par Anne Diatkine, envoyée spéciale à Rennes
Une clairière, des petits bouts de roches, un épais brouillard y compris dans la salle quand on y entre. Le reflet de l’eau qui miroite sur la vase à marée basse. Ou un terrain vague. Et sur le côté, la profondeur d’une forêt, où une silhouette ne va pas tarder à se dessiner. Deux jeunes gens à l’avant d’une voiture, côté jardin. Ils écoutent la radio. On perçoit nettement leur visage à travers les vitres dans le clair-obscur. Elle rit, refait le film de la nuit de fête qui vient de s’écouler, prend la voix française d’une mauvaise doublure d’un film américain ou d’un jeu vidéo, contrefait les intonations qui émanent du poste. Elle, c’est Adèle Haenel, d’une vitalité formidable dans Extra Life, la nouvelle création de Gisèle Vienne qui ouvre le festival du TNB à Rennes. On commence par se féliciter que la comédienne n’ait rien perdu de sa puissance d’incarnation depuis qu’elle déserte les écrans. On comprend que les deux sont sœur et frère, qu’ils viennent de se retrouver après une longue séparation, une explosion familiale qui les a fait grandir chacun de leur côté. Lui, c’est Théo Livesey, déjà interprète de Gisèle Vienne dans Crowd et Kindertotenlieder. Tout le début du spectacle entre le frère et la sœur, avec la gaîté-carapace, l’excitation, les changements de voix, le tout qui se superpose à une vérité sans fard, est palpitant et parfaitement réussi. Il y a des chips qu’on grignote dans la voiture, et cette phrase de la sœur qui claque, «le propre d’un piège, c’est d’être invisible». De manière tout aussi quotidienne, le frère et la sœur ont été abusés, violés par un même oncle Jackie lorsqu’ils étaient enfants.
«Visions mouvantes»
La tragédie n’avait rien d’une fatalité. Il aurait fallu être capable de discerner, mettre les mots, ne pas se laisser «enfumer le cerveau», comme dit le personnage d’Adèle Haenel, par des histoires de soucoupes volantes, de «paralysie du sommeil». Ils attendent. Elle rit encore. Si les références de la fratrie sont celles du jeu vidéo, des réminiscences cinématographiques traversent l’esprit. La fureur de vivre ? Adèle Haenel dans sa voiture-refuge est un genre de James Dean au féminin. David Lynch ? La texture rêveuse des lumières créée par Yves Godin, l’utilisation de laser qui permet d’halluciner des volumes, mais également l’univers sonore conçu par Adrien Michel invitent évidemment le cinéaste. Quelqu’un va advenir, «extra life», comme dit le titre… Et peu importe qu’on soit bien incapable d’assigner un état, une identité, un genre, à l’ovni Katia Petrowick en justaucorps doré, prise dans un tunnel de laser vert strident, et sous le rythme de la musique de Caterina Barbieri.
L’usage des lasers dans cette pièce est particulièrement intéressant en ce qu’ils ne sont jamais isolés du reste du dispositif lumineux. Ce que confirme le créateur des lumières Yves Godin, contacté après la représentation, qui choisit de les manipuler «à la main, artisanalement, en suivant les acteurs, sans rien enregistrer, et à 10% de leur capacité pour l’effet de volume» qu’ils produisent. Yves Godin aime chez Gisèle Vienne qu’elle ne lui impose aucune signification ni références : en même temps la lumière, le son, le texte, le jeu, sans hiérarchie aucune – contrairement à d’autres spectacles où, a-t-il expérimenté, «le sens est souvent imposé, voire cadenassé». Cette absence de hiérarchisation entre les composantes du spectacle est rendue possible par un luxe extrême : le temps. Une dizaine de semaines de recherche, dès le début du projet. Dès lors, le créateur des lumières n’est plus un illustrateur. Mais plutôt quelqu’un qui conçoit des «visions mouvantes».
Pauvres choses inertes
Dans ce nouveau spectacle, Gisèle Vienne poursuit son cap entamé avec Crowd, la décomposition lente et extrême des gestes. Comme dans cette pièce sur les fins de rave, elle désarticule les mouvements, les ralentit à l’extrême, produit un genre de «slow motion» tandis que les dialogues se raréfient. Mais contrairement à Crowd, il s’agit moins de montrer comment un corps de danseurs formé de personnalités diverses inter-réagit que d’atomiser le traumatisme, le réduire en miettes. Dans les meilleurs moments, c’est à une expérience synesthésique – quand tous les sens se mélangent, l’œil écoute, les couleurs parlent – qu’on est conviée. Mais comme les états et humeurs changent, y compris lorsqu’on est spectateur, on peut aussi se sentir de plus en plus exfiltrée au fur et à mesure de la répétition obscure de la même scène par les trois acteurs.
Dans le dossier de presse, dont l’interview constitue un modèle du genre par sa manière de nous claquer la porte au nez, Gisèle Vienne explique que «la dissonance formelle et les effets de collage, à travers les qualités rythmiques et esthétiques, permettent de rendre compte de différentes strates perceptives et d’inventer une forme qui constitue l’expérience présente, où se côtoient passé, présent, futur anticipé, construction du souvenir, imagination». Nous y sommes. Qu’aurait-il fallu pour qu’on reste à l’intérieur de ce trouble perceptif, plutôt que de muter vers la fin de la représentation en pauvres choses inertes ? Et bien peut-être que Gisèle Vienne radicalise encore son geste en transformant le rapport scène-salle de manière que chacun puisse éventuellement expérimenter la transe de la lenteur et la joie d’aller jusqu’au bout de ses gestes. Ces derniers temps, des metteurs en scène, tel Julien Gosselin avec Extinction en tête, ont tenté d’intégrer le public, en les invitant à participer à une fête plutôt que d’en être les spectateurs.
Après les saluts, l’équipe au plateau lit au public la tribune «des acteurs et actrices de la scène culturelle française pour la défense de la Palestine» tout en engageant les théâtres à être des lieux de débats. Là encore, l’invitation trop tardive est un brin contradictoire puisque aucun semblant de débat n’est proposé, ni rendez-vous ultérieur fixé, l’équipe ne se rendant pas non plus à l’habituelle rencontre, pot de première organisé par le TNB, par ailleurs coproducteur du spectacle, où Gisèle Vienne est artiste associée.
Festival du TNB jusqu’au 25 novembre. Extra Life de Gisèle Vienne au TNB à Rennes jusqu’au 18 novembre, puis du 28 au 1er décembre à Strasbourg et du 6 au 17 décembre à la MC93, puis grande tournée en 2024.
La Terrasse
Une distribution exceptionnelle, une esthétique magnétique, une sensibilité extrême pour un sujet déchirant, telle est la dernière création de Gisèle Vienne qui revient sur les violences intrafamiliales.
La fête est finie. Les oiseaux chantent dans la nuit. Le jour ne va pas tarder. Dans une voiture perdue on ne sait où, deux jeunes, Félix (Theo Livesey) et Klara (Adèle Haenel) s’empiffrent de chips en écoutant une émission de radio américaine délirante sur les extra-terrestres. Ils sont frère et sœur. Plutôt fusionnels. Au fond, une silhouette de l’ombre (Katia Petrowick) hante la scène comme l’incarnation d’un lointain intérieur, la personnification des peurs irrationnelles que la radio déverse – entre martiens et paralysie du sommeil – mais qui va bientôt avoir un nom : tonton Jacky. Un nom qui alourdit singulièrement l’atmosphère de la voiture devenue piège, étouffoir, huis clos insupportable. Au fond, dès le départ, tout est dit. EXTRA LIFE c’est la vie après la mort, après l’inceste et l’enfance volée pour toujours. Et il faut le génie de Gisèle Vienne pour faire durer ou déplier ce moment fondateur. Dès que Félix sort de la voiture, le temps se suspend, la parole s’évanouit, pour laisser place à une gestuelle hallucinée, tout en étirements du buste, en diagonales brisées, en mouvements ralentis à l’extrême, inclinés, affaissés, produisant une dissonance perceptive accrue par les éclairages et la fumée qui, ensemble, sculptent un espace irréel et mental.
Une esthétique assumée
Car c’est bien de cette répercussion du traumatisme et des émotions qu’il suscite sur les corps et bientôt sur le monde tout entier dont nous parle Gisèle Vienne, de cette obération d’un soi à jamais figé dans un présent éternel. Katia Petrowick rejoint Theo Livesey, sorte d’avatar d’une Klara magnifiée par une chorégraphie de la torpeur, de la posture et des attitudes, toujours imprégnée par le travail de la marionnette où tout mouvement n’est que prémice à l’immobilité. Cette irruption d’un double salvateur baigne d’une lueur d’espoir cette marche contre l’effacement des affects. Les éclairages magiques d’Yves Godin créent des univers parallèles. Il y a ces latéraux à mi-hauteur qui nimbent la scène d’un voile menaçant tout en donnant une profondeur de champ aux personnages, ou ce mapping des éclairages laser qui découpent au scanner des pans du plateau pour faire apparaître le fond des mers comme l’écume du souvenir, les rets rouges d’une arachnide rêvée, mais ils finissent aussi par tourner au son et lumière. EXTRA LIFE semble se résoudre par la réactivation de cette scène primitive grâce à une poupée marionnette assise sur une chaise. Et soudain, l’on se prend à songer que ces figures un peu schizophrènes du double, qu’il soit présent ou désincarné, danseur, mannequin ou poupée, ont toujours été à la lisière de ce trauma. Que l’on pense à Showroomdummies créé il y a plus de vingt ans et son imaginaire érotique où le corps devient stylisé, artificiel, iconique et finalement fantomatique, en passant par le très trouble Une belle enfant blonde (2005), Kindertotenlieder (2007), ou This is how you will disappear (2010). La chorégraphe et metteuse en scène flirte avec cette histoire, frôle de toujours plus près le danger, cet événement fondateur qui se précise de pièce en pièce avec la place accordée à la parole, notamment dans L’Etang (2020), où d’une certaine façon il n’est question que de ça, sans jamais l’exprimer. Finalement, EXTRA LIFE est la revanche du dicible sur l’indicible, et rend intelligibles les victimes sans voix.
Agnès Izrine