ç a commence comme un conte, de ceux qui nourrissent le terreau de nos mémoires enfantines. « Il était une fois une pauvre bûcheronne », au plus profond de la forêt, au plus froid de l’hiver. Cette forêt, cependant, n’appartient pas à quelque royaume enchanté. Cet hiver ne frissonne pas hors du temps. Ce conte d’animation à nul autre pareil trace peu à peu les contours de l’humanité, le meilleur au cœur du pire.
Nous sommes en Pologne, en pleine Seconde Guerre mondiale. Sans cesse, de longs trains sombres et aveugles déchirent le drap immaculé de la neige, emportant leur cargaison d’âmes innocentes vers l’enfer. La bûcheronne ignore tout de cette industrie de la mort. Elle se contente de prier les « dieux du train » pour qu’ils lui jettent une aumône au passage. Une « marchandise », n’importe laquelle. Et voilà qu’ils l’exaucent. Un geste désespéré, un père prêt à tout pour sauver au moins l’un de ses bébés, et c’est un petit paquet rose et vagissant qui tombe d’un wagon plombé.
« Il était une fois dans un grand bois une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron », comme l’écrit Jean-Claude Grumberg dans le roman éponyme dont ce dessin animé est la splendide et délicate adaptation, narrée par Jean-Louis Trintignant, dans son dernier rôle (sans oublier les voix de Dominique Blanc, Grégory Gadebois, Denis Podalydès…). Histoire d’un couple à son tour déterminé à sauver cette enfant minuscule, envers et contre tout, y compris leurs propres préjugés antisémites. Les juifs ont-ils un cœur ? Oui, constate le bûcheron stupéfait, qui soudain le sent battre partout, dans le bois de sa cognée comme dans le tronc des arbres, le temps d’une scène d’une poésie poignante.
Ça commence comme un conte, et le réalisateur Michel Hazanavicius, dont c’est le premier film d’animation (il en a lui-même dessiné les personnages, traits rugueux et sensibles, d’une extraordinaire expressivité), s’attarde dans le cycle des saisons, une nature qui déploie ses merveilles au mépris de l’horreur nazie toute proche. Inspirée des premiers Disney et de la peinture du XIXᵉ siècle (des nuages hautains à la Courbet, des roux terriens empruntés aux artistes russes), rehaussée de traits noirs et de contrastes élégants, à la manière d’Henri Rivière, cet illustrateur de la Belle Époque féru d’estampes japonaises, la forêt reste, un temps, le refuge de la tendresse humaine, l’abri précaire des justes (dont un magnifique personnage d’ermite bourru, gueule cassée de la guerre mondiale précédente).
L’animation pour esquisser l’indicible
Mais voilà qu’inexorablement la fable glisse vers la réalité du pire, vient se heurter aux bords tranchants de l’Histoire. Dans les regards soupçonneux des autres bûcherons, d’abord, puis dans le sillage d’un petit oiseau, qui décolle des verdoyantes nuées de la canopée pour s’en aller survoler l’ordre noir et géométrique des camps de la mort. Le dessin se durcit, écorché et cassant. Il impose une violence presque monochrome, de la figure fantomatique du père de la petite fille rescapée jusqu’à un chaos de visages hurlants, comme une prolifération terrifiante du fameux Cri d’Edvard Munch, cet éclat d’absolu désespoir.
Le filtre de l’animation, sa puissance d’évocation, du plus figuratif au plus abstrait, permet d’esquisser l’indicible, d’ouvrir un accès inédit à l’horreur absolue, là où toutes les représentations en prises de vues réelles risquent toujours l’obscénité. Michel Hazanavicius et son équipe d’artistes inspirés du 3.0 Studio – studio d’animation français basé à Angoulême et Paris – évitent tous les écueils prévisibles, toutes les fausses notes et les indécences, parce qu’ils ne cessent de chercher la lumière au cœur des ténèbres, jusqu’à la conclusion bouleversante, à la fois difficile et dédiée à la vie. Un chef-d’œuvre profondément juste.