lundi 15 avril 2024

Le rôle du public dans la mise en scène de Thomas Jolly

 

Le rôle du public dans Richard :


Les adresses directes au public sont multiples au cours de la représentation

Le choix d’ouvrir le spectacle par le monologue de Richard tiré de l’acte III de la troisième partie d’Henry VI, au-delà de la continuité qu’il souligne entre les deux pièces, n’est pas neutre quant à la première perception qu’a le public du personnage. Par ce choix de texte, Thomas Jolly nous présente un Richard confessant douloureusement, face au public, qu’il n’a pas la moindre illusion sur sa personne, souffrant de ce corps qui lui interdit les plaisirs de l’Amour (« Je chercherai mon Ciel dans les bras d’une femme ? (...) Pensée pathétique ! (...) L’Amour m’a renié dès le ventre de ma mère »). Plus encore, par ce texte, le public comprend que ce sont ses tares physiques qui conduisent Richard à la quête effrénée du pouvoir (« Eh bien, puisque cette terre ne m’offre d’autre joie que celle de commander, de réprimer, de dominer quiconque est mieux fait de sa personne que moi, mon Ciel à moi sera de rêver à la Couronne, et tant que je vivrai de tenir ce monde pour l’enfer »).
Ainsi, le public est d’abord le témoin des souffrances intimes de Richard avant d’être celui de ses turpitudes, et ainsi Thomas Jolly introduit-il les éléments d’une compassion première possible pour son personnage.
Le rapport au public prend très vite une tournure plus singulière qu’une simple adresse. Lors des serments
d’amitié demandés par le roi Édouard IV 5 , Richard, après les avoir scellés en embrassant ostensiblement
la reine, lord Buckingham, Dorset, Rivers et Hastings, finit par descendre dans le public et demande à un
spectateur s’il veut bien faire la paix avec lui, demande à laquelle le spectateur généralement acquiesce, en acceptant le baiser de Richard.
Et lors de la scène où un greffier habillé en homme d’Église raconte comment il a été chargé de rédiger
l’acte d’accusation d’Hastings avant même que ce dernier ne soit inculpé ou interrogé, c’est au public qu’il
s’adresse pour dire « le monde est corrompu ».
Toutefois, c’est évidemment la scène 6 où le maire vient visiter Richard dans sa demeure qui est la plus
éclairante du rôle du public dans cette mise en scène. Thomas Jolly fait dire au maire, qui s’adresse alors
au public alors que les lumières de la salle s’allument « Voyez tous ces citoyens qui nous ont devancés » 7 .
Juste avant, Catesby vient de raconter à Richard comment il a fait acclamer son nom par « quelques servi-
teurs et apprentis sur commande » lors d’une assemblée du peuple. Et pourtant, lorsque Richard déclare
« je soupçonne que j’ai commis quelque offense qui semble déplaire à la cité et que vous venez me repro-
cher mon erreur », Thomas Jolly fait dire au maire : « oh non, non pas du tout » et se retournant alors vers le public, il l’invective par ces mots « dites-le ! dites-le ! ». Le public, témoin de la manipulation, en devient alors victime parfois manifestement consentante : il est fort probable que certains spectateurs aient lancé des « non » à ce moment lors de la représentation à laquelle auront assisté les élèves.
Le « nous » utilisé par Buckingham, que le public sait alors complice des conspirations de Richard, inclut
dès lors les spectateurs vers qui il se retourne fréquemment 8 .

Quand Buckingham, tourné vers le public, profère : « De concert avec les citoyens je viens émouvoir
votre grâce », le metteur en scène Thomas Jolly fait alors intervenir un personnage qui n’est pas présent
dans le texte de Shakespeare, un citoyen dont le rôle est confié à l’actrice interprétant précédemment
Marguerite et que les élèves auront sans doute reconnue malgré le changement de costume, aux cris de :
« Non ! Non ! Tous les citoyens ne sont pas de concert. Usurpation ! Usurpation ! Il n’est pas légitime. (...)
Manipulation politique ! » Un nouveau complice de Richard intervient alors, surgissant du public et affirme
(en s’adressant à Richard) : « Vous dites qu’Édouard que notre courtoisie appelle le prince est le fils de votre frère, Nous (se retournant alors vers le public), nous le disons aussi, Oui ? » et il interpelle alors le public pour lui faire dire « oui » avec lui. Il enchaîne alors « prenez pour votre royale personne le bénéfice de la dignité qui vous est offerte, (et en s’adressant au public par des mots qui une fois encore n’apparaissent pas dans le texte original) sinon pour nous votre peuple, du moins pour ramener votre noble lignée dans la voie de la succession véritable ». Tous, Buckingham, Ratcliffe et le maire, se retournent alors vers le public qu’ils convient à applaudir, et nombre de spectateurs se prêtent à ces applaudissements de bonne grâce.
Puis c’est au tour de Catesby de surgir au cœur du public, qui affirme « Eh bien sachez-le, que vous acceptiez ou non notre requête, le fils de votre frère ne sera jamais roi, nous planterons quelque autre sur le trône pour la disgrâce et la ruine de votre maison ; et dans cette résolution nous vous quittons. (Et s’adressant alors aux spectateurs autour de lui) Venez, citoyens, citoyennes, levons-nous, nous vous quittons ».
Richard fait mine alors de céder à la demande. Avant qu’il ne réapparaisse à l’avant-scène, le maire
demande aux spectateurs « accueillez-le comme il se doit, agitez les fanions (...) prenez les écharpes » et
de fait, certains spectateurs s’exécutent. Et sa réapparition est accueillie par une salve d’applaudissements des spectateurs.
Le concert qui marque la scène du couronnement constitue l’apogée de ce parcours de manipulation.