Il est très intéressant de lire ce que chacune des interprètes à travers les âges a pu penser du rôle de Phèdre, notamment pour traiter le sujet que je vous ai donné.
PHÈDRE PAR SES INTERPRÈTES
Chaque comédienne entretient avec un rôle comme Phèdre une relation duelle. Parfois contrainte de substituer son reflet à celui du personnage, elle s'expose à voir son image troublée. Le théâtre permet ce paradoxe, Phèdre incarnée semble se réduire aux dimensions de son interprète, alors que seule cette interprétation permet d'en prendre la mesure dans une perpétuelle reviviscence qui la voit osciller entre la culpabilité et l'innocence. La nécessaire métamorphose inhérente à toute création scénique nous laisse parfois déconcertés : à quel miroir nous renvoie-t-elle ?
Melle Clairon
" Une force supérieure l'emporte continuellement à faire, à dire, ce que continuellement aussi, sa vertu réprouve. Dans toute l'étendue de ce rôle, ce combat doit être sensible aux yeux, à l'âme du spectateur. "
1843 à 1855: Rachel
"On me dit que je suis trop jeune ? Que je suis trop maigre ? Je dis que c'est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme mais qui se meurt plutôt que de s'y livrer, une femme qui dit qu'elle a séché dans les feux et les larmes, cette femme-là n'a pas une poitrine comme Madame Paradai. C'est un contresens. J'ai lu le rôle au moins dix fois depuis huit jours ; je ne sais pas comment je le jouerai,mais je dis que je le sens. "
1879 à 1896 Sarah Bernhardt
" Faut-il parler de Phèdre ! Voilà bien la plus touchante, la plus pure, la plus douloureuse victime de l'amour ! oh : elle ne cherche pas à ergoter ! Aussitôt qu'elle voit Hippolyte, elle saisit la main de sa nourrice et la portant vers son coeur, elle murmure presque pâmée d'émotion : Le voici : vers mon coeur tout mon sang se retire.
J'oublie en le voyant ce que je viens lui dire.
Quelle phrase simple ! ll me semble que ce soit une femme d'aujourd'hui qui parle. [...] Je n'ai jamais vu Rachel, mais il paraît qu'elle était admirable dans Phèdre. J'ai vu d'autres tragédiennes dans ce rôle mais je n'ai jamais compris le pourquoi de leur interprétation qui faisait de Phèdre une vulgaire passionnée ou une névropathe en fureur. [...] Attachée au lyrisme de ce verbe harmonieux, à la vie profonde de ces sentiments, je me suis souvenue que la Champmeslé qui créa Phèdre était,
au dire des historiens, une créature de beauté et de grâce, et non une forcenée, et j'ai tenté de pénétrer le charme du mystère de l'art racinien pur et touchant pour le rendre plus sensible au public trop enclin à ne trouver en ces tragédies que des souvenirs de collège. "
1901 à 1924 Caroline-Eugénie Segond-Weber
"Il n'y a pas un mot ou un vers qui puisse faire penser que Phèdre ne lutte pas constamment contre son amour pour Hippolyte qu'elle considère comme un crime. Elle se sent en butte à la haine de Vénus, c'est-à-dire à la fatalité. (...1 Cette irresponsabilité doit planer sur la pièce. Ce n'est pas une amoureuse ordinaire, c'est un rouage, une possédée. Ceci la grandit. "
1955 : Judith Malina (Grenier Living Theatre, New York)
" Je me bats, traverse des agonies, m'exténue à chaque répétition. C'est inimaginable ce que je me fais à moi-même sur cette scène. Je suis possédée, complètement délirante, et cependant contrôlée.
Ce pourrait être abominable, ce pourrait être splendide. En réalité, ça va bien, mais les valeurs sont secouées. Il y a une vaste satisfaction à jouer ce rôle. Je n'ai jamais rien fait d'aussi énervant, et en même temps d'aussi satisfaisant. " (Extrait de son Journal)
1958: Maria Casarès (Palais de Chaillot, Paris)
(à Jean Vilar : )
" Merci pour le livre sur Rachel. En effet, j'y ai trouvé des détails amusants et troublants. Je commence à nouveau à considérer ta pièce et le personnage. Je rassemble dans ma mémoire mes propres impressions, les critiques et les réactions des autres, ce que j'ai entendu autour de moi pendant les répétitions et après les représentations. Je trie et essaie de mettre de la distance entre elle
et moi pour voir clair... Vous m'avez dit un jour que je ne me servais pas assez dans Phèdre du pouvoir de séduction que les poèmes de Baudelaire me prêtent parfois.
Il y a quelque chose de juste et de secret que je devine mais qu'il m'est difficile de saisir quand je lis Racine. Parlez-m'en encore, en essayant de me le faire comprendre " musculairement " et de me le faire glisser ici... je m'explique encore mat, je pense donc je comprends mal, mais parlez-moi de Baudelaire et j'arriverai à saisir, je crois... La vie parte au théâtre et la scène est un effrayant miroir.
Je veux retrouver en scène la Phèdre rongée, dévorée, pestiférée et pure que j'ai entrevue ; quitte à passer des nuits blanches pour envoyer te texte comme une voix off afin de conserver sa forme ! il n'y a pas de vie sans douleur et sans cruauté et je veux vivre et faire vivre ceux que j'aime."
1973 : Sylvia Monfort (Carré Thorigny, Paris)
" Phèdre brûle en chacun de nous. A peine saisissons-nous l'image dans te miroir qu'elle s'estompe, et l'imminence de cet effacement aiguise l'acuité du reflet. "
" Ce qui compte c'est qu'il y ait eu rencontre dans le mystère et dès la première lecture. C'est comme le désir, ou bien il est présent dans le regard qui le provoque, ou bien il n'y aura jamais fusion. Tous tes avis, compétents, impérieux, singuliers, qui me furent octroyés au sujet de Phèdre, et que j'écoutais intensément, n'eurent d'autre résultat sur moi que de me ramener à ma Phèdre, cependant
longtemps brumeuse, avec l'évidence du pion regagnant sa case de départ au Jeu de l'oie [...] tel est le prodige de Phèdre : l'aborder, c'est prendre son mal. "
1998: Valérie Dréville (Théâtre de Vidy, Lausanne)
" Mourir chaque soir comme je le fais pour Phèdre, m'oblige enfin à renoncer, le temps de la représentation, à ces petitesses, ces égoïsmes qui nous font vraiment mourir à petit feu dans la vie. Alors cette mort théâtrale devient une élévation, incite à plonger dans " l'âme universelle ", comme dit Nina dans La Mouette de Tchekhov... c'est pour l'acteur d'un inconfort absolu mais il ressuscite à chaque baisser de rideau ! et avec l'impression d'avoir triomphé de sa vieille peau. "
2003 Dominique Blanc (Théâtre National de l'Odéon, Paris) 'pendant la première semaine de répétitions'
" Phèdre est pour moi comme une offrande. Peu importe que la rencontre entre ce rêve et les personnages ait lieu, puisque [...] les mois à venir seront des mois de splendeur absolue. Pour ma part, je suis ma pire ennemie, je ne pardonne rien, et Patrice ne s'est pas amélioré quant à son exigence : elle est totale. Celui avec qui il est le plus exigeant reste lui-même. Il sera intransigeant avec lui comme avec nous ou avec l'alexandrin auquel il veut tordre le cou pour faire entendre te désir de cette femme et son propre désir.
[...]
Patrice travaille comme je l'ai toujours vu faire remonte à la source. Les séances de lecture s'attardent sur les oeuvres d'Euripide, de Sénèque. On remonte à la création des mythes, à l'essence. quand la Phèdre originelle interpelle Dieu, avec ou sans majuscule, au pluriel ou au singulier, il faut savoir qui elle interpelle et pourquoi. C'est passionnant.
Tant d'hommes ont écrit sur Phèdre ; ils en ont perçu la folie, l'animalité, et Valéry a évoqué " la rage du sexe ". Le désir féminin, exprimé là, semble avoir échappé à tout le monde. Le désir féminin et le désir de mort, puisqu'il s'agit d'une femme qui s'empare du suicide, sont des idées encore très dérangeantes.
[...I
Comment peut-on entrer en scène en disant " je vais mourir " ? Comment jouer ce désir de mort, pendant deux heures, et finalement mourir ? Ce sont des limites formidables à dépasser. J'ai appris que le nom de Phèdre signifiait " la brillante ". Peut-être est-il temps pour moi d'accepter d'entrer dans la lumière, celle que l'on s'accorde à soi-même. "
Citations extraites de Le Choix de l'absolu - Racine, Phèdre,
Musée National des Granges de Port-Royal, 1999
et du magasine Théâtres, n° 6, décembre