"Comment je suis devenu Vaudevilliste"
Il est plus
facile d’être vaudevilliste que d’expliquer pourquoi on l’est. Néanmoins, je
vais essayer. Il faut vous dire que j’y suis contraint. Le Matin m’avait prié
de lui fournir un article à ce sujet. Il fallait parler de moi. Toute modestie
à part, c’est toujours très gênant de parler de soi. On est, dans notre métier
surtout, si accoutumé aux traîtrises qu’on en arrive à se méfier de soi-même.
Je venais pour m’excuser et me défiler, mais il arriva que, bientôt, je me
trouvai enfermé dans un cabinet, confortable il est vrai, et congrûment
éclairé, et, à travers la porte close, j’entends une voix me crier “Je ne vous
rendrai votre liberté que contre le papier promis..."Je reconnus la voix
de celui qui parlait ainsi, un tyran irréductible, et je dus reconnaître en
même temps qu’en effet je l’avais promis, ce papier sur ma vocation. C’est
presque du vaudeville. C’est parfait. Ainsi je m’exécute, d’autant plus que
j’ai hâte d’être libre. Ô liberté !... Enfin... Comment je suis devenu
vaudevilliste ? C’est bien simple. Par paresse. Cela vous étonne ? Vous ignorez
donc que la paresse est la mère miraculeuse, féconde du travail. Et je dis
miraculeuse, parce que le père est totalement inconnu. J’étais tout enfant, six
ans, sept ans. Je ne sais plus. Un soir on m’emmena au théâtre. Que jouait-on ?
Je l’ai oublié. Mais je revins enthousiasmé. J’étais touché. Le mal venait
d’entrer en moi.
Le
lendemain, après n'en avoir pas dormi de la nuit, dès l’aube je me mis au
travail. Mon père me surprit. Tirant la langue et, d’une main fiévreuse,
décrêpant mes cheveux emmêlés par l’insomnie, j'écrivais une pièce, tout
simplement.
— Que
fais-tu là ? me dit mon père.
— Une pièce
de théâtre, répondis-je avec résolution.
Quelques
heures plus tard, comme l’institutrice chargée d’inculquer les premiers
éléments de toutes les sciences en usage —une bien bonne demoiselle, mais
combien ennuyeuse ! —venait me chercher.
— Allons,
Monsieur Georges, il est temps.
Mon père
intervint :
— Laissez
Georges, dit-il doucement, il a travaillé ce matin. Il a fait une pièce.
Laissez-le.
Je vis
immédiatement le salut, le truc sauveur. Depuis ce jour béni, toutes les fois
que j’avais oublié de faire mon devoir, d’apprendre ma leçon, et cela, vous
pouvez m’en croire, arrivait quelquefois, je me précipitai sur mon cahier de
drames. Et mon institutrice médusée me laissait la paix. On ne connaît pas
assez les ressources de la dramaturgie.
C’est ainsi
que je commençai à devenir vaudevilliste.
Puis je continuai.
Au collège,
à Saint-Louis, j’écrivis des dialogues héroïques et crépitants, mais, comme le
pion me les chipait à mesure et que je n’ai pas gardé le moindre souvenir de
ces chefs-d’œuvre scolaires, je n'en parlerai pas davantage. Cependant, j’étais
dès ce moment, animé d’une violente ardeur pour le théâtre.
C’est plus
tard, au régiment, au 47° de ligne, s’il vous plaît, que j’écrivis ma première
grande pièce Tailleur pour dames. Saint-Germain et Galipaux y tenaient
les rôles principaux. Ce fut un succès.
Je me
rappelle qu’à la sortie de Tailleur pour dames, ayant rencontré Jules
Prével, celui-ci me dit d’un ton que je n’oublierai pas "On vous a fait un
succès, ce soir, mais on vous le fera payer." Jamais homme n’avait parlé
avec autant de sagesse et de vérité. Cependant je remarquai que les
vaudevilles étaient invariablement brodés sur des trames désuètes, avec des
personnages conventionnels, ridicules et faux, des fantoches. Or, je pensai que
chacun de nous, dans la vie, passe par des situations vaudevillesques, sans
toutefois qu’à ces jeux nous perdions notre personnalité intéressante. En
fallait-il davantage ? Je me mis aussitôt à chercher mes personnages dans la
réalité, bien vivante, et, leur conservant leur caractère propre, je
m’efforçai, après une exposition de comédie, de les jeter dans des situations
burlesques.
Le plus
difficile était fait, il ne restait qu’à écrire les pièces, ce qui, pour un bon
vaudevilliste, vous le savez, n’est plus qu’un jeu d’enfant. Ai-je réussi ? En
doutant, je montrerais de l'ingratitude envers le public qui m’a prodigué ses
applaudissements, et qui a ri quelquefois de bon cœur, quand ma seule intention
était de lui plaire et de le faire rire autant qu’il est possible.
Mais ce sont
les lettres, venues de partout, qui vous affirment, à vous-même, la gloire que
vous rêvez. Et j’en ai reçu. Combien ! Une, tenez. Un jour, un monsieur qui
signait J.B. m’écrit de Bordeaux, m’appelant "cher maître" et
vantant, avec mon goût très sûr, mon esprit délicat et mon talent immense. Ce
sont ses propres termes. Il m’envoyait en même temps un manuscrit. Une pièce
prestigieuse d’esprit, affirmait-il, sur laquelle il demandait mon avis, par
politesse, en m'offrant d’être son collaborateur. La pièce dépassait les bornes
du permis en fait d’idiotie. Je la renvoyai à son modeste auteur avec mes
regrets. Or, moins d’une semaine après, je reçus de mon correspondant bordelais
une lettre furieuse. Il me traitait des pieds à la tête, et il terminait par
ces mots d’une exquise urbanité : "Et puis je vous em...!" A quoi je
répondis avec sérénité : "Plus maintenant, cher Monsieur, j’ai fini de
lire votre pièce."
Ce fut tout,
mais c’était la gloire.
Georges FEYDEAU