence contre laquelle rien ne sert de lutter. Elle n'est pas un obstacle au plaisir ou à la beauté. En effet, l'incompréhension est une caractéristique essentielle de la vie qui ne peut pas être analysée comme une suite d'enchaînements logiques ou de rapports de cause à effets. On peut dire que la vie en elle- même n'a pas d'autre sens que celui que nous lui donnons subjectivement, et que parfois
elle résiste à toute interprétation, donnant lieu à ce qu'on appelle des « ironies du sort ».
C'est le premier élément qu'on peut retirer de ces mots de l'Annoncier : le Soulier de Satin  ne  sera pas pour les spectateurs d'un grand réalisme. D'autre part on pourra interpréter l'évocation de cette incompréhension comme l'illustration de ces frontières extrêmement perméables que Claudel veut appliquer à son théâtre : l'Annoncier prévient les spectateurs qu'ils vont glisser imperceptiblement de la compréhension à l'incompréhension, sans s'en apercevoir