dimanche 12 novembre 2023

Hamlet, mises en scène à à connaître

 Celui de Patrice Chéreauavec Gérars Desarthe dans le rôle titre.

Extrait document INA

Patrice Chéreau présente la pièce en 1988 

Le traducteur Yves Bonnefoy revient sur son travail avec Chéreau:

https://www.lemonde.fr/livres/article/2016/07/05/yves-bonnefoy-il-faudrait-jouer-shakespeare-dans-le-noir_4964040_3260.html

Votre analyse d’« Hamlet » a nourri la mise en scène, qui a fait date, de Patrice Chéreau, en 1988, avec Gérard Desarthe dans le rôle-titre. Quelles sont les mises en scène shakespeariennes qui vous ont marqué ?

Je ne sais pas si ma lecture d’Hamlet a influencé la mise en scène de Patrice Chéreau, qui aimait réfléchir aux œuvres et prenait le temps de le faire, mais je me souviens, avec émotion maintenant, puisque nous l’avons perdu, des heures qu’avant ses grandes décisions de mise en scène d’Hamlet au Palais des Papes, à Avignon, nous avons passées à lire la pièce, texte et traduction, mot par mot, lui s’arrêtant à tout ce qui dans mon texte français mettait en question le sens qu’il élaborait. Si bien d’ailleurs que j’ai tiré de ce travail en commun deux bonnes dizaines d’amendements de ma traduction, parce que sa pensée était judicieuse.

Après quoi je n’en fus pas moins surpris par les inventions de son spectacle, par exemple ce coup de génie, le cheval noir qui déboulait sur la scène avec le roi mort en selle.

Celui d'Ostermeier avec Lars Eidinger 2008 mais encore en tournée en 2017

Extrait video 

C'est à la fin de l'année 1601 ou au tout début de 1602 que William Shakespeare (1564-1616) écrit son Histoire tragique d'Hamlet prince du Danemark inspirée des Histoires tragiques extraites des œuvres italiennes de Bandello de François de Belleforest (1556). C'est sans doute pour un comédien qu'il admirait particulièrement, Richard Burbage, qu'il écrit cette tragédie, certainement la plus mystérieuse et la plus freudienne, en même temps qu'il termine la plus joyeuse de ses comédies, La Nuit des rois.

Accompagné de Marius von Mayenburg, auteur associé à la Schaubühne de Berlin qui a assuré la traduction et l'adaptation du texte shakespearien, Thomas Ostermeier s'engage dans la traversée de l'une des œuvres maîtresses du génial dramaturge anglais. Inépuisable Hamlet, première d'une série de tragédies écrites au crépuscule du règne d'Élisabeth Ire. Ici au bord de la folie paranoïaque, aux prises avec ses visions, ses angoisses et son incapacité à décider, à choisir, à assumer son statut d'homme et son statut de prince héritier, Hamlet joue, se cache, veut manipuler son entourage, dissimulant sous une folie librement choisie un plan meurtrier censé le sauver, le libérer du “marécage putride” qui l'entoure. Pris au piège de la cour, pris au piège du monde politique, devenant alors véritablement fou, il retourne contre lui-même les armes qui devaient servir à sa libération. Cherchant l'honnêteté et la vérité dans un univers où règnent la dissimulation et le mensonge, Hamlet se perd dans son impuissance à agir, dans un dilemme grandissant qui le submerge et le condamne à mourir. Pour recentrer l'œuvre de Shakespeare autour de son héros interprété par Lars Eidinger, Thomas Ostermeier a choisi une équipe réduite de comédiens ; six acteurs pour jouer une vingtaine de rôles, privilégiant les scènes où Shakespeare dépeint, à travers la cour danoise, un système politique fait de meurtres, de corruption, de passions au service d'une volonté de pouvoir. Impossible, semble dire Shakespeare, de donner place à la complexité de la pensée quand il faut agir, et agir vite, politiquement. C'est ce handicap à choisir dans le champ des possibles qui rend Hamlet inapte au pouvoir et le conduit inexorablement vers sa mort, elle-même annonciatrice de l'effondrement du royaume danois tel qu'il fonctionnait. Sommes-nous alors si loin des questionnements d'aujourd'hui ? se demande, et nous demande, Thomas Ostermeier. Après Büchner et Sarah Kane, c'est à Shakespeare qu'il s'adresse pour nous donner matière à réflexion dans un ici et maintenant plein de zones d'ombre, d'incertitudes et de manque de repères. JFP

Entretien avec Ostermeier et programme de salle 

Une analyse de ce spectacle 

Celui de Peter Brook avec Adrian Lester que vous pouvez regarder à partir d'Educ ARTe sur Mediacentre. Le DVD existe aussi au CDI.

Arrêtez quelqu'un, n'importe qui, dans la rue et dites lui : "que connaissez-vous de Shakespeare ?" Il y a de fortes chances pour que la réponse soit : "To be or not to be, être ou ne pas être..." Pourquoi cela ? Qu'est-ce qui est caché derrière cette petite phrase ? Qui l'a prononcée ? Dans quelles circonstances ? Pour quelles raisons ? Pourquoi cette petite phrase est-elle devenue immortelle ? On monte Hamlet partout, tout le temps...En clochard, en paysan, en femme, en pauvre type, en homme d'affaires, en star de cinéma, en clown et même en marionnette...
Hamlet est inépuisable, sans limites.. chaque décade nous en offre une nouvelle analyse, une nouvelle conception...Et cependant, Hamlet demeure un mystère, fascinant, inépuisable...
Hamlet est comme une boule de cristal, tournoyant dans l'air, immuablement, ses facettes sont infinies...La boule tourne et nous présente à chaque instant une nouvelle facette...Elle nous éclaire, nous pouvons toujours redécouvrir cette pièce, la faire revivre, partir à nouveau à la recherche de sa vérité...
Ainsi, avec un groupe international d'acteurs, nous allons présenter une nouvelle adaptation d'Hamlet, en anglais, dans la langue de Shakespeare, car la vie même de la pièce est contenue dans la musique de ses mots, il n'est pas question pour nous de chercher la nouveauté pour elle-même. Derrière la surface de cette pièce se cache un mythe, une structure fondamentale, que nous allons tenter d'explorer ensemble.

Peter Brook 

Brook coupe, comme d'habitude, dans le texte et renomme son film La Tragédie d'Hamlet, avec un casting de seulement huit acteurs dont Adrian Lester jeune acteur noir britannique.

Comme elle est très longue, il est rare que la pièce ne soit pas coupée. La première grande question, la première grande ligne de partage, quand il s'agit d'interpréter Hamlet est de savoir si la pièce est "la tragédie d'un homme incapable d'agir", comme Laurence Olivier le pose dès l'ouverture de son Hamlet (1948), ou le parcours d'un combattant luttant contre le monde ? Longtemps, c'est l'image romantique et mélodramatique qui a prévalu : le Hamlet en pourpoint de velours noir, le regard tourné vers ses tourments intérieurs, tel que représenté par Eugène Delacroix dans son Autoportrait en Hamlet de 1821 et dans nombre de mises en scène du XIXe siècle.

La décision de faire jouer Hamlet par une femme est souvent allée dans ce sens d'une vision névrotique et fragile du personnage. Dès le XVIIIe siècle, Hamlet a régulièrement été interprété par une actrice, en Angleterre comme en France : Sarah Siddons, lançant le mouvement outre-Manche dès 1777, a été suivie, à partir de la fin du XIXe siècle, au pays de Molière, par Sarah Bernhardt (dès 1886), bien sûr, mais aussi par Suzanne Desprès (1913), Marguerite Jamois (1928) ou Esmé Beringer (1938). En 2000, l'iconoclaste metteur en scène allemand Peter Zadek confiait le rôle à l'actrice Angela Winkler. Avec elle, Hamlet était un enfant observant froidement, autour de lui, un monde plus médiocre que tragique, tout en gardant une forme d'innocence. "Le théâtre dans le théâtre n'est pas pour rien le centre et l'apogée de la pièce, remarquait Peter Zadek au moment de la création de son spectacle. C'est comme dans la vie, tous jouent des rôles comme des fous, pour empêcher que d'autres les reconnaissent, et en espérant qu'ils détermineront ainsi leur propre identité. Mon Hamlet vit dans un monde chaotique, un monde d'apparence, il joue des rôles et observe d'autres personnes qui jouent des rôles. Il interroge le monde, qui ne s'arrête jamais assez longtemps pour donner des réponses convaincantes." Hamlet était un enfant, encore, mais là rempli de larmes, dans la mise en scène d'Antoine Vitez, qui elle aussi a fait date, en 1983. Richard Fontana portait une douleur inguérissable, tout son corps appelant le moment de "se perdre et se dissoudre en rosée", selon un vers de la pièce.

Mais, au XXe siècle, un certain nombre d'acteurs ont tranché avec cette vision de la fragilité et de l'indécision d'Hamlet. Dès 1964, Richard Burton livrait une magnifique interprétation où il montrait le prince de Danemark comme un fauve en cage, électrisant l'air autour de lui, puissant, pervers, moderne, en pull et pantalon noirs – la version, signée par John Gielguld, a été filmée et éditée en DVD aux Etats-Unis, des extraits en sont visibles sur YouTube. En 1983, Bruno Ganz, dans la mise en scène de Klaus-Michael Grüber, portait "une douleur inhumaine, contre laquelle il se défend[ait] par la merveilleuse mécanique de l'intelligence, par une énergie barbare qui éclat[ait] en colère rauque, s'égar[ait] sur les chemins de fuite du sarcasme", écrivait la critique de théâtre Colette Godard dans Le Monde du 13 janvier 1983. Et puis il y a eu Gérard Desarthe dans la mise en scène historique de Patrice Chéreau, en 1988. Dans la nuit d'Avignon, puis dans les clairs-obscurs du Théâtre des Amandiers de Nanterre, c'était un Hamlet qui tranchait absolument avec ce qu'on avait vu jusque-là, un cheval noir et fou, d'une lucidité et d'une puissance inoubliables.

L'autre question centrale qui préside aux interprétations du rôle, c'est de savoir si le héros de Shakespeare est fou, s'il joue au fou ou si le rôle du fou finit par lui coller à la peau, à force de le jouer. En 2008, quand il a monté "son" Hamlet au Festival d'Avignon, le grand metteur en scène allemand Thomas Ostermeier en a livré une vision saisissante, avec un Hamlet, interprété par l'extraordinaire Lars Eidinger, dont on voyait la raison se fissurer sous nos yeux.

"Souvent, on présente Hamlet en personnage romantique intègre dans un monde corrompu, analysait Thomas Ostermeier au moment de la création. Je ne pense pas que ce soit si simple et j'ai eu envie de me mettre en colère contre Hamlet parce qu'il n'agit pas. J'avais envie de le violenter un peu et de lui mettre un bon coup de pied aux fesses ! Ce qui m'intéresse aussi, c'est l'éternel problème de la folie d'Hamlet, et j'ai envie d'émettre l'hypothèse que la folie prend possession d'Hamlet et qu'il ne peut plus se cacher derrière le masque du fou dont il s'est couvert au début de la pièce." L'interprétation du personnage était le reflet de la réflexion qui sous-tendait la mise en scène : "On a dit qu'avec Hamlet on entrait dans la période de l'homme moderne, de celui qui a la conscience de la complexité des actions, dans une période où s'opposaient une société de guerriers et une société de penseurs, d'intellectuels, précisait Thomas Ostermeier. Cette conscience de la complexité des actions possibles pourrait rendre les gens fous, de même que la philosophie des Lumières en France, au XVIIIe siècle, a pu le faire en développant trop le raisonnement. Trop réfléchir entraînerait obligatoirement une paralysie de l'action. Il me semble que c'est un sujet très actuel pour nous qui savons très bien analyser les problèmes nés de l'injustice sociale mais qui n'arrivons pas vraiment à agir politiquement et globalement contre. Cette non-action peut nous rendre fous, puisque nous en avons conscience et que nous nous maintenons dans l'impuissance."

Denis Podalydès, dans la mise en scene de Dan Jemmett (2013) pense que la question de la démence d'Hamlet "doit rester indécidable". "Au début, il décide de manière volontariste d'endosser le manteau de la folie, remarque le comédien. Mais dans la scène avec sa mère, on a l'impression qu'il passe de l'autre côté du miroir. Ce qui est beau, et j'en reviens à la dimension de mise en abyme théâtrale de la pièce, c'est qu'Hamlet met à distance la folie par le théâtre, en jouant. Ce qui n'est pas le cas d'Ophélie : si elle sombre, elle, totalement, c'est parce qu'elle ne sait pas jouer, qu'elle n'est pas actrice du tout..." Folie du monde, qui rend ses enfants fous... de rage, d'impuissance blessée et meurtrière : c'était la vision du jeune metteur en scène Vincent Macaigne, dans l'adaptation fracassante qu'il a donnée de la pièce, au Festival d'Avignon de 2011, sous le titre Au moins j'aurai laissé un beau cadavre. Hamlet, joué par le jeune comédien Pascal Rénéric, s'y cognait, comme tous les personnages de jeunes gens de la pièce, contre un monde boursouflé d'insignifiance et de cynisme, ubuesque. Un Hamlet absolument d'aujourd'hui, détruit par ce monde "hors de ses gonds" qui est le nôtre, comme au temps de Shakespeare. Hamlet est toujours là, quand il s'agit de dire qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Fabienne Darge, Hamlet, avatars d'un prince, Le Monde du 3 octobre 2013.