lundi 8 mai 2023

L'Eveil du printemps de Wedekind, un classique de la littérature expressionniste allemande. jeudi 11 mai 19H

Comme les autres grandes pièces de l’auteur de Lulu, L’Éveil du printemps résiste encore aux tentatives de classifications. Frank Wedekind dénomme lui-même Tragédie enfantine la vie de ces adolescents aux prises avec leur sexualité naissante, confrontés à la moralité d’un monde adulte et institutionnel hostile. La société prussienne y voit en 1906 une œuvre « pornographique » qu’elle censure, avant que Wedekind soit reconnu, selon les mots de Brecht, comme « un des grands éducateurs de l’Europe moderne ». Freud s’en empare d’un point de vue psychanalytique, suivi par Lacan. L’auteur, devenu emblématique du théâtre expressionniste allemand, privilégie pour sa part une forme d’« innocence ensoleillée ».

Emission sur RDL avec le metteur en scène Matthieu Cruciani 

Frank Wedekind est né en 1864 d’un père médecin gynécologue
démocrate et d’une mère fille d’industriel, actrice et cantatrice à ses
heures, qui s’étaient rencontrés en exil aux États-Unis après l’échec de
la révolution de 1848. Il grandit d’abord à Hanovre puis en Suisse et,
après des études de droit à Munich vite abandonnées, choisit l’indé-
pendance de l’écrivain malgré l’opposition de son père. Il mène alors une
vie dissolue, fréquentant les milieux interlopes où, comme il le raconte
dans son journal, il côtoie comédiens, peintres et cocottes. À la fin des
années 1880, il se rend à Berlin puis à Munich avant de gagner Paris.
Là, il se passionne pour le théâtre, l’opéra mais aussi le cirque, le ballet
et le cabaret (il composera et interprètera lui-même de nombreuses
chansons). C’est en 1890 qu’il écrit L’Éveil du printemps, cette « insensée
cochonnerie 1 » à laquelle il doit encore aujourd’hui sa notoriété.
Achevée en 1891, la pièce met en scène un groupe d’adolescents autour
de trois figures centrales, Wendla, Melchior et Moritz, en proie à la
métamorphose de leurs corps et à l’expression parfois violente de leur
désir sexuel naissant. Pour la première fois, la sexualité des jeunes est
le sujet central d’une œuvre dramatique. Wedekind raconte, sans enjo-
livements ni caricatures, ce temps mystérieux qui nous fait passer de
l’enfance à l’âge adulte. Sous-titrant sa pièce non sans humour « tragédie
enfantine », il n’évite aucun tabou, faisant se succéder scènes de maso-
chisme, d’autoérotisme, de masturbation collective, d’homosexualité
et évoquant frontalement le suicide et l’avortement. Il mène, ce faisant,
une charge implacable contre les principes éducatifs en cours dans l'Allemagne de Bismarck, qu’il s’agisse de l’école ou des parents. La pièce,
éditée à compte d’auteur, est immédiatement interdite pour « porno-
graphie ». Elle ne sera finalement montée qu’en 1906 par Max Reinhardt,
personnalité centrale de la vie théâtrale berlinoise, expurgée des passages
les plus crus2. Wedekind y joue lui-même le rôle de l’Homme masqué,
rôle à la fois le plus mystérieux et le plus emblématique de son théâtre.
La pièce rencontre un important succès même si Wedekind parle de
« défiguration ».
Clément Hervieu-Léger( memebre de la Comédie Français e qui a mis le texte aussi en scène

 Avec L’Éveil du printemps, pour la première fois, la sexualité des jeunes
est le thème central d’une œuvre dramatique. Bien avant les Trois essais
sur la théorie sexuelle de Freud (1905), la pièce de Wedekind propose
une extraordinaire succession de « cas ». Freud, n’ayant vraisemblablement
découvert la pièce qu’après la mise en scène de Reinhardt (1906), l’évoque
avec un grand intérêt lors d’une intervention à la Société psychologique
du mercredi en 1907. Jacques Lacan préfacera quant à lui la première
édition de la traduction de la pièce en français 1  

La notion même d’« adolescent », notion qui nous
est si familière, est relativement récente, y compris en psychanalyse.
Grâce aux travaux célèbres de Françoise Dolto notamment, et à ceux plus
récents de Marcel Rufo par exemple, l’adolescence n’est plus considérée
comme un état de « crise », mais comme un moment du développement
humain qui s’ancre dans l’articulation de trois champs : le biologique
(la puberté), le psychique et le social. Le génie de Wedekind est d’avoir
intuitivement présupposé ce phénomène et d’en avoir fait le sujet de
son récit, le cœur de son théâtre.

Programme de la comédie française 

Autre mise en scène: Guillaume Vincent:

 Dans L’Éveil du printemps, Wedekind fait état de cette période si particulière où l’enfant se mue en adulte. Il est bien question ici de mutation. Mutation des corps mais aussi des âmes, l’inconscient commence à peine à livrer ses secrets et la conscience doit s’accommoder de la dure réalité des mystères de la procréation. Ce sont des questions concrètes. Ici, c’est à chacun à prendre son parti, à se débrouiller non comme il veut mais comme il peut. Ne comptez pas sur les parents pour éclairer, dire comment ça se passe ou comment on fait : une cigogne, et l’affaire est dans le sac !
Nous sommes au printemps, les fleurs sont là, pas les fruits.

Melchior, Wendla, Moritz, Ilse, Martha, Hans, Théa, Ernst : voilà les héros (les victimes ?) de cette Kindertragödie. Martha prie pour qu’on ne la batte plus, tandis que Wendla, elle, rêve de connaître la douceur du fouet. Au soleil couchant, deux jeunes garçons s’embrassent, ils se projettent dans l’avenir, Hans se verrait bien millionnaire, Ernst, lui, pasteur avec femme et enfants. Moritz avoue son ignorance quant aux “mystères de la vie”, Melchior s’improvise professeur d’éducation sexuelle. Ilse est depuis longtemps passée de la théorie à la pratique, mais déjà, elle regrette la douceur des goûters d’anniversaire.

C’est que le printemps n’épargne pas nos personnages, deux d’entre eux trouveront même la mort.
Pourtant Wedekind insiste et déplore “En travaillant, je me suis mis en tête de ne perdre l’humour dans aucune scène, si grave fût-elle... On ne veut toujours y voir aucun humour.” L’humour, voici une indication précieuse qui amène une véritable relecture de la pièce.

Publiée en 1891, la pièce fit scandale et dût négocier avec la censure, on y voyait une œuvre prompte à exciter la lubricité du spectateur. Depuis on la comprend mieux.

Brecht voyait en Wedekind un moraliste. Sous l’aspect sulfureux de la pièce, il est effectivement question de morale, mais aussi de dénonciation. C’est tout le système de la bonne éducation prussienne qui est mis à mal. L’ignorance est le pire des vices et la réalité doit être acceptée telle qu’elle est, fût-elle non conforme à nos désirs.

Pourtant Wedekind ne se fait pas théoricien ni pourfendeur d’une cause, il agit toujours en poète. Avec Lulu, L’Éveil du printemps est un de ses plus beaux poèmes dramatiques. Comme toutes les grandes œuvres, elle n’en finit pas de fasciner et de livrer ses secrets, ou plutôt de les garder jalousement.

S’embarquer dans L’Éveil du printemps, c’est accepter de faire un voyage dont on ignore la
destination, c’est prendre tous les risques, à commencer par celui de se .