dimanche 12 mars 2023

Sujet de bac pour s'entraîner

 

1.   1.    Paul Claudel a toujours regretté que le metteur en scène Jean-Louis Barrault ait supprimé la scène de l’Ombre Double dans sa version de 1943 car il estimait qu’elle était la clé du Soulier de Satin. Après avoir analysé la façon dont Vitez met en scène l’ombre double dans la captation de sa pièce, vous direz ce que vous pensez du point de vue de Claudel et comment vous la mettriez en scène vous-même.

22.Vous êtes metteur en scène et vous devez diriger les acteurs qui jouent les personnages surnaturels du Soulier dans les deux premières journées : Anges, Ombre Double, Lune. Quels conseils leur donneriez-vous pour incarner ces personnages ?

Proposition de réponse de Basile l'an dernier avec mes remarques

 

 

L’ombre double apparaît dans la treizième et plus courte scène de la deuxième journée du Soulier de Satin, un monologue d’une vingtaine de versets claudéliens seulement. Elle est décrite dans l’unique didascalie de la scène qui l’introduit comme « L’OMBRE DOUBLE d’un homme avec une femme, debout, que l’on voit projetée sur un écran au fond de la scène. ». La scène de l’ombre double est très importante dans la fable du Soulier car elle raconte, à posteriori et au travers de ce qu’elle a porté sur le mur, l’unique union physique de Prouhèze et Rodrigue. En effet la première rencontre et la source de l’amour des amants n’apparaît dans aucune scène de manière explicite, alors même que cet amour est l’axe principal de la pièce. On comprend donc l’importance que revêt la scène de l’Ombre Double aux yeux de Claudel lui-même, puisque la clef de sa pièce réside dans cet amour partiellement autobiographique, il est nécessaire d’éclairer le lecteur ou le spectateur. C’est donc l’utilité de ce personnage, incarnation de Rodrigue et Prouhèze, unis en une seule entité symbolique qu’est l’ombre portée sur le mur par la Lune lors de leur étreinte. Dans sa personnification, l’ombre semble avoir une volonté et des émotions propres, elle se plaint notamment de l’égoïsme de ses créateurs qui ont fait d’elle « une ombre sans maître », elle est en effet enfermée dans ce court instant qui l’a fait exister alors même que Rodrigue et Prouhèze se sont immédiatement après séparés. ( « Immédiatement après » ? Pas sûr puisque tout dépend du moment et du lieu où cette étreinte a eu lieu, ce qui a suscité de nombreuses analyses contradictoires. Voir l’étude mise en ligne.)

 

Dans sa mise en scène, Antoine Vitez n’a pas choisi d’abandonner la scène XIII de la deuxième journée, contrairement à Jean-Louis Barrault. En effet la mise en scène de 1987 avait comme parti-pris d’écarter le minimum de pièce afin de présenter le Soulier dans une forme complète. Vitez dans cette scène comme dans bien d’autres ne s’encombre pas des directions indiquées par Claudel. En effet lorsque l’auteur indique « un homme avec une femme », Vitez donne le texte à dire à une seule actrice, Jeanne Vitez, sa fille, qui joue déjà entre autres la statue de la sainte vierge et la Bouchère, alliée de Sept-épées dans la quatrième journée. Lorsque Claudel indique que l’ombre apparaît « projetée sur un écran au fond de la scène », Vitez fait simplement parler l’actrice face public, à la vue de tous. Précisons qu’elle n’est pas seule sur scène : la Lune, dont la lumière permet à l’ombre de se découper la nuit de l’étreinte, est déjà présente, il s’agit de Dominique Valadié, qui jouera dans la foulée la scène XIV, monologue de la lune qui conclut la deuxième journée. Jeanne Vitez a comme costume une robe simple, noire, un tulle lui couvre le visage donnant une impression de deuil. Cela forme un contrepoint avec la Lune qui est en costume blanc immaculé qui rappelle Colombine de la commedia dell’arte. L’ensemble de la scène est dite en adresse directe et le quatrième mur en est d’autant plus brisé que l’Annoncier, personnage déclencheur de la méta-théâtralité chez Claudel, est présent sur scène et annonce le monologue au public. Il s’agit donc d’une plainte directement adressée au public alors que la direction de Claudel semblait indiquer une complainte sans adresse, puisque sans regard dans le cadre d’une ombre portée. Même si Jeanne Vitez joue seule une scène qui semble indiquer une grande importance donnée à la dualité, il y a tout de même un rappel de l’étreinte au moment où elle prend l’annoncier dans ses bras. ( Tu aurais pu décrire aussi la déclamation de Jeanne Vitez et sa gestuelle tragique.)

 

Je comprends tout à fait l’importance que Claudel accorde à cette scène et son opposition à Barrault qui s’est permis de la "sacrifier". Il semble paradoxal de traiter douze heures durant (ou même cinq dans le cas de Barrault) de la distance entre les deux amants en occultant les circonstances tout à fait particulières de leur rencontre qui sont explicitées dans le monologue de l’ombre double. Elle raconte : « Comme cet homme passait sur le chemin de garde […] L’autre partie de moi même […] tout à coup commença à le précéder sans qu’il s’en aperçût. » la première rencontre des ses maîtres qui se découvrirent sûrement lorsque que Prouhèze accompagnait son mari Pélage dans sa direction de Ceuta, et que Rodrigue était recueilli par le juge et époux de renom. Elle narre aussi l’étreinte dont elle est née, première et sûrement dernière union dans la chair des deux amants, puisqu’à leur unique autre rencontre, à la dernière scène de la troisième journée, ils feront le choix devant tout l’équipage de Rodrigue de s’aimer dans la séparation, suite à quoi Prouhèze mourra dans l’attaque de Mogador : « Et la reconnaissance de lui avec elle ne fut pas plus prompte que le choc et la soudure aussitôt de leurs âmes et de leurs corps sans une parole… ». L’ombre double enfin met en lumière la violence de la séparation de ses deux parties, la séparation dans laquelle il s’agit pour eux de trouver l’absolu, qui est éclairée par cette phrase : « Et pourquoi m’ayant créée, m’ont-ils ainsi cruellement séparée, moi qui ne suis qu’un ? Pourquoi ont ils porté aux extrémités de ce monde mes deux moitiés palpitantes ? ».

Au delà de l’importance indéniable de cette scène, et même de sa forte puissance poétique (donner la parole à une ombre avant d’entendre la lune qui la porte sur le mur) et symbolique (un personnage incarnant l’union de deux autres), je suis assez surpris de la didascalie introductive. En effet elle prouve tout à fait que Claudel n’est pas aussi réactionnaire qu’il paraît et que sa vision du théâtre peut-être tout à fait novatrice, puisque les techniques de projection et tout ce qui peut s’approcher du cinéma repousseraient sûrement un conservateur du plateau en 1929. Cependant est-ce cohérent avec la direction induite par le préface ? Je ne suis pas sûr que l’on puisse combiner tout à fait une technique de projection forcément élaborée et nécessitant une certaine mise en place avec un « air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ». Je ne dis pas qu’en l’honneur de cette préface il s’agirait obligatoirement de réduire le dispositif à néant, mais je pense qu’un écran et un projecteur peuvent difficilement avoir l’air « improvisés ». Cependant dans la mise en scène de Vitez à la scène XI de la deuxième journée, Robin Renucci et Didier Sandre, respectivement Camille et Rodrigue dans la salle de torture de la forteresse de Mogador prennent conscience aux yeux du spectateur de l’ombre de leurs silhouettes, portée le projecteur d’avant scène sur le mur de fond de la scène et jouent avec, ce qui participe d’une certaine façon à la distanciation mise en place dans le spectacle (puisque ce jeu nécessite l’effondrement de l’illusion théâtrale, les acteurs jouant avec des éléments que les conventions théâtrale classiques veulent invisibles du point de vue des personnages) et permet un jeu d’ombre « improvisé » : les acteurs semblent effectivement inventer le procédé une fois sur scène en réalisant la présence de l’ombre, comme si le travail était en constante création (alors même que ce travail de jeu d’ombre nécessite sûrement une longue préparation et coordination, mais elle est moins visible qu’un écran et un projecteur). Mais à l’exception de cette solution qui ne respecte qu’à moitié les directives de Claudel puisque les acteurs doivent être aussi à la vue du public, pas seulement l’ombre, il me semble compliquer de trouver une solution « improvisée » permettant de prendre au pied de la lettre l’idée d’ombre.

(Certains critiques pensent que l’ombre Double doit beaucoup au personnage du « revenant » ( celui qui revient) dans le théâtre Nô », le fantôme du passé qui à l’heure de la séparation définitive des amants charnels atteste de leur liaison et du sacrifice qu’il sont fait pour atteindre l’absolu.)

 

Pour ma part, si j’avais à mettre en scène L’ombre double, je pense qu’à l’instar de Vitez je me passerai de la didascalie de Claudel en raison de la contradiction mise en lumière ci dessus, notamment parce que je tiens particulièrement à l’idée du « improvisé dans l’enthousiasme ». Par contre là où je m’approcherai plus de Claudel que de Vitez, c’est sur la question de l’étreinte. Je pense qu’il est nécessaire de montrer, dans cette scène comme dans l’ensemble du Soulier que c’est une pièce qui transpire la dualité. Sans nécessairement que les deux acteur.ice.s soient celleux qui jouent Rodrigue et Prouhèze, je pense que l’union de deux corps peut être à la fois cohérente et très belle à mettre en image dans l’ombre double. Il serait pertinent par exemple de faire appel à un chorégraphe qui pourrait travailler avec les deux acteurs sur le thème de l’union et de la séparation. Sans avoir notion de si cela est possible, n’étant pas costumier, j’imagine par exemple un costume (ou un accessoire par dessus des justaucorps noirs) qui permettrait d’habiller les deux comédiens/danseurs en une seul pièce de tissu, quelque chose de suffisamment ample et léger afin de souligner les mouvements de danse en flottant un peu et sans les entraver. Je  pense aussi qu’il faudrait découper le texte afin que chacun puisse en dire une partie, mais de la façon la moins linéaire et orthodoxe possible, sans respecter ni les versets, ni le sens, ni la syntaxe, afin que la parole n’ait de sens que si les deux acteur.ice.s sont écouté.e.s comme une seule voix. Il faudrait donc aussi effectuer un travail vocal important au niveau des enchaînements entre les deux paroles, peut être penser à faire se chevaucher les voix pour qu’il n’y ait aucunes rupture et que l’ombre soit jusqu’à la voix la fonte de deux entités en une seule. ( Très intéressant.)

Réponse tout à fait pertinente et convaincante, la question étant particulièrement difficile et sujette à débats. L’Ombre double témoigne de l’union charnelle des amants, interprétation plus forte que celle d’une union seulement symbolique des âmes et d’une non consommation de l’amour, car le sacrifice des amants à la fin de la 3ème journée n’a de sens que si l’union des corps a existé, et longtemps comme une promesse de retrouvailles , ce dont fait foi la quête de Prouhèze qui s’échappe pour retrouver Rodrigue dans la première Journée + sa fameuse lettre à Rodrigue depuis Mogador même si elle met 10 ans à arriver, et le désir du corps de Prouhèze jamais assouvi qui tourmente Rodrigue dans la 2ème Journée . La parole de l’Ombre Double est donc capitale pour faire comprendre la situation des deux protagonistes et même si son propos demeure confus, la beauté du monologue sous la lune de l’Ombre Double confirme que ce que nous ne nous comprenons pas tout à fait est le plus beau !

 

Vous êtes metteur en scène et vous devez diriger les acteurs qui jouent les personnages surnaturels du Soulier dans les deux premières journées : Ange, Ombre Double, Lune. Quels conseils leur donneriez vous pour incarner ces personnages ?

 

Pour cette question encore, celle du surnaturel au plateau, les positions de Claudel et Barrault et celle de Vitez sont tout à fait opposées. L’auteur et le metteur en scène de la première heure collaborant avec lui s’accordent pour dire que la meilleure manière de faire apparaître le surnaturel au plateau est l’intervention d’autres arts que celui du théâtre. Pour l’ombre double et la lune, Claudel souhaitait du cinéma au plateau, face à la difficulté qu’implique cette solution, Claudel propose ensuite pour l’ombre double une forme de chant. Dans tous les cas, Claudel affirme dans une lettre à Barrault que «des personnages réels [lui] semblent bien mastocs et bien massifs », il refuse de laisser des acteurs simplement incarner le surnaturel.

À l’inverse, Vitez affirme ( Précise dans le Journal de bord du Soulier) que « le surnaturel devrait peut-être avoir l’air plus naturel que le reste ». Pour lui il ne faut surtout pas céder à la tentation du grandiose, du gigantesque ou de l’effet spécial inutile qui servirait à signifier un soi-disant «divin». De cette façon il aspire à ne jamais tomber dans le ridicule : là où le vernis s’écaillerait ridiculement si un ange joué « divin » éternue ou trébuche, un ange joué « humain » ne peut, lui, pas perdre de sa nature. Il s’agit, d’une certaine façon, d’un prolongement de la distanciation que de faire confiance aux symboles et au jeu en lui même ; jeu appuyé par les conventions théâtrales préalablement intériorisées que le public ne manquera pas de solliciter le moment venu. Nul besoin de s’éreinter à édifier une illusion théâtrale grandiose alors qu’il suffit de dire au public « cela est » pour qu’il le comprenne. De plus dans deux scènes incluant des personnages divins interagissant avec des personnages humains, Vitez fait le choix du monde onirique. En effet dans les scènes I et VIII de la troisième journée, les anges et les saints apparaissent respectivement à Musique et Prouhèze en rêve, ce qui permet de faire jouer ces personnages de manière tout à fait humaine, voire banale puisqu’il ne s’agit que de personnifications opérées par le subconscient des  rêveuses.

 

Il y a du bon à prendre dans ces deux conceptions du surnaturel au plateau : l’apport d’arts étrangers au théâtre dans son sens restreint peut être significatif, très esthétique et démarquer les personnages surnaturels appuyés par son, image ou danse des personnages humains plus terre-à-terre ou « mastocs » dirait Claudel. Mais d’un autre côté il n’est pas nécessaire de considérer que la nature d’ange transcende celle d’humain et qu’une rupture doit nécessairement être signifiée entre humains et sur-humains. Je rejoins Vitez quant à son idée du « plus naturel » plutôt que du « plus que naturel ». Bien qu’avortée, l’idée du metteur en scène d’un personnage d’ange plus que banal dans la peau par exemple d’un chauffeur de bus cigarette au bec est assez parlante quant à l’idée que je me fais d’un passage du surnaturel au plateau. Le divin ne se cache-t-il pas partout autour de nous ? Si le divin est bienveillant, obligatoirement humain, omniprésent et difficile à conscientiser, il est finalement assez ressemblant à ces anonymes du quotidien qui nous entourent, c’est une vision que je trouve saine du point de vue de notre rapport à l’autre et assez poétique pour être défendue au plateau. De plus, le choix de métiers très humains et concrets nous donne des possibilités multiples de codes de jeu et de langue et d’image à donner au plateau si l’on pioche dans le répertoire du « quotidien » ou en tous cas de ce qui s’éloigne du mystique. On pourrait par exemple imaginer la lune en allumeuse de réverbère, l’ombre double comme deux danseuses dans un cabaret et l’ange comme un barman bienveillant près à écouter l’âme dans les moments d’inconscience, et toutes ces images me semblent avoir un fort potentiel poétique et visuel.

( Intéressant. Cite le texte de l’Ange que joue Romane qui explicitement se compare à la créature humaine : » Est-ce que je ne suis pas une créature comme elle ? Etc Renvoie au film de Wim Wenders, Les Ailes du désir, où les anges sont incarnés comme des humains lamda.)

Dans l’ensemble, si j’avais à diriger les acteurs de la Lune, de L’ombre double ou de l’ange, il est clair que ma conception de cette tâche s’approcherait bien plus de celle de Vitez que de celle de Claudel, mais je garde tout de même de ce dernier l’idée de l’usage d’autres disciplines artistiques qui marqueraient le changement de registre sans pour autant faire tomber les acteurs dans le cliché de l’exagération et du tonitruant. À propos justement de la profération je ne crois pas qu’il faille pour les personnages divins accorder un soin particulier à la diction du verset, laissons cela aux Prouhèzes, Rodrigues et Musiques ; le côté mystique et l’intensité lyrique qui découlent du respect strict de la diction claudélienne induiraient une redondance avec la divinité que l’on aurait déjà signalée (ou non) par ailleurs et entreraient tout à fait en contradiction avec le « plus naturel que le reste ». Je pense même qu’il serait pertinent que ces personnages se moquent tout à fait du quatrième mur, c’est peut être même la différence la plus importante qu’il devrait y avoir avec les personnages humains. Être sur-humain au théâtre, c’est peut-être transcender l’humain condamné à l’illusion théâtrale en la dépassant ; dans un monde fictif tel qu’un plateau, le dieu n’est il pas celui qui sait où est le vrai ?

(Intéressant mais il faudrait des propositions plus concrètes encore : costumes, gestuelles etc peut-être aussi procéder à une analyse dramaturgique plus précise des différents personnages surnaturels qui n’appartiennent pas au même ordre : les anges sont issus du merveilleux chrétien comme Saint jacques, la lune est une figure cosmique plus païenne par certains aspects, l’ombre double est assez inclassable, de l’ordre du « revenant » à rebours de l’homme sans ombre, elle est ombre sans corps, un fantôme évanescent peut-être issu du théâtre asiatique. Il faudrait s’attarder sur leurs fonctions dans la fiction un peu plus