Comment représenter l’Ombre Double ?
En 1943, lorsque la création de la pièce est en vue, la question se pose à l’auteur, vingt ans après qu’il a conçu ce personnage hors norme. On voit Claudel s’inquiéter à juste titre à son propos et préméditer un véritable scénario d’images qu’il communique à Barrault :
Pour l’Ombre Double je suis préoccupé. Des personnages réels me semblent
bien mastocs et bien massifs. Le cinéma seul n[ous] donnerait la poésie
nécessaire. Je verrais des corps aussi sommaires q[ue] possible et au contraire
des bras et des mains très précis et dessinés.
Un bras et une main, celui de l’h[omme] q[ui] monte lentement pendant toute la
durée de la scène et une autre main, celle de la f[emme], qui descend sur elle,
la couvre, s’y enlace étroitement, puis la main de l’h[omme] se défait
lentement, descend en suivant le contour de la f[emme] et le bras de cette dernière
s’allonge en se balançant faiblement comme une palme dans la lumière tandis
q[ue] la tête s’appesantit lourdement comme un fruit de l’autre côté.. (lettre du 8 juin 1943).
Quelques mois plus tard, quand les coupures à l’époque (et longtemps après encore) indispensables ont eu lieu, ce qu’il dit regretter le plus, est bien la perte de l’Ombre Double dans la version pour la scène dont il est en train de lire les épreuves ; d’où son insistance pour obtenir son maintien dans une nouvelle édition. Et plus encore sans doute, sa disparition de la scène :
Je regrette beaucoup les ronces, — la scène de la cour derrière le rideau
transparent de la 4e journée (la tête de mort) et surtout, surtout,
surtout — L’OMBRE DOUBLE... Il était indispensable q. n. vissions ces amants de
par leur ombre ou leur image commune réunis avant q. la scène de la lune n. les
montrât séparés.
[...] C’est vexant d’avoir échoué (la seule fois !) dans notre
réalisation. Je pense q. l’ombre sur un écran est, somme toute, la meilleure
chose, mais il faudrait employer le cinéma. Si je n’ai pas davantage insisté,
c’est q. je n’étais pas content de la réalisation... (lettre du 9 décembre
1943, après les premières représentations).
La constance de cette insatisfaction est frappante : « Le remords de l’Ombre Double continue à me ronger » (lettre à Barrault de la fin février 1944). Ou encore :
La coupure la plus funeste, n’est-ce pas, celle que je regrette le plus, c’est celle de l’Ombre Double [...] la scène de l’Ombre Double était indispensable au point de vue dramatique [...] je me suis laissé aller à la supprimer [...] par faiblesse... j’ai cédé... et j’ai eu tort (déclaration en février 1944).
( scène très souvent scène éliminée de la pièce)
Mais peut-être peut-on au moins montrer cette impossibilité, c’est le choix, si c’en est un, d’Antoine Vitez en 1986 dans sa quasi intégrale. Rappelons qu’il confie à Jeanne Vitez, personnage muet ajouté, clown musical façon Gelsomina de La Strada qui accompagne l’Annoncier dans ses pérégrinations et divagations, accessoiriste remarquable, parfois même accessoire vivant, le texte de l’Ombre Double. Enveloppée dans un voile noir, elle dit le rôle, et le spectateur entend la voix sans qu’il puisse visualiser ou voir la forme spécifique prévue. Au moins Dominique Valadié, lumineuse dans sa superbe robe d’un blanc brillant, apparaît-elle déjà, présence attentive et bienveillante, avant que de prononcer les premières paroles de la Lune.
Au moins l’Annoncier, des bras de qui l’Ombre Double semble sortir, l’y recueille quand elle y retourne éplorée. Déception ? Sur le moment, pour parler franc, oui. À voir et revoir la même scène dans l’enregistrement qui en a été fait et diffusé, nous ne nous en dirions plus inconsolable... mais tenterions volontiers, néanmoins, d’évoquer ou d’imaginer quelques solutions.
-Le cinéma ? , Claudel publie chez Gallimard son œuvre, mais la didascalie spécifie explicitement qu’il s’agit de : « L’Ombre Double d’un homme avec une femme, debout, que l’on voit projetée sur un écran au fond de la scène ». Pourtant on a vu qu’à l’épreuve des faits les ressources de la projection cinématographique ont paru insuffisantes à Claudel, comme à Barrault, plus peut-être encore à Barrault qu’à Claudel si on en croit certaine déclaration ultérieure
En vérité, cette proposition d’écriture du mouvement qui émane de l’Ombre Double nous semble relever d’autre chose que du cinéma. Certes, c’est une image en mouvement qui s’immobilise un instant, mais elle a une épaisseur, un volume, pour tout dire, une présence qui requiert, parmi les éléments nécessaires, indispensables, celle, toute physique, des corps dont elle est, précisément, l’image projetée.
-Sculpture de sa sœur Camille Claudel imaginée ?
-La danse ? A la base de l’art de l’acteur est la danse pour laquelle il est impossible de se passer d’un instrument rythmique quelconque dans le NÔ selon Claudel
Mais les difficultés renaissent immédiatement : comment imaginer un pas de deux, presque sans déplacement, une simple oscillation, qui assurerait à la fois la nécessité du mouvement et la présence dans l’immobilité, « l’imperceptible suspension, une respiration nonchalante », à peu de choses près, une danse immobile. Et comment être à la fois danseuse et danseur ?
il s’agit bien d’être homme et femme et même un homme avec une femme, et non pas ni l’un ni l’autre, ni même une moitié de l’un et de l’autre. Peut-être envisagerait-on un (ou une) danseur (ou danseuse) mais masqué(e), neutre, inconnu(e), anonyme, qui aurait assez de force et de grâce pour à la fois se poursuivre et s’étreindre (tel le mime Marcel Marceau jadis). Dans quel costume ? Comment assumer deux parties distinctes ? Si on peut rêver spontanément à une moitié jupe ou « haillon » flottant, comme dans la Valse ; comment voir l’autre ? En pourpoint ? Mais Rodrigue est bien un guerrier de l’ancien temps, tel le Chevalier tout armé que Claudel imagine, toujours à la même époque japonaise, protagoniste de son mimodrame ou nô La femme et son ombre, rencontrant femme vivante et ombre de la femme aimée, à la fois différentes et confondues devant un vaste écran de papier censé représenter le brouillard.
-Et la voix ?
Même limitée dans son expression, l’Ombre Double n’est ni muette ni même vraiment laconique et la question de sa voix est peut-être tout aussi difficile à résoudre que celle de sa forme. La didascalie de la version pour la scène donne à la suite des précisions optiques les indications suivantes :
Simultanément :
- plaintes chantées des deux voix à bouche fermée,
- texte lyrique, dit à deux voix,
- pantomime des ombres sur l’écran
et dans sa lettre à Barrault du 9 décembre 1943, toujours elle, Claudel insiste sur la note de l’ensemble, critiquant « le mélange de 2 voix parlées (qui) est confus et laid », lui préférant le chant, « mais du chant aussi rapproché q. possible de la parole, et comportant de faibles flexions, des cadences. »
À l’évidence un texte chanté-parlé conviendrait donc à l’auteur ; on peut toutefois redouter qu’il soit brouillé par l’exécution de la pantomime à moins que cette dernière ne soit confiée à deux autres interprètes. De toute façon, si l’on veut que les deux voix de Prouhèze et de Rodrigue soient entendues et reconnues, et si l’on se refuse à. dédoubler l’Ombre Double, il faut sans doute imaginer qu’une des parties vocales, à bouche fermée ou articulée, puisse être pré-enregistrée dans l’alternance ou l’unisson, sans effet d’écho possible ici. L’expérience serait-elle concluante ? A-t-elle été tentée ?
+ une proposition passionnante. Elle émane de Moriaki Watanabé, cet universitaire japonais aux compétences et talents largement reconnus, à la fois grand spécialiste de Claudel (de Racine et de quelques autres) et metteur en scène. Il a présenté lors des Rencontres ou Journées de Brangues de l’été 2001 un spectacle original, repris ensuite brièvement à Paris. Intitulé La Muraille Intérieure de Tokyo — L’Ombre Double, ce spectacle est composé d’éléments rapprochés dans la lumière japonaise : deux des douze poèmes de La Muraille intérieure de Tokyo, introduits dans une sorte d’arrangement de nô qui réserve une place centrale à l’Ombre Double et associés à des fragments du texte de la Lune puis, in fine, à Saint-Jacques. On se souvient que ces textes, monologues de Saint-Jacques, de la Lune, de l’Ombre Double ainsi que celui de La Femme et son ombre ont été composés à la même époque que les poèmes de Tokyo et qu’il est en effet assez légitime de les assimiler à des mimodrames.
Watanabé met en œuvre ici les trois qualités primordiales que Claudel reconnaît au nô : la présence du chœur, la dimension de celui qui écoute à celle de celui qui parle, la méditation au discours, l’exclamation (« réverbération jusqu’au personnage de l’émotion qu’il produit ») ; à quoi s’adjoignent la lenteur du geste, (quand « chaque geste a un sens, un rôle dans le message. Il a l’importance d’un événement fourni à l’attention du contemplateur, d’une démonstration de la destinée »), et la beauté du costume (« espèce de paysage personnel et significatif ») proche des ornements liturgiques. L’effet esthétique est aussi impressionnant qu’émouvant et le fait que ce sont des acteurs exclusivement masculins qui évoluent sur la scène ajoute encore à l’intensité de la représentation. En effet, jouant le rôle du Sh’té (ou de l’ap- paraissant comme le nomme parfois Claudel) qui est en particulier fréquemment celui d’une femme ou d’un fantôme, un acteur masculin masqué incarne l’Ombre, cet être grammaticalement féminin en français et expressément bisexué, chantant ou psalmodiant d’une voix étrange, comme étrangère, comme étouffée par le masque. Ce pourrait bien être précisément celle de l’Ombre Double si nous en croyons cette appréciation de Jean Louis Barrault fasciné à son tour par le nô qu’il découvre plus tard au Japon (mais qui ne fait pas le rapprochement) :
Cette voix [...] me semblait être la voix rugueuse d’une âme qui souffre et qui appelle. Elle part des entrailles les plus intimes de l’être et s’en arrache pour aller frapper à la porte des cieux. C’est un jet sonore de la Terre vers le Ciel. C’est la voix humaine dans sa réalité métaphysique..
On conviendra que cette forme de japonisme qui fait atteindre l’intérieur d’un rêve ne peut qu’être parfaite. Elle exige d’être jouée en nô par des acteurs japonais devant présenter tous les caractères d’une formation fidèle, longue et sans défaut, dans la tradition propre à ce genre exceptionnel. Exceptionnelle expérience, intermède rare, difficilement renouvelables.
+Cependant une autre ressource japonaise pourrait encore être proposée, plus assimilable et probablement un peu plus facile à insérer dans une version occidentale sinon. Dans cette perspective, nous oserions envisager quant à nous de traiter l’Ombre Double en marionnette(s) du style du bunrakû. Vitez a recours aux poupées dans la scène de la dérision de la Quatrième Journée mais ce sont des pantins, courtisans et ministres regroupés en grappes, qu’on agite et fait se trémousser, davantage que de véritables poupées articulées et manipulées, elles, avec lenteur et gravité, habillées somptueusement, images de l’humain. Dans ce genre de spectacle, cher entre tous à Claudel, la présence des manipulateurs en noir et voilés, dans un cœur à cœur avec les « poupées » lunaires conformément à l’usage, ne peut qu’ajouter par les glissements et frôlements de leurs gestes, à ce battement, à cette respiration déjà largement suggérés par les attitudes et les mouvements des poupées, par le jeu ou plutôt le langage de l’éventail, aile, âme. Le texte, commentaire d’un commentaire, serait dit ou chanté, par une voix singulière ou double ou plurielle, aussi neutre que possible.
+ Autre solution : concernant l’Ombre Double, susceptible d’être représentée par les deux mains du couple. ici par une main unique :
Et tout se termine par cette main levée, cette main unique du couple, cette main lumineuse toute seule, qui supplie, qui commande et qui demande, qui en demande une autre dans les étoiles...Oserons-nous faire référence à Rodin, le sculpteur du Secret ou de La Cathédrale (1908), si fasciné lui aussi par les bras et les mains des danseuses cambodgiennes59 ?
+ À moins qu’un dernier exemple de nô ne fournisse le modèle d’une fin dépouillée, idéale, peut-être jouable cette fois par des comédiens occidentaux ?
4 f(évrier). Vu le Nô l’Aveugle. L’Aveugle est d’abord invisible dans une guérite. Inversion très saisissante. Pour faire comprendre qu’il ne voit pas, c’est lui qu’on ne voit pas. Il appartient aux ténèbres. Sa fille. Le paysan qui le frappe pour le forcer à répondre. Ils se séparent, il met le bras sur son épaule, 2 pas ensemble et il reste en arrière. Magnifique.
Le nô c’est quelqu’un qui arrive. Ou qui part.