mardi 12 novembre 2013

Racine et le jansénisme

Article trouvé sur le site d'un collègue:
https://sites.google.com/site/dalozsl/la-dimension-janseniste-du-tragique-racinien


La dimension Janséniste du tragique racinien

Les relations entre Racine et les morales de son siècle apparaissent surtout dans le domaine métaphysique: la malédiction qui accable les personnages rappelle le péché originel ; le malheur fatal de l'homme sans Dieu, poussé par l'instinct, est une image de l'enfer qui attend le coupable ; la fatalité aliénante des passions semble une sorte de providence négative. Tous les thèmes du christianisme le plus pessimiste - celui du jansénisme - constituent la trame de la tragédie racinienne.
Le Jansénisme : une doctrine controversée
I-Histoire et définition du jansénisme
La deuxième partie du XVIIe siècle est marquée par la lutte qui oppose Jésuites et Jansénistes. Le jansénisme s'est constitué en doctrine dans l'abbaye cistercienne de Port-Royal-des-Champs (dans la vallée de Chevreuse), sous l'impulsion de l'Abbé de Saint-Cyran, tout acquis au sévère christianisme augustinien : selon saint Augustin, le pécheur devait obligatoirement se convertir, c'est-à-dire renoncer au « monde », pour mener une vie de solitude et de prière, dans l'attente de la grâce. La réputation de sainteté exemplaire des religieuses attire à Port-Royal les âmes d'élite : le couvent devient un centre spirituel et un foyer intellectuel brillant. Des intellectuels chrétiens s'y retirent et constituent bientôt le groupe des « Solitaires » ou « Messieurs de Port-Royal ». Ils vivent dans la méditation et l'étude (philosophie, grammaire, philologie) et forment les jeunes gens : Racine fut pendant dix ans (1649 à1659) l'élève des « Messieurs » (parmi lesquels le Grand Arnauld, Le Maistre de Saci, Nicole) et fut très profondément marqué par leur enseignement.
II-La doctrine janséniste
Elle doit son nom à l'ouvrage de l'évêque flamand Cornélius Jansen (dit « Jansenius », 1585-1638), communément appelée l'Augustinus (1640). Jan­sen se donnait comme objectif de restaurer les doctrines authentiques de saint Augustin (354-430), sur la grâce et la prédestination, questions essentielles de la théologie.
Jansen affirmait que le salut de la créature déchue ne pouvait résulter que de la grâce, faveur gratuite et toute-puissante de Dieu : il récusait donc l'effort et les mérites humains. Il s'opposait en cela aux Jésuites, qui pensaient que les hommes peuvent, par la prière et les vertus d'une vie chrétienne, attirer sur eux la grâce de Dieu. Par ailleurs, la doctrine janséniste soutenait qu'un petit nombre d'hommes seulement serait sauvé, en vertu d'une prédestination divine : attribuer à l'être humain le pouvoir de se sauver, c'était nier l'omnipotence de Dieu et rendre inutile la venue et les souffrances du Christ.
Enfin les Jansénistes s'opposaient aux Jésuites sur la question du péché : pour eux, les forces du Mal constituaient une puissance redoutable, souvent supérieure aux forces du Bien. L'homme était donc plutôt mauvais que bon.
III-Une doctrine contestée
La doctrine janséniste, qui remettait en cause les fondements du dogme, suscita de nombreuses polémiques : que devenait le libre arbitre de l'homme si le choix dépendait de Dieu seul ? L'abbaye de Port-Royal devint la cible du pouvoir politico-religieux (la cour de France, la papauté, les théologiens) qui considérait les Jansénistes comme des rebelles et des hérétiques. Cette longue persécution aboutit, en 1709, à la destruction du monastère.
Le tragique racinien, une illustration de la doctrine janséniste
Paradoxalement, la défaite du jansénisme en tant que doctrine religieuse n'a pas empêché son triomphe en tant que philosophie ou vision du monde. Le pessimisme augustinien, devenu profane, imprègne le théâtre de Racine.
I-La divinité cruelle
L'univers racinien est en effet sous le regard permanent de la divinité, et ce dieu n'est jamais providentiel : il accable le héros au lieu de le guider. À la fois poursuivis et abandonnés par les dieux, les héros raciniens sont des êtres à qui la grâce ne peut être donnée. En écho à Arnauld, qui voyait dans Phèdre « une chrétienne à qui la grâce aurait manqué », Chateaubriand reconnaît en elle « la chrétienne réprouvée, la pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu. » (Génie du christianisme, 1802). Les héros raciniens sont condamnés à vivre dans un monde radicalement mauvais et dépourvu de valeur. Par ailleurs, le silence de la divinité mauvaise, pourtant maintes fois évoquée (plus de quatre-vingts fois dans Phèdre) interdit aux héros de connaître clairement la volonté divine. Ils n'ont pas de prise sur le monde, que ce soit par l'action ou la conscience. Ils ont beau lutter contre ce qu'ils perçoivent comme leur perte (sous la forme de la passion), ils ne sont pas libres de leur destin : Phèdre multiplie les sacrifices à Vénus, fuit Hippolyte, le persécute et pourtant elle succombe, écrasée par la culpabilité.
II-Une conception janséniste de l'amour
La dimension janséniste apparaît également dans la nouvelle psychologie de l'amour que Racine dévoile dans son théâtre. En rupture complète avec la tradition, il introduit en effet dans la tragédie un amour violent et meurtrier qui rabaisse l'homme au niveau de la nature et de l'instinct. Cette passion brutale et possessive, étrangère à toute valeur, ressortit à ce que les Jansénistes appellent la nature, cet antonyme de la grâce. En cela, Racine se rattache nettement à la philosophie pessimiste du jansénisme, qui met également l'accent sur l'absence de lucidité de l'homme : Oreste, Hermione, Agrippine ou encore Agamemnon illustrent cette obscurité de l'être à lui-même et cette incapacité à saisir les mobiles de son action.
Conclusion : Si le tragique racinien peut, par bien des côtés, être mis en relation avec la doctrine janséniste, il ne saurait lui être totalement assimilé. En transposant cette doctrine en une vision du monde, Racine en fait un matériau littéraire, au même titre que les mythes antiques. Ces deux composantes du tragique racinien convergent d'ailleurs pour donner à voir la faiblesse humaine : la tragédie devient alors, selon le mot de Barthes « un échec qui se parle».