lundi 30 octobre 2023

La dimension mythique d'Hamlet ( extrait du dossier de la mise en scène proposée par Guy Pierre Couleau)

 

Si un mythe est réputé vivant tant qu’il donne lieu à de nouvelles réappropriations, alors le mythe d’Hamlet, quoi que traversé par l’idée du néant, fait preuve d’une belle vitalité. Habitée, transformée, voire désarticulée par des démarches très diverses de réécriture et de mise en scène, par la citation, l’allusion, le commentaire, la réappropriation artistique, la tragédie de Shakespeare ne s’en porte pas plus mal, au contraire.

 

Pourtant, que Hamlet soit devenu au fil du temps ce texte matriciel auquel nombre de metteurs en scène ou de collectifs de théâtre, d’écrivains et d’artistes, ambitionnent de se mesurer, et dont ils nourrissent leurs propres créations, ne suffit pas en faire un mythe. Tout au plus une pièce particulièrement adaptée à la scène, tant par sa dramaturgie que par sa politique et sa richesse thématique. Pourquoi et comment Hamlet ou Hamlet est-il devenu un mythe et le reste-t-il depuis quatre siècles ?

 

Hamlet, mythe d’un monde nouveau

Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, époque de crise de toutes les représentations traditionnelles du monde terrestre, de l’humain, du cosmos, du divin, les mythes hérités de l’Antiquité perdent en partie leur aptitude millénaire à dire le désarroi et la quête philosophique, métaphysique et politique de l’homme occidental. Sous l’effet conjugué de découvertes géographiques et scientifiques, de conflits religieux et politiques, une vision du monde, transmise sans rupture depuis le Moyen Âge voire l’Antiquité, se défait, qui affecte à toute chose et à tout être une place dans un univers hiérarchisé, de l’animal à Dieu. Êtres et choses sont désormais soumis à la mouvance et à l’incertitude.

Significativement, les mythes que l’époque baroque s’inventent privilégient le théâtre, forme particulièrement apte à refléter ce monde nouveau fait d’apparences et d’illusion. Hamlet est l’un des premiers mythes modernes.

Fils appelé à venger son père, comme Oreste, mais contemporain de Don Quichotte et de Don Juan, il fait partie de ces héros problématiques qui signalent l’entrée de la civilisation occidentale dans l’ère du doute, de l’effroi et de la fascination face à l’infinité du monde et à son instabilité : « il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio que n’en peut révéler votre philosophie. »

Le mythe de Hamlet se construit autour de quelques éléments essentiels, entre lesquels chaque époque définira des priorités qui lui sont propres : mélancolie et folie, avènement par le doute de la conscience individuelle au coeur du monde collectif, réflexion et exaltation du théâtre par lui-même.

 

Les origines d’Hamlet

D’un prince danois légendaire, un Amleth transmis par des chroniques depuis le Moyen Âge, Shakespeare retient le canevas narratif d’une intrigue politique – meurtre, usurpation, vengeance – qui convient au genre en vogue de la tragédie de vengeance.

Cependant qu’un premier Hamlet ait été porté ou non sur la scène avant le sien, selon une hypothèse controversé, le Hamlet de Shakespeare s’impose d’emblée aux yeux et aux esprits par l’apparition d’un spectre réclamant justice. La mélancolie propre au deuil d’un père s’aggrave alors, dans un contexte surnaturel angoissant, du poids d’une mission de mort dont la légitimité reste à prouver.

La tragédie d’Hamlet, héros au manteau d’encre ouvre un champ d’exploration de la psyché, du deuil, de la conscience de la mort et de la conscience de soi. Hamlet est avant tout un sujet, un je dont la délibération solitaire envahit le drame, le suspend parfois. Cette émergence d’un moi questionnant politiquement la validité de toute action est à l’origine d’identifications fortes, qu’elles soient littéraires, plastiques, musicales ou théâtrales, à travers les générations d’acteurs qui incarnent Hamlet, depuis Richard Burbage, le premier de tous.

 

Le culte romantique

Le romantisme européen vouera un culte au héros mélancolique, tout de noir vêtu, écrasé par cette tâche, au jeune philosophe épris de pensée plus que d’action, à l’amant raffiné auquel répugne les débordements de la chair maternelle, au poète de sa propre décision. Le mal du siècle romantique s’exprime sans peine à travers le personnage de Hamlet.

Si un mythe est réputé vivant tant qu’il donne lieu à de nouvelles réappropriations, alors le mythe d’Hamlet, quoi que traversé par l’idée du néant, fait preuve d’une belle vitalité. Habitée, transformée, voire désarticulée par des démarches très dtion occidentale dans l’ère du doute, de l’effroi et de la fascination face à l’infinité du monde. Wilhelm Meister, héros de Goethe, apprend à se connaître lui-même en jouant Hamlet ; Delacroix en 1821, se montre en Hamlet sombre et tourmenté. « L’acteur tragique » de Manet aura un peu plus tard le visage de Philibert Rouviere en Hamlet, célébré par Baudelaire. La tentation romantique de l’identification est même rappelée, sur le mode ironique, dans les réminiscences shakespeariennes du jeune Stephen Dedalus, au début d’Ulysse, qui arpente, songeur, les rivages escarpés de la côte irlandaise, autre Elseneur. Ophélie, associée à ce mythe romantique de Hamlet, devient une victime sacrificielle dont peintres et musiciens retiennent la folie et surtout la mort, donnant à voir et à entendre ce que la pièce de Shakespeare ne montre pas, une Ophélie entourée de branches de fleurs, emportée par les eaux.

 

Hamlet, une énigme aux mille visages

Le doute d’Hamlet relatif à la nature ontologique du spectre, à la vengeance qui lui est prescrite, et à l’État du monde et du Danemark qu’il lui appartient de redresser, est emblématique du scepticisme qui marque son époque d’origine et bien d’autres à sa suite. L’hésitation résultant de ses doutes sera considérée comme prudente ou révélatrice de son incapacité à agir, et la figure du prince danois identifiée à celle du philosophe ou du rêveur. Hamlet reste une énigme, dont chaque époque interroge le secret selon ses propres attentes, faculté que Stéphane Mallarmé a célébrée, en voyant dans Hamlet « l’adolescent évanoui de nous au commencement de la vie », « le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe ». La tentation est forte de chercher à résoudre l’énigme Hamlet. Entre autres, la lecture psychanalytique (Freud et Ernest Jones, le premier) éclaire la répulsion d’Hamlet par rapport à la sexualité maternelle et explique l’impossibilité de tuer Claudius par sa position de double oedipien de Hamlet. Mais l’extériorité offre également prise à la réactualisation, voire à l’allégorie : le monde détraqué, le Danemark en état de décomposition suscitent des réécritures ou des mises en scène politiques, tel l’Hamlet-Machine de Heiner Müller, publié en 1977 et interdit de représentation en RDA, ou la pièce très récente du dramaturge d’un théâtre de la catastrophe, Howard Barker, Gertrude (Le cri). L’Hamlet de Müller est un intellectuel, héritier problématique de l’étudiant en philosophie de Wittenberg, dont le fardeau n’est plus la vengeance imposée par un père mais le champ de ruines de l’Europe dans lequel il est impuissant à agir.

 

Hamlet, le monde en son théâtre ?

Enfin, le théâtre, dans Hamlet, se veut le miroir de la nature et l’instrument de recherche de la vérité dans un monde de faux-semblants. Constamment revisité par le théâtre puis par le cinéma, Hamlet cristallise la réflexion des artistes, des critiques, des lecteurs et des spectateurs sur la nature même du théâtre.

Le théâtre y est partout : dans la folie feinte d’Hamlet, dans la pièce-piège tendue à la conscience du roi usurpateur, dans le seul moment de joie de la tragédie, lorsque le prince danois accueille à Elseneur la troupe de comédiens. La performance de ces derniers, qui donne lieu à une passionnante réflexion sur le but et les moyens du théâtre, confond de fait le coupable, contribuant de manière décisive à l’enquête d’Hamlet. Même et peut-être surtout dans un temps détraqué, le théâtre conduit ainsi à une forme de vérité.

Revenons au commencement : « Who’s there ? », le « Qui est là ? » inaugurale de la pièce de Shakespeare, pose la question du théâtre lui-même en tant que présence énigmatique de l’être sur une scène devant un public, question dont Peter Brook fait le titre d’un spectacle voué, autour d’Hamlet, à penser la nature même du théâtre. L’énigme d’Hamlet et celle du monde se représentent dans le mystère du théâtre, voué à figurer l’invisible, à donner forme à des fantômes signifiants. Miroir du geste artistique et philosophique de la représentation, Hamlet, autant qu’un mythe théâtral, se définit comme un mythe du théâtre, probablement destiné à vivre autant que lui.