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La dimension Janséniste du tragique racinien
Les relations
entre Racine et les morales de son siècle apparaissent surtout dans le domaine
métaphysique: la malédiction qui accable les personnages rappelle le péché
originel ; le malheur fatal de l'homme sans Dieu, poussé par l'instinct, est
une image de l'enfer qui attend le coupable ; la fatalité aliénante des
passions semble une sorte de providence négative. Tous les thèmes du
christianisme le plus pessimiste - celui du jansénisme - constituent la trame
de la tragédie racinienne.
Le Jansénisme : une doctrine controversée
I-Histoire et définition du jansénisme
La deuxième partie
du XVIIe siècle est marquée par la lutte qui oppose Jésuites et Jansénistes. Le
jansénisme s'est constitué en doctrine dans l'abbaye cistercienne de
Port-Royal-des-Champs (dans la vallée de Chevreuse), sous l'impulsion de l'Abbé
de Saint-Cyran, tout acquis au sévère christianisme augustinien : selon saint
Augustin, le pécheur devait obligatoirement se convertir, c'est-à-dire renoncer
au « monde », pour mener une vie de solitude et de prière, dans l'attente de la
grâce. La réputation de sainteté exemplaire des religieuses attire à Port-Royal
les âmes d'élite : le couvent devient un centre spirituel et un foyer
intellectuel brillant. Des intellectuels chrétiens s'y retirent et constituent
bientôt le groupe des « Solitaires » ou « Messieurs de Port-Royal ». Ils vivent
dans la méditation et l'étude (philosophie, grammaire, philologie) et forment
les jeunes gens : Racine fut pendant dix ans (1649 à1659) l'élève des «
Messieurs » (parmi lesquels le Grand Arnauld, Le Maistre de Saci, Nicole) et
fut très profondément marqué par leur enseignement.
II-La doctrine janséniste
Elle doit son
nom à l'ouvrage de l'évêque flamand Cornélius Jansen (dit « Jansenius »,
1585-1638), communément appelée l'Augustinus (1640). Jansen se donnait comme
objectif de restaurer les doctrines authentiques de saint Augustin (354-430),
sur la grâce et la prédestination, questions essentielles de la théologie.
Jansen affirmait
que le salut de la créature déchue ne pouvait résulter que de la grâce, faveur
gratuite et toute-puissante de Dieu : il récusait donc l'effort et les mérites
humains. Il s'opposait en cela aux Jésuites, qui pensaient que les hommes
peuvent, par la prière et les vertus d'une vie chrétienne, attirer sur eux la
grâce de Dieu. Par ailleurs, la doctrine janséniste soutenait qu'un petit
nombre d'hommes seulement serait sauvé, en vertu d'une prédestination divine : attribuer
à l'être humain le pouvoir de se sauver, c'était nier l'omnipotence de Dieu et
rendre inutile la venue et les souffrances du Christ.
Enfin les
Jansénistes s'opposaient aux Jésuites sur la question du péché : pour eux, les
forces du Mal constituaient une puissance redoutable, souvent supérieure aux
forces du Bien. L'homme était donc plutôt mauvais que bon.
III-Une doctrine
contestée
La doctrine
janséniste, qui remettait en cause les fondements du dogme, suscita de
nombreuses polémiques : que devenait le libre arbitre de l'homme si le choix dépendait
de Dieu seul ? L'abbaye de Port-Royal devint la cible du pouvoir politico-religieux
(la cour de France, la papauté, les théologiens) qui considérait les Jansénistes
comme des rebelles et des hérétiques. Cette longue persécution aboutit, en 1709,
à la destruction du monastère.
Le tragique racinien, une illustration de la
doctrine janséniste
Paradoxalement,
la défaite du jansénisme en tant que doctrine religieuse n'a pas empêché son
triomphe en tant que philosophie ou vision du monde. Le pessimisme augustinien,
devenu profane, imprègne le théâtre de Racine.
I-La divinité cruelle
L'univers
racinien est en effet sous le regard permanent de la divinité, et ce dieu n'est
jamais providentiel : il accable le héros au lieu de le guider. À la fois poursuivis
et abandonnés par les dieux, les héros raciniens sont des êtres à qui la grâce ne
peut être donnée. En écho à Arnauld, qui voyait dans Phèdre « une chrétienne à qui la grâce aurait manqué »,
Chateaubriand reconnaît en elle « la chrétienne réprouvée, la pécheresse tombée
vivante dans les mains de Dieu. » (Génie
du christianisme, 1802). Les héros raciniens sont condamnés à vivre dans un
monde radicalement mauvais et dépourvu de valeur. Par ailleurs, le silence de
la divinité mauvaise, pourtant maintes fois évoquée (plus de quatre-vingts fois
dans Phèdre) interdit aux héros de
connaître clairement la volonté divine. Ils n'ont pas de prise sur le monde,
que ce soit par l'action ou la conscience. Ils ont beau lutter contre ce qu'ils
perçoivent comme leur perte (sous la forme de la passion), ils ne sont pas
libres de leur destin : Phèdre multiplie les sacrifices à Vénus, fuit
Hippolyte, le persécute et pourtant elle succombe, écrasée par la culpabilité.
II-Une conception janséniste de l'amour
La dimension
janséniste apparaît également dans la nouvelle psychologie de l'amour que
Racine dévoile dans son théâtre. En rupture complète avec la tradition, il
introduit en effet dans la tragédie un amour violent et meurtrier qui rabaisse l'homme
au niveau de la nature et de l'instinct. Cette passion brutale et possessive, étrangère
à toute valeur, ressortit à ce que les Jansénistes appellent la nature, cet antonyme
de la grâce. En cela, Racine se rattache nettement à la philosophie pessimiste
du jansénisme, qui met également l'accent sur l'absence de lucidité de l'homme :
Oreste, Hermione, Agrippine ou encore Agamemnon illustrent cette obscurité de
l'être à lui-même et cette incapacité à saisir les mobiles de son action.
Conclusion : Si le tragique racinien peut, par
bien des côtés, être mis en relation avec la doctrine janséniste, il ne saurait
lui être totalement assimilé. En transposant cette doctrine en une vision du
monde, Racine en fait un matériau littéraire, au même titre que les mythes
antiques. Ces deux composantes du tragique racinien convergent d'ailleurs pour
donner à voir la faiblesse humaine : la tragédie devient alors, selon le mot de
Barthes « un échec qui se parle».