L’espace scénique même vide – saisi à l’état brut – n’est jamais neutre. Parce qu’il se trouve dans un théâtre qui est destiné à donner des représentations, le public s’attend déjà à ce que le spectacle montré ne soit pas le réel mais une représentation du réel. C’est ce que l’on appelle la Mimesis.
Ainsi, comme l’objet est accessoire, le vêtement costume, le comédien personnage, l’espace est une illusion qui transpose le ou une partie du réel.
Comment un espace scénographique se construit-il ? À partir d’un espace vide, le metteur en scène pose différents éléments concrets qu’on appelle des signes. Éléments de décor, habillage de scène, éclairages, ces signes ne sont pas mis au hasard, ils sont les indices convergents d’un parti pris artistique.
LA CRÉATION DE L’ESPACE THÉÂTRAL. DE L’ESPACE SCÉNIQUE À LA SCÉNOGRAPHIE
L’ILLUSION RÉFÉRENTIELLE. ESPACE RÉALISTE OU ESPACE MENTAL ?
Décor ou scénographie ?
Le théâtre, comme nous l’avons dit, se construit historiquement sur le principe de la Mimesis, c’est-à-dire l’imitation du réel. Jusqu’à l’orée du XXe siècle l’espace théâtral recherche les effets de réel c’est-à-dire qu’il cherche, quitte à jouer d’effets les plus pompiers et artificiels, à mimer le monde visible. La Renaissance décentre sa vision d’un monde théocentrique par celle d’un monde anthropocentrique. C’est donc en fonction de l’oeil humain, perçu comme le centre de la perception du monde qu’est inventé le théâtre à l’italienne et sa forme demi circulaire. La scène doit converger vers chaque oeil et non le contraire. Ainsi, jusqu’à la fin du XXe siècle, le théâtre vit dans l’obsession de la représentation de la perspective.
Originellement conçu en dehors de toute idée de décor, le théâtre doit attendre le XXe siècle pour comprendre l’essence fondamentale de son origine : l’espace vide. Une fois l’espace dégagé de ces trompe-l’oeil qui réduisent considérablement la mobilité de l’acteur, la lumière structurant l’espace au lieu simplement de l’éclairer, la mise en scène peut s’inventer. Aujourd’hui, la scénographie est reconnue comme un art scénique à part entière.
Représenter n’est pas imiter mais créer
Le mélange des arts au plateau:
Contrairement aux idées reçues, le mélange des collaborations artistiques ne date pas d’aujourd’hui. On se souvient du projet dadaïste qui jouait sur la rencontre fortuite des formes et des significations. Bien avant les performances de John Cage, les laboratoires de Merce Cunningham qui cherche à propulser la danse dans l’univers de plasticiens, bien avant Maurice Béjart qui fait jouer ses ballets dans un cirque ou bien encore fait parler le danseur, Blaise Cendrars en 1924 rédige un Ballet, « Ballet Relâche », dont le compositeur est Erik Satie et le décorateur le peintre Picabia.
Antonin Artaud, dès les années 20, rêvait d’un théâtre qui confondrait tous les arts en un seul. On oublie également que le Festival d’Avignon est né d’un projet commun entre un homme de théâtre, Jean Vilar, un poète René Char et un collectionneur d’art, Christian Zervos et qu’il s’appelait au départ « Semaine des Arts ».
Les
dix années de direction du Festival d’Avignon d’Hortense Archambault et de
Vincent Baudrier ont profondément contribué à promouvoir les arts plastiques
mais aussi d’autres disciplines non artistiques. Ian Fabre, Monika Gintersdorfer, Knut Klassen sont
plasticiens ; Antoine Defoort et Halory Georger viennent des sciences de
l’information et de la publicité. La venue d’une nouvelle génération formée au
multimédia et non au contact des écoles de théâtre propose une approche tout à
fait nouvelle, désinhibée du poids des héritages et des figures tutélaires.Cela se traduit aussi dans des scénographies qui sont de véritables oeuvres plastiques.
L’ART VIDÉO OU LA SCÈNE INTERMÉDIA
Dès le début du XXe siècle, et de manière accélérée ces deux dernières décennies, la scène s’est ouverte aux techniques et aux médias : les télécommunications, le cinéma, la vidéo, l’infographie. Cette association du vivant et du médiatique a permis l’exploration d’autres modalités de présence, le développement d’autres espaces et d’autres temporalités qui viennent creuser l’unicité du champ dramatique et étendre les possibilités d’action et de figuration.
Dès les années vingt, Erwin Piscator et Vsevolod Meyerhold n’hésitent pas à intégrer à leurs mises en scène des images, fixes ou animées, tirées de la réalité. Ils posent alors les jalons d’un théâtre documentaire où les images ont vocation, non pas à nourrir une illusion dramatique mais un propos politique.
L’influence du cinéma sur le théâtre ne se limite pas à la présence d’écrans sur scène. Elle est perceptible, plus largement, dans la façon dont les auteurs et les metteurs en scène échafaudent leur dramaturgie. Si le cinéma a pu apparaître à ses débuts comme un théâtre filmé (caméra statique et frontale, jeu expressionniste des acteurs), très vite il a imposé une grammaire spécifique en laquelle le théâtre a trouvé tout aussi rapidement de nouveaux modèles d’inspiration dramaturgique. Sortir d’un «ici et maintenant» pour montrer un « maintenant et ailleurs » suivant le principe du montage alterné ou bien encore mettre en rapprochement des plans dont le lieu et/ou le temps diffèrent (montage parallèle) sont des procédés créateurs de sens. Le théâtre épique de Bertolt Brecht usera abondamment de ce procédé à des fins critiques.
LUMIÈRES
Les fonctions de la lumière sont une partie que l’on envisage à tort comme un point délicat de l’interprétation. En effet, on croit souvent qu’il faut savoir lire un plan de feu pour pouvoir décrypter le sens des éclairages. Or il y a une différence entre la technique utilisée et les effets qu’elle produit. Comprendre ce dernier point est suffisant pour appréhender l’analyse d’un spectacle.
Jusqu’au XVIIe siècle, la question de l’éclairage ne se pose pas puisque les spectacles se passaient en journée et souvent en plein air, « en plein vent » comme on disait alors. Des torches étaient apportées quand le jour commençait à baisser. Ce n’est qu’à partir de 1650 que de petits lustres, puis un lustre central éclairent la salle. Des biscuits, petits lumignons espacés constituent la rampe pour séparer la salle et la scène. Les bougies remplacent les chandelles qui sont éclipsées par les quinquets. Il faut imaginer la fumée et l’odeur âcre dégagées par les éclairages. D’une durée éphémère, il faut les changer toutes les heures, d’où le séquençage des pièces en actes.
Au début du XIXe siècle, le gaz supplante la bougie, suivi de peu par l’électricité. Cependant, comme très souvent quand on voit arriver une nouvelle technique, elle doit se montrer dans sa dimension spectaculaire. C’est ainsi qu’on utilise l’électricité pour les effets spéciaux (naufrages, tempêtes, tremblements de terre) et que l’on continue tout aussi médiocrement à éclairer les acteurs au gaz. Richard Wagner au Festpielhauss de Bayreuth est célèbre pour avoir décidé le premier d’éteindre la salle.
L’avènement de l’éclairage électrique apporte deux bouleversements principaux : d’une part l’intensité lumineuse est désormais variable à volonté et permet de jouer sur des effets nuancés, d’autre part, il rend caduque les procédés de trompe-l’oeil des toiles peintes puisqu’il appelle les volumes. Le metteur en scène suisse Adolphe Appia va ainsi rompre avec les effets de perspective sur les toiles pour leur substituer des praticables. Ainsi, l’éclairage permet de découper l’espace. Robert Wilson en 1971 avec Le Regard du sourd invente un processus scénographique exclusivement fait à partir d’éclairages
Quelques questions sont utiles pour construire une analyse des lumières
Observation
• Quelle provenance ? : extérieure actionnée par la régie ou élément du décor ?
• Quelle température ? ( froid, tiède, chaud)
• Quelle intensité ? Quelle direction ? (verticale, horizontale, descendante, ascendante, inclinée)
• La lumière isole-t-elle ou met-elle en valeur un élément particulier, un acteur, un objet ?
• À quels moments intervient-elle ? La salle est-elle éclairée ?
Vers l’interprétation
• Quel univers référentiel contribue-t-elle à dessiner ?
• Quel est son rôle ? Eclairer simplement ou commenter une action, rythmer la représentation (fonction dramatique), assurer des transitions entre les différentes étapes ( effets de continuité ou de rupture), créer une atmosphère ( émotions)
• Quels « signes » des autres éléments de la scénographie recouvre-t-elle ou contribue-t-elle à mettre en valeur ?
Le costume
Généralement l’analyse du costume se fait de manière conjointe avec la scénographie. Peu ou proue, il entre en cohérence avec les signes dramaturgiques dictés par les autres éléments scéniques. La première idée reçue à faire tomber est qu’il n’y a pas de non-costume. Même l’habit le plus classique et quotidien relève d’une intention ; même le nu intégral est un costume.
Le costume est d’invention récente : jusqu’au XVIIe siècle on parle «d’habit de Comédie» pour les plus riches et de «hardes» pour les plus pauvres. L’un comme l’autre étaient à la charge du comédien. C’est au XVIIe siècle encore que le costume est envisagé avec la notion de vraisemblance historique. Mais il faut encore du temps pour concevoir le costume en dehors de l’idée d’habits somptueux, soumis à la mode du temps et souvent offerts par de généreux protecteurs. C’est ainsi qu’une servante pouvait être mieux habillée qu’une princesse si elle régnait sur le coeur de quelque grand personnage. Delà le fait que le costume féminin est toujours plus investi et soigné que le costume masculin. Il est difficile de changer les goûts du public qui veut du brillant et de l’or. S’il faut attendre 1830 pour jouer Molière en costume historique, le début du XXème siècle demeure très ambigu. Vient la mode des grands couturiers, Coco Chanel, Christian Lacroix, habillent les comédiennes. L’art du costume devient une fin en soi. Après Jean Vilar, Roland Barthes parle des « maladies du costume de théâtre. » Ce dernier doit fonctionner comme la musique de scène, originale, présente, mais discrète : « En somme, le bon costume de théâtre doit être assez matériel pour signifier et assez transparent pour ne pas constituer des signes parasites. Il lui faut être à la fois matériel et transparent : on doit le voir, mais non le regarder. »
Aujourd’hui l’approche du costume est plus complexe que ce qu’en disait Barthes. Il doit certes être lisible et entrer en cohérence avec l’ensemble des partis pris dramaturgiques. Mais à présent, nous le savons, le théâtre contemporain aime brouiller les signes. Un costume peut être composé de signes contradictoires ou appartenant à des univers très différents. Par exemple, dans « Dopo la Bataglia » de Pippo Delbono, le personnage du pape porte des lunettes noires. Ces signes sont des indices forts qui dénoncent un Vatican bling bling corrompu par l’argent.