mardi 14 mars 2023

la scénographie du Soulier: comparaison mise en scène de Vitez et de Py

 

Si Vitez place à l’origine un espace nu, Py met au contraire d’emblée sa mise en scène sous le signe d’une théâtralité foisonnante et gigantesque. La scène de Vitez est une page blanche, explicitée par les pages du cahier que tourne l’Annoncier : choix de la miniature et refus de la représentation mimétique, puisqu’il va de soi qu’aucun spectateur ne pourrait distinguer les éventuels dessins présents. Le cahier est comme un reflet de la scène, espace vide qu’Éloi Recoing désigne comme « un grand livre d’image, prêt à les recevoir toutes » (cité par Ubersfeld, Antoine Vitez, metteur en scène et poète, p. 105).

La scène de Py, au contraire, est une importante machinerie en mouvement, appelée à se transformer pour une chorégraphie d’espaces qui relève d’un monde en perpétuelle transformation, selon l’idée baroque de l’instabilité fondamentale de l’Univers. Les praticables sont composés de quelques modules de base, diversement emboîtés, qui sont réutilisés de pièce en pièce. Pierre-André Weitz parle de « Lego » à propos de son travail, ce qui suggère à la fois la réutilisation et la dimension ludique.Les éléments de décors, et spécialement les escaliers sur roulettes, déploient dans tout l’espace l’idée de flottement que Yannis Kokkos donnait de manière minimaliste en posant le tréteau nu sur la mer, représentée par un simple contour rectangulaire bleue. La différence est décisive, car elle amène à opposer la scène essentiellement horizontale de Vitez à la scène constamment verticale de Py.

On le comprend dès que l’Annoncier-Michel Fau fait son entrée en scène en escaladant une échelle. La scénographie, chez Py, entend bien rapprocher le ciel et la terre. Il y a là, en outre, un clin d’œil à une idée que Claudel met en œuvre dans sa pièce de 1927, Le Livre de Christophe Colomb : tout personnage est au moins double et l’homme du bas est appelé à s’élever peu à peu pour rejoindre l’homme d’en haut. Ainsi, le Christophe Colomb terrestre doit-il coïncider un jour avec le Christophe Colomb céleste, qui assiste à son procès de canonisation. Chez Vitez, au commencement, il y a donc le vide et l’horizontal ; chez Py, il y a la théâtralité exhibée et la verticale.

Très concrètement, on note par exemple que Michel Fau touche avec sa canne la tringle qui descend des cintres, tandis que Pierre Vial se contentait de faire semblant de l’avoir dans les mains. De même, Py choisit de matérialiser les constellations par un grand disque noir avec des éclats dorés en guise d’étoiles, tandis que Pierre Vial se contentait de délimiter un cercle dans le vide en faisant tourner sa canne. La différence ne relève pas seulement de deux esthétiques diamétralement opposées, l’une de l’épure, l’autre de l’excès, l’une du vide, l’autre du plein (« je lutte contre l’image par accumulation », dit Py quelque part). La différence a en réalité une valeur métaphysique : chez Py, l’homme se promène sans cesse entre ciel et terre, tandis que chez Vitez, la présence céleste ne va jamais de soi

Vitez et Py ont toutefois en commun le refus de la représentation, aussi bien mimétique que symbolique. Ils admettent d’emblée l’un et l’autre que « le monde », qui est la scène du drame, ne sera pas présent sur scène par les images juxtaposées des différents lieux évoqués. On lira avec profit « Les deux font la paire ou L’aventure du Soulier de satin », article d’Olivier Balazuc, comédien et assistant à la mise en scène de Py pour la pièce. On y lit notamment cette question sur le défi lancé par une scène qui « est le monde » : « Comment procéder ? S’agit-il d’extraire des éléments représentatifs ou pittoresques, dont la somme donnerait une équivalence théâtrale de ces centres commerciaux où le tex-mex voisine avec la cuisine chinoise et les saveurs de l’Italie ? Un cliché de village mondialisé ? » Contre ce faux monde publicitaire, Balazuc rappelle que la méthode de Py et Weitz est, depuis l’origine, la même : « représenter le monde avec le monde du théâtre », ce qui signifie, en somme, préférer « l’universalité des signes » à « la mondialisation des images » (Théâtre public, n° 213 : « Carte blanche à Olivier Py », 2014, p. 55).