vendredi 20 janvier 2023

Analyse dramaturgique de la scène 1 Acte I: L'Annoncier et le Jésuite ( à lire absolument)

 A mettre en rapport avec l'analyse faire en classe de l'extrait dans la captation.

Journée 1, scène première. L’Annoncier, le Père Jésuite

 « L’Annoncier, Le Père Jésuite », nous dit la didascalie qui donne les personnages présents dans cette scène qu’on appellerait traditionnellement d’exposition. Sa principale particularité est sans doute la coexistence, dans une seule et même scène, de deux personnages au statut différent.

 On notera bien sûr que Claudel ne suit pas le découpage classique, puisque la sortie de l’Annoncier (Sort l’Annoncier) n’a pas pour conséquence le passage à une nouvelle scène. La question scénique essentielle est donc celle du lien entre ces deux personnages qui ne sont pas sur le même plan, mais se trouvent provisoirement sur scène en même temps.

L’Annoncier prêcheur

A priori, l’Annoncier est extérieur à l’intrigue qu’il introduit, assumant un rôle métathéâtral d’introducteur, de commentateur, voire de « prologue fait chair », prenant d’emblée en charge une forme de distanciation. On entend ici « distanciation » au sens large du terme, car cet écart inaugural est plus ludique que politique et n’a guère de rapport avec la Verfremdung brechtienne, dont on sait qu’elle serait mieux traduite ici par « étrangéisation ».

 L’essentiel est le refus d’une illusion au premier degré, dans laquelle on entrerait in medias res, comme dans un autre monde donné pour réel. Pensons à l’idée claudélienne de « théâtre à l’état naissant ». Dans sa Poétique du drame moderne (Seuil, 2012), Jean-Pierre Sarrazac propose le terme général de « secondarité », qui correspond assez bien à ce dont il s’agit : le drame n’est jamais donné directement ; il ne coïncide pas exactement avec l’intrigue ; un écart est toujours introduit entre le présent du représenté (un jésuite naufragé) et le présent de la représentation (un public sur le point d’assister à un spectacle). Autrement dit, la pièce commence avant le début de l’intrigue. 

La parole de l’Annoncier n’est-elle alors qu’un prologue, comme les discours adressés au Roi pour lui présenter la pièce au XVIIe siècle ? Claudel le suggère un instant, en indiquant que l’Annoncier « annonce » le titre, le sous-titre (« Ou le pire n’est pas toujours sûr ») et un genre un peu désinvolte (« action espagnole en quatre journées », précisé immédiatement après par le mot « drame », étymologiquement synonyme d’« action », mais plus riche dans l’histoire de la scène).

 Annoncier qui annonce, puis Jésuite qui prie, donc ? Chacun son rôle et la scène sera bien introduite ?
Pas tout à fait. L’impératif à la première personne du pluriel qui ouvre la pièce (« Fixons, je vous prie… ») fait certes du public assemblé le destinataire direct de la parole, créant une communauté théâtrale éphémère dont l’Annoncier serait le premier spectateur. Toutefois, l’Annoncier ne s’adresse pas, stricto sensu, à des spectateurs en attente : « Fixons, je vous prie, mes frères… » L’adresse aux « frères » opère un pas de côté et installe le texte dans le double statut de prologue et de sermon. 

Dans son adaptation filmographique, en 1985, Manuel de Oliveira a parfaitement explicité cette dimension sermonnaire du discours en filmant un prêtre dans une chaire ancienne et des fidèles qui l’écoutent. C’est la manière dont il rend compte de la datation approximative de l’intrigue à la fin du XVIe ou au début du XVIIe siècle. Sermon ? On entend d’ici l’élève ricaner ou bâiller, tandis que le professeur blêmit ou s’inquiète pour la laïcité. Ce serait ne pas voir que la fraternité à laquelle convie cet Annoncier est tout autant théâtrale que liturgique. L’athée Jean Vilar ne définissait-il pas lui-même le projet d’Avignon par des mots quasi religieux : « Il y avait là une provocation : tenter de redonner au théâtre non pas un sens royal (bien que nous jouions alors des pièces assez royales avec des rois très imbus de leur autorité), mais un sens cérémonial » (Jean Vilar, « Un lieu théâtral : Avignon », entretien de 1963, repris dans Denis Bablet, Jean Jacquot, Le Lieu théâtral dans la société moderne, CNRS Éditions, 1988, p. 153).

La canne et la croix

La scène première, et la pièce entière, tente précisément de tenir ensemble ce que prêtres et hommes de théâtre ont trop souvent voulu séparer pour se faire propriétaires de leur public : le sacré et le profane, le ciel et la terre, la communion des fidèles et la communauté des spectateurs… En somme, cette première scène ne tente rien de moins qu’une réconciliation du théâtre et de l’Église, à travers la rencontre fugitive d’un bonimenteur de foire, qui nous demande de croire à un monde dans lequel il peut toucher les constellations avec sa canne, et d’un jésuite, qui prétend « traduire dans le Ciel » ce que son frère Rodrigue « essayera de dire misérablement sur la terre » (p. 21). 

Claudel n’ignore pas que le théâtre est né en France de la liturgie, avant de prendre progressivement son autonomie.
La canne et la croix, telles sont les deux accessoires qu’il s’agit de fixer pour entrer dans cet univers théâtral et théologique. Quel lien entre les deux parties de la scène ? Quel rapport entre l’Annoncier et le Jésuite ? Quelle continuité possible entre la représentation théâtrale et « la dernière oraison de cette messe que mêlé déjà à la mort je célèbre par le moyen de moi-même » (p. 19) ? La canne avec laquelle l’Annoncier tape fortement le sol et la croix à laquelle le Jésuite dit être attaché nous semblent matérialiser l’enjeu de cette scène dont tout découle ensuite.


La canne de l’Annoncier, variation sur le brigadier qui tape les trois coups, peut être comprise comme l’accessoire d’un boitement. Le boitement apparaît comme la clé à la fois de l’intrigue et de l’esthétique claudéliennes. Boitement de l’Annoncier qui s’appuie sur sa canne, plus spécialement visible dans la posture inclinée de celui de Manuel de Oliveira qui accueille les spectateurs à l’entrée du théâtre ; boitement de cette première scène entre la distance presque parodique de l’Annoncier et le martyr oblatif du Jésuite ; boitement temporel de cette histoire que Claudel situe significativement entre deux siècles, sans vouloir trancher ; boitement spatial aussi dans cette localisation incertaine d’un bateau perdu en mer « quelques degrés au-dessous de la Ligne à égale distance de l’Ancien et du Nouveau Continent », et qui flotte « au gré des courants » ; boitement générique de cette ouverture qui met un nez rouge à Bossuet, sans perdre l’oraison, et donne une lyre exaltée à un agonisant au dernier souffle ; boitement-obstacle que s’impose Prouhèze en offrant son soulier à la Vierge, contre toute tentation de confort amoureux ; boitement que Rodrigue n’intégrera pleinement qu’à la dernière scène, quand il sera « ce vieux N’a-qu’une-jambe » (p. 484), « enchaîné sur un bateau », dans une union finale à son frère jésuite qui s’est offert pour lui à l’ouverture. 

« Deus escreve direito por linhas tortas », dit le proverbe portugais mis en exergue : Dieu écrit droit avec des lignes courbes. On est tenté de proposer une traduction moins littérale, mais sans doute aussi fidèle : Dieu marche droit, mais les Hommes boitent.
En parallèle, la croix du Père Jésuite déploie son ombre, ou ses remous, sur toute la pièce, dont l’intrigue est ainsi sous le signe de la souffrance transformée en joie de l’offrande. La croix est à la fois ce qui torture et ce avec quoi on fait corps (« Mais aujourd’hui, il n’y a pas moyen d’être plus serré à vous que je ne le suis ») ; Claudel souligne régulièrement le double sens du mot « passion » dans cette perspective. Pensons au dialogue entre Camille et Prouhèze (III, 10, p. 310) :

« Doña Prouhèze : La passion est unie à la croix.
Don Camille : Quelle croix ?
Doña Prouhèze : Rodrigue est pour toujours cette croix à laquelle je suis attachée. »

Difficile d’associer plus explicitement la destinée du Jésuite et celle des deux amants. Songeons aussi à la forêt vierge américaine où les aventuriers (les « bandeirantes », p. 200) reconnaissent « le dessin de la Sainte Croix […] sur le tombeau de ce peuple mort et dont le nom même a péri » (II, 12).

Saint Jacques et la mer : tout relier

Pensons surtout que l’épave du bateau du Jésuite est reconnue par Rodrigue à la fin de la scène 8 de la Deuxième journée (p. 172) : « C’est le nom du bateau qui allait au Brésil et sur lequel mon frère, un père jésuite, s’était embarqué. » Si on se souvient que ce nom est Santiago, c’est-à-dire « saint Jacques », on comprendra mieux pourquoi le saint de Compostelle constitue un fil rouge. Rodrigue l’évoque avec son serviteur chinois (« C’est Jacques qui chaque année au jour de sa fête s’en vient rendre visite à la Mère de son Dieu », II, 7, p. 74) ; Rodrigue est blessé en défendant la procession de sa statue (« Je suis heureux d’avoir pu sauver Monsieur Saint Jacques », II, 9, p. 82) ; saint Jacques intervient en personne sur scène (II, 6), pour souligner d’ailleurs son lien avec la mer et l’Amérique (« Jusqu’au jour où je me suis remis en marche au-devant de la caravelle de Colomb », p. 160) ; et Claudel n’oublie pas de rappeler que « le nom de Saint Jacques a été parfois donné à la constellation d’Orion qui visite tour à tour l’une et l’autre hémisphère » (ibidem). Bref, la croix du Jésuite, qui est aussi le mat du bateau de saint Jacques, ne cesse de traverser la scène et l’univers, reliant les continents, les époques et les Hommes. Elle les relie à la verticale comme à l’horizontale, conformément au sens souvent donné aux deux bras de la croix.


L’idée de commencer la pièce au milieu de l’eau relève symboliquement de cette même volonté de réunir et de partir pour une aventure qui touche tous les continents. La métaphore maritime est évidemment ancienne dans le monde du théâtre – ne serait-ce que par la présence des marins (et de leurs superstitions) pour manipuler les décors dans les cintres –, mais elle ne s’arrête pas là. L’eau est ce qui unit tous les continents et elle suggère aussi une fraternité universelle. Victor Hugo écrit : « La mer, c’est le Seigneur,/ Le navire, c’est l’homme », et on dit familièrement que tous les hommes sont « dans le même bateau ». Sur ce point, Claudel notait à la fin de sa vie un énorme progrès à ses yeux de ce qu’il appelle « cette civilisation humaine », à l’échelle de sa seule existence :

« Il n’y a plus maintenant une partie du monde qui soit étrangère aux autres. Actuellement, un Français peut dire, comme Madame de Sévigné qui disait à sa fille « qu’elle avait mal à la gorge », eh bien, un Français a mal à la Corée, il a mal à la Palestine, il a mal à toutes les parties du monde dans lesquelles il se produit quelque chose. Il se rend compte qu’il y a une étroite communion de l’une à l’autre. Et, précisément, ces grandes catastrophes dont nous sommes les témoins plus ou moins douloureux, contribuent à ce travail de réunion de l’humanité […] (Jean Amrouche, Paul Claudel. Mémoires improvisés, Gallimard, 1969, p. 367). »

On voit que la didascalie « La scène de ce drame est le monde » ne peut guère être comprise comme une rêverie de poète, ni comme un simple parti pris esthétique. Il s’agit bien pour Claudel d’affirmer une fraternité planétaire et théâtrale, dans laquelle aucune destinée n’est insignifiante. 

Assister au Soulier de satin suppose donc de considérer son voisin comme son « frère ».
Cela suppose aussi très simplement d’accepter de partir à l’aventure sur le terrain instable par excellence qu’est la mer, conscient qu’elle peut nous mener aux quatre coins du monde, voire dans la profondeur des abysses. Claudel met dans la bouche de l’Annoncier cette précision claire : « Coup prolongé de sifflet comme pour la manœuvre d’un bateau. » Si une canne et une croix flottante sont les seuls points d’appui, il est probable que les lignes courbes seront plus fréquentes que l’écriture droite.

En résumé, quel que soit le traitement que l’on fait de l’Annoncier et du Père Jésuite, on a intérêt à s’interroger avant tout sur ce qui les unit ou les sépare : sont-ils dans le même espace scénique ? À la même hauteur ? Se voient-ils réciproquement, ou le Jésuite semble-t-il ignorer la présence de l’Annoncier ? Leurs costumes relèvent-ils de la même époque, de la même esthétique ? Comment leurs statuts différents (métathéâtral ou interne à l’intrigue) sont-ils mis en évidence ? Comment le passage de la parole de l’un à la parole de l’autre se fait-il ? L’Annoncier sort-il dès qu’il a fini de parler (selon la didascalie de Claudel) ou assiste-t-il à la tirade du Jésuite ? 

À toutes ces questions, on le verra, Antoine Vitez et Olivier Py apportent des réponses assez différentes.

Vous pouvez comparer la séquence vue en classe avec le schoix de PY dont vous avez la captation sur la plateforme Cyrano.