Comparaison des costumes de Prouhèze dans les mises en scène de Vitez et Py :
Dans l’espace nu vitézien, en attente, les costumes des personnages qui entrent prennent valeur de décor, habillant à eux seuls autant les personnages que l’espace. Prenons les robes respectives de Ludmila Mikaël et de Jeanne Balibar dans le rôle de Prouhèze.
Celle de Ludmila Mikaël pourrait ou a pu éventuellement être portée dans la réalité mais, sans aucun autre signe d’un univers mimétique sur scène, elle est donnée à voir à distance, comme mise entre guillemets. Nous sommes dans le « presque » que Vitez repère chez Kokkos ( Presque un costume du Siècle d’Or)
C’est encore plus net avec la grosse couronne du roi (Première journée, scène 6), qui assume un caractère muséal.
La robe est donc rendue théâtrale par le fait d’être un signe isolé sur la « page blanche ». Il y a là comme un réalisme distancié.
Au contraire, la robe rouge vif de Jeanne Balibar, augmentée d’un chapeau haut de forme également rouge, apparaît d’emblée comme un costume de pur théâtre et elle est indissociable de son environnement scénographique. Son rouge vif peut bien sûr avoir un sens en lui-même : rouge de la passion, Petit Chaperon rouge menacé par le Loup Don Camille, sang du sacrifice, allusion au rideau rouge de l’imaginaire théâtral. Toutefois, la valeur symbolique ne peut éclipser la richesse visuelle dramaturgique, qui inscrit le rouge dans le continuum et dans un mouvement perpétuel de transformation. Olivier Balazuc l’a bien explicité : « À partir d’un univers commun, poétique parce que décontextualisé, permettre au spectateur d’activer son propre imaginaire.
Dans Le Soulier de satin de Py, trois couleurs, associées à des matières, jouent de la polysémie des signes : le rouge des rideaux, le noir des structures et l’or de certaines surfaces. Ce code se décline également à travers les accessoires ou des éléments de costume.
Bien entendu, le rideau rouge signifie le théâtre dans l’univers collectif, même si on l’utilise de moins en moins (on lève un rideau mental). Mais ce dernier pouvait devenir voile de bateau, draperie du commerce des Indes, évoquant simultanément le sang des massacres […]. » Même richesse des dorés, ajoute Balazuc : « L’armure du conquistador devenait celle de l’Ange, dont l’éclat ultime se reflétait dans les étoiles d’un ciel de théâtre ou les cuivres de l’orchestre » (ibid., p. 55).
« Poétique parce que décontextualisé. » La formule d’Olivier Balazuc peut s’appliquer aussi bien à Vitez qu’à Py, mais leurs manières de décontextualiser diffèrent. Reprenons les deux ressources audiovisuelles, présentées plus haut, qui permettaient de comparer les costumes du personnage de Prouhèze chez Vitez et Py. Elles sont également intéressantes pour évoquer les décors : on peut comparer ici leurs deux « charmilles » de la scène 3 de la Première journée.
Peinte sur une toile portée par Jeanne Vitez, la charmille de Vitez tire sa poésie théâtrale de sa légèreté, de son mouvement et de son isolement dans l’espace nu. Elle est d’ailleurs remplacée ensuite par l’éventail de Prouhèze. La « charmille » de Py est un plancher noir, la couleur du costume de Camille, installé à la verticale. C’est le même module que ceux qui constituent le tréteau sur lequel marchent les personnages. Rien d’autre que le théâtre lui-même pour créer la tension dramatique. La différence de matérialité de ces deux charmilles permet de comprendre la relation entre les personnages .
On peut prolonger la réflexion avec une image du film de Manuel de Oliveira (1985) : la charmille est une barrière végétale réelle, qui sépare deux plans. Camille et Prouhèze parlent face caméra, dans une forme d’immobilité qui rapproche la scène d’une enluminure de livre d’images médiéval. La charmille rappelle une représentation de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le jardin d’Éden. Prouhèze ressemble alors à une Ève que le tentateur Camille cherche à tromper.
Choix de Py et choix de Vitez pour le comédien qui joue Camille. Quelles différences notez-vous entre eux ? La relation de Camille à Prouhèze vous semble-t-elle similaire ?
On peut relever au minimum la différence d’âge des deux Camille. Robin Renucci raconte avoir été étonné que Vitez lui demande de jouer un rôle qui lui semblait plutôt un rôle de la maturité. Quoi qu’il en soit, son Camille, avec un sac à dos d’homme « aux semelles de vent », est plein de jeunesse, d’enthousiasme joyeux, doté d’un perpétuel sourire un peu moqueur. Il attire immédiatement une forme de sympathie du public.
Plus âgé, le Camille de Py, Miloud Khétib, vit le refus de Prouhèze de manière plus visiblement douloureuse ; on perçoit un homme qui a déjà beaucoup vécu, un homme tourmenté, marqué par un combat intérieur et aussi une violence prête à éclater. Ce Camille semble se retenir difficilement de prendre de force la femme qu’il désire.
Chez Vitez, alors même que Camille embrasse Prouhèze contre son gré, la relation demeure assez légère, comme un jeu de séduction sans gravité ou une mise au défi. Chez Py, la force du désir est accentuée par la manière de matérialiser la charmille. Le plancher noir vertical sépare, comme une porte que Camille tente de forcer, comme si le viol n’était pas exclu. Prouhèze est ainsi amenée à fuir, puis à se réfugier sous le tréteau. Pas de naturalisme agressif bien sûr, mais une manière théâtrale d’indiquer une sorte de violence pulsionnelle (voir les poings serrés, par exemple, et bien entendu le corps étendu au-dessus de Prouhèze). Réduite à un éventail, la charmille de Vitez donne au contraire à l’affrontement une apparence plus badine.