Analyse de L’Ombre Double
Faire apparaître l’Ombre Double, autrement dit donner forme à l’informe, représenter intensément l’irreprésentable relève de la gageure... et pourtant...
Claudel= poète qui aime la nuit, les paysages sous la lune lors de traversées en bateau, les ciels étoilés, par ailleurs insomniaque : la nuit peut être celle du passage, de l’épreuve, celle du Combat de Jacob et de l’Ange, ce messager musclé du Seigneur, celle du mont des Oliviers, Gethsemani ; la nuit de sa nuit personnelle également, présence, résurgence de son abîme, de sa tentation du néant, ou de son inferno à lui.
//ainsi encore Rodrigue :4Le Soulier de satin, IIIe Journée, scène xiii.
Laissez-moi m’expliquer ! laissez-moi me dépêtrer de ces fils emmêlés de la pensée ! laissez-moi déployer aux yeux de tous cette toile que pendant bien des nuits J’ai tissée, renvoyé d’un mur à l’autre de cette amère vérandah comme une navette aux mains des noires tisseuses
la nuit est aussi celle de la transfiguration, une nuit transfigurée qui jamais, donc, dans son principe, n’est absolue, jamais le lieu de l’opacité sans issue, de la cécité complète, toujours une lueur luit, une étoile..
L’ombre double : Il nous semble possible de présenter la scène de l’Ombre Double comme une scène interdite, qui fait en quelque sorte de ce personnage unique une figure interdite de scène puisqu’iI s’agit ni plus ni moins de la réapparition du couple Ysé/Mesa, tel que le poète a tenté et été tenté de le reconstituer en Rodrigue et Prouhèze, tel qu’il survit dans la mémoire de l’homme et de l’œuvre, sans qu’il puisse jamais y avoir prescription.
CF(Retour de Ysé dans Partage de midi : cette situation dramatique inédite à relier aux futures pages admirables que l’on connaît sur le nô japonais, dues à un spectateur assidu, devenu auteur à son tour, on peut peut-être risquer l’idée que le dernier retour d’Ysé est proche du retour du shité ou sh’té dans le nô, celui des deux protagonistes qui se présente successivement sous deux aspects différents au waki qui l’a rencontré. À sa première « apparition » le sh’té possède une apparence de réalité, une histoire qu’il raconte, mais qui n’est pas sa vérité. Il disparaît derrière l’étonnant rideau de scène pour — après un intermède — revenir, sous des traits différents, monstrueux ou idéalisé, y rejouer la donne essentielle de son existence passée. Mais on n’aura encore rien démontré tant que l’on n’aura pas rappelé le lien étroit qui existe entre celui qui écoute et celui qui parle, chante et danse. Il y a davantage qu’une rencontre entre waki et sh’té, il y a mutuelle délivrance parce qu’il y a échange, interférence.)
Un décor pour L’Ombre Double : un mur
Pour la scène de l’Ombre Double tous les éléments antérieurs connus sont réunis : la nuit, la lune, le mur qui pourrait bien ressembler à celui de la haute tombe chinoise, cet oméga impressionnant qui a fortement marqué le poète de Connaissance de l’Est, au point qu’il recommande à Barrault de s’en inspirer pour le décor de l’acte II de Partage de Midi. Ou rappeler la paroi verticale devant laquelle danse, en une lente progression qui le conduit d’une extrémité à l’autre du plateau, comme du début au bout de la nuit, Jean Borlin, figure centrale de L’Homme et son désir, ce ballet conçu au Brésil et créé à Paris par les Ballets Suédois, juste avant le départ de l’auteur pour le Japon. Ou encore se rapprocher de celui qui structure l’un des poèmes japonais, beaucoup plus récents donc, et même sensiblement contemporains de l’écriture de la scène qui nous intéresse. Intitulé La muraille intérieure de Tokyo, il commence ainsi :
Non point la forêt ni la grève, chaque jour le site de
ma promenade est un mur Il y a toujours un mur à ma droite.
Un mur que je suis et qui me suit et que je déroule derrière moi en marchant et
devant moi il y a encore provision et fourniture,
Un mur continuellement à ma droite.
Étrange déroulement en effet que celui de ce mur comme animé, telle la toile d’un cyclorama et avec le déplacement duquel celui du poète se confond presque. S’agissant de la scène de l’Ombre Double, la paroi est l’écran très évidemment nécessaire à la projection de la lumière qui fait naître l’ombre, mais elle implique également l’écho, elle est l’indispensable résonateur, le mur de la lamentation( L’Ombre Double se plaint de ne plus avoir son support) ?
Le mur encore ou enfin est peut-être principalement verticalité, dimension essentielle pour le poète qui en fait en somme le support sur lequel s’appuient les corps.. Plus prosaïque ou plus profane, faut-il y voir une représentation de l’amour debout, dans sa violence et son évidence ? Ysé déjà n’était-elle pas colonne entre les bras de Mesa ?)
Préoccupation presque exclusive de toute la littérature française d’imagination de l’amour et de l’amour sexuel qui en effet est le mystère des mystères, allié aux plus profonds mystères religieux : la génération, la création, la communion de 2 êtres. Quelque chose d’analogue au culte des organes sexuels chez les primitifs.
À son tour, travaillant en 1987 à la mise en scène du Soulier, Antoine Vitez, va jusqu’à parler au sujet du mur en question, d’obsession claudélienne, suivant sur ce point (et peut-être amplifiant) une proposition d’Antoinette Weber-Caflisch. Cette dernière rapproche dans sa note sur le MUR la scénographie imaginée ultérieurement par Claudel pour la célèbre scène qui met aux prises Phèdre et Hippolyte (Conversation sur Jean Racine, rédigée en 1954) et renvoie son lecteur aux réponses de Claudel à Jean Amrouche dans les Mémoires Improvisés quand il l’interroge sur ce point, aussi précis qu’essentiel. Voici qui nous ramène brutalement vers la représentation de l’étreinte qui tarit l’espoir, selon Rodrigue, et qui demeure pourtant l’éternel et l’obscur lieu du désir du couple humain :
Corps à corps ! Le plus étroit des corps à corps ! [...] Ce corps à corps des amants ne fut-ce qu’une seconde dans l’impossibilité.
Indissociables à jamais pour avoir été unis une fois, pour avoir été créés et s’être reconnus complémentaires, plus encore : unique(s) en un.
-La non-existence de l’Ombre Double, statut exceptionnel, on en conviendra, pour un personnage de théâtre.
En premier lieu, le rôle est volontairement restreint : il (elle) n’a presque pas de texte, à la différence des autres « créations » inédites de Claudel, telles celles de Saint-Jacques, des quatre Saints dans l’Église de la Mala Strana qui s’expriment inégalement mais assez largement, ad libitum en somme ! et de la Lune, aussi diserte que généreuse, cette figure-ci est quasi muette, ou plutôt muselée.
Plus rien ici qui rappelle les chants amébées de Mesa et d’Ysé se saluant solennellement l’un l’autre (O femme entre mes bras / Un homme entre les bras d’une femme) qui, s’inscrivant sur huit pleines pages, les font inlassablement se prendre, se dépendre et se reprendre, s’arranger l’un avec l’autre, l’un de l’autre, s’agencer, littéralement se posséder :
Ainsi donc
Je vous ai saisie ! et je sens votre corps même
Entre mes bras et vous ne me faites point de résistance, et j’entends dans mes
entrailles votre cœur qui bat ! (Mesa)
Moi, je comprends, mon bien-aimé,
Et je suis comprise, et je suis la raison entre tes bras, et je suis Ysé, ton
âme !
Et que nous font les autres ? mais tu es unique et je suis unique.
Et j’entends ta voix dans mes entrailles comme un cri qui ne peut être
souffert. (Ysé)
et presque même s’échanger, tant, terme à terme, image à image, la parole, parfaitement accordée, est réciproque. Au point que l’on songe à une référence qui probablement ne plairait guère à l’auteur, mais peut-être peut-on passer outre ? Et rapprocher ces étonnantes paroles d’Ysé
Et je suis un homme en toi, et tu es une femme avec moi, et je cueille ton cœur sans que tu saches comment...
À la brièveté du texte du rôle dit par l’Ombre Double correspond en outre assez exactement celle de sa durée de vie en quelque sorte, ou plutôt la précarité de son apparition. Constituée d’une étreinte et d’une rupture, qui est-elle ? à la fois un point et l’éternité, un moment et l’immensité, une oscillation, une hésitation, un frémissement, un bref mouvement qui est encore un sur place, puis une fuite.
En fait, l’Ombre n’a pas, à proprement parler, d’existence. Comme dans le nô, selon Claudel qui, on le sait, en est à l’époque le spectateur assidu et attentif avant de s’en faire le commentateur éclairé, elle est bien davantage le souvenir d’une action, plus encore ici le souvenir d’un moment. Action instantanée, immédiate, sans déroulement, sans suite. L’Ombre est faite de sa propre rétrospection, de son propre commentaire qui ne peut être que tentative de reconstitution de son origine. Elle rappelle en quelque sorte sa propre naissance, son éclosion à elle-même, mais en même temps, elle incarne, être mort-né, nul et non-avenu, devenir arrêté, l’impossibilité d’un développement.
On y verra certes la figure du péché, l’expression du remords, on y entendra la voix de la honte, le lamento de la souffrance, un humble J’accuse ! de la part de cette proscrite, honteuse, exaspérée et désespérée.
Mais, plus concrètement, si l’on peut dire, quel statut accorder à ce lambeau arraché à l’enfer humain, condamné dès l’origine par l’origine elle-même ? Car Claudel joue ici littéralement sur le nevermore : jamais, jamais plus — et peut-être néanmoins, toujours, si fréquemment repris par Rodrigue et par Prouhèze. Certes, elle est puisqu’elle a été, mais elle ne peut pas avoir le droit d’être bien qu’ayant été. Plainte de la plaignante qui n’est pas ici un ayant droit, non recevable, non reçue ; complainte de la plaintive. Texte obscur à dessein pour le spectateur qui le reçoit dans l’instant et l’émotion, sans les secours du commentaire, de l’explication presque de l’exégèse. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? La question, trois fois formulée, demeure ouverte à la fois sur l’in-finie question du sens, le mystérieux point central, réfractaire à toute investigation et sur l’écho infini que suscite la douloureuse impossibilité de la réponse.
-Un dernier point mérite d’être abordé, celui de la nature même du texte prononcé par l’Ombre Double. Cette bouche d’ombre, forme informe, tache noire sur fond noir , profère une parole qui en partie au moins ne lui appartient pas : on note en effet qu’il s’agit à peine d’une parole directe : le Je ou le moi certes s’expriment mais, bien éloignés de désigner un nous conjoint et impossible, ils ne font pour l’essentiel que commenter la naissance et la condamnation à mort immédiate de cet être interdit, hors nature ou normes, monstre immontrable même aux yeux de ceux qui l’ont généré et renvoyé à l’anonymat. Elle a beau porter un nom de scène, l’Ombre Double n’a même pas le droit d’être celle de Prouhèze et de Rodrigue, réunis ou désunis.
Mais moi, de qui dira-t-on que je suis l’ombre ?
non pas de cet homme et de cette femme séparés,
Mais de tous les deux à la fois qui l’un dans l’autre en moi se sont submergés
En cet être nouveau fait de noirceur informe
« Cet homme et cette femme » dit-elle, la didascalie annonçait « un homme », « une femme » : l’emploi exclusif de ces démonstratifs ou indéfinis rompt totalement avec les innombrables échanges des prénoms ou plutôt des vrais noms, rituel sinon essentiel chez Claudel. Il ne fallait pas, il ne faut plus ici les prononcer.
-Enfin, l’Ombre Double n’a pas d’interlocuteur. Elle n’est connue que d’elle- même, de la Lune, nécessairement qui a présidé à sa naissance, ainsi que des deux protagonistes qui l’ont conçue pour aussitôt la renier. Les voici séparés désormais par rien moins qu’un océan, aussi le témoignage de l’Ombre est-il celui d’un témoin à son tour sans témoin, il est en somme irrecevable. Faute de preuve ou de garantie d’existence, de reconnaissance, elle ne peut que disparaître, mourir de cette mort qui fait du témoignage un martyre. Dès lors toutefois, sa disparition même fait sens à nouveau.
Elle doit alors passer par le renoncement, double mais décalé comme le constate la Lune dès le finale de la Deuxième Journée. Avec l’aide robuste de l’Ange Gardien, Prouhèze en franchit les étapes, en surmonte les épreuves plus rapidement que Rodrigue, entêté dans ses contradictions, enlisé dans la « gestion » de sa colonisation américaine, in extremis encore ridiculement égaré dans ses projets erronés de gouvernement d’une Angleterre improbable. Entre-temps Prouhèze, dont tout l’être tend à rejoindre Rodrigue — et à le fuir, ne cesse de montrer la voie du renoncement, dès le moment même du vœu (I, vi), du temps de Pélage déjà (II, iv), du temps de Camille (III, x) et enfin dans la dernière scène de la Troisième Journée, quand, devant le mur du château d’arrière du navire-amiral, par le défi qu’elle lance à Rodrigue, elle empêche et refuse en fait son ultime appel. Déliant ce qui était lié, elle annonce alors sa propre mort qui signifie tout autant celle de la moitié, donc de la totalité de l’indivise Ombre Double.
La délivrance peut s’accomplir enfin totalement au terme de la Quatrième Journée, tout entière nourrie de la présence palpitante de Prouhèze absente ! Après la dernière confession de Rodrigue à Frère Léon et son abandon ultime, dans la nuit de l’infini, selon les termes de Ross Chambers, le plus doux des naufrages, la « Délivrance aux âmes captives » peut avoir lieu. Mais comment laisser dire que Prouhèze est absente alors qu’elle a donné en gage à Rodrigue une autre elle-même , Sept Epée?
Ici, par personnage interposé, la vie, l’amour, Demain triomphent :
Paroles de Dona Musique (III, ii).
Qu’importent
le désordre, et la douleur d’aujourd’hui puisqu’elle est le commencement
d’autre chose, puisque
Demain existe, puisque la vie continue, cette démolition avec nous des immenses
réserves de la création.
C’est l’enfant « conçu » en pensée, l’enfant rêvé, résultante et fruit de cette union non-consommée mais fructueuse et bénie dans le renoncement qu’implique la disparition de l’Ombre Double. Symbole brisé dont les deux moitiés palpitantes, connues comme séparées depuis le début, depuis la prière du Frère Jésuite, depuis le discours de Saint-Jacques, ne se réuniront, ne s’uniront plus jamais, elle revit pourtant. Différente et triomphante, oiseau noir, oiseau mort, elle est remplacée par la blanche colombe vivante confiée par Prouhèze à Rodrigue au terme de la dernière rencontre qui est encore celle de l’ultime séparation. On la retrouve en effet ensuite auprès de cet autre Colomb qu’est Rodrigue, et au-delà encore : le Livre peut continuer de s’écrire. À la différence de Partage de midi où l’enfant d’Ysé et de Mesa est mort, tué, Dona Sept-Epées naît et prend la place de l’Ombre Double qu’elle annule.
(Double elle est, elle aussi, à la fois garçon et fille par son costume (Quatrième Journée, scènes iii sur un petit bateau, puis viii33 et X [à la nage ?]), avec ses manières, ses propos purs, durs et fraternels34. Elle est bien la vaillante fille de sa mère ! la jouteuse35 fille de ce vrai père dont elle se réclame en Rodrigue, (future belle-fille aussi de Musique et du Vice-Roi de Naples, l’amante et le compagnon d’armes36 de Jean d’Autriche)37. Tout lui est promis et tout lui est dû, parce qu’elle est prête à tout donner, et qu’elle possède, elle, la chance de pouvoir tout partager, la mort de préférence à la vie.)
À la disparition du
paria qu’était l’Ombre Double va correspondre l’envol glorieux de Sept-Epées,
figuré en l’occurrence par une navigation puis une natation triomphantes.
Accompagnée par le reflet de l’assiette d’or ou du chapeau plat de la Lune
plaisamment retrouvée, dans cette lumière liquide dans laquelle elle
évolue : à peu de chose près elle marcherait sur les eaux. ( à suivre)