Digression
sur la métrique et les oreilles.
Le vers français, comment ça marche ? On compte les syllabes, et on fait attention à la césure, pour l’alexandrin et le décasyllabe. — Les Russes, eux, ne comptent pas seulement les syllabes, ils comptent aussi les accents toniques. En russe, c’est simple : l’accent est déterminant. Tu te trompes dans l’accent, tu ne reconnais plus le mot. — Un exemple célèbre entre tous : zaMOK, c’est une serrure ; ZAmok, c’est un château.
Chez les Russes, la métrique est devenue « syllabo-tonique » au XVIIIème siècle. Il y a eu un épisode, au XVIIème, où, sous l’influence polonaise, ils ont compté les syllabes (et les poèmes écrits de cette façon-là sont généralement illisibles — et pas seulement à cause des problèmes liés à la langue, parce que la langue russe a changé radicalement en l’espace d’un siècle, de la réforme de Pierre le Grand à l’apparition de Pouchkine). Avant encore — au Moyen-Age, et jusqu’à maintenant dans les chansons populaires —, ils ne comptaient ni les syllabes ni les accents toniques, mais des accents de groupes de mots, d’intensité — et la rime n’existait pas.
*
Bref, la métrique littéraire russe est calquée sur la métrique allemande, laquelle est, non pas calquée sur, mais de même nature que la métrique anglaise.
Et moi, je le redis, ma première langue, c’est le russe.
Je devrais dire : ma première oreille, c’est la poésie russe. Sauf que, ma langue, à moi, ma langue de travail, ma langue de vie, c’est le français.
*
Ça donne des résultats comiques :
« Maître corbeau sur un arbre perché
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage »
D’après vous, c’est quoi comme mètre ? Vous me direz, un décasyllabe + un octosyllabe + un décasyllabe + un octosyllabe.
C’est écrit comme ça, vous l’entendez comme ça, et La Fontaine l’entendait comme ça, la chose est sûre.
Oui, mais pas moi.
Moi, je l’entends comme ça :
« Maître corbeau sur un arbre perché
— u u — u u — u u —
Tenait en son bec un fromage.
u — u u – u u — u
Maître Renard, par l’odeur alléché,
— u u — u u — u u —
Lui tint à peu près ce langage »
u — u u – u u — u
Et ça, c’est un tétramètre dactylique (catalectique, s’il vous plaît, parce qu’il s’interrompt juste après l’accent)
suivi d’un trimètre d’amphibraque (complet)
et le schéma se répète.
Je vous jure, c’est comme ça. Sauf que, comment dire ça ? ça n’a aucune importance que ce soit comme ça, parce que la langue, et le lecteur, ne le sent pas. Ce qu’il sent, c’est la symétrie parfaite, et c’est ça qu’il doit sentir. Tout le reste, c’est des blagues.
*
Sauf que, ces blagues, c’est ma vie.
Moi, avec mon oreille russe sur mes mots français, je me retrouve toujours à entendre quelque chose que personne d’autre n’entend, ou plutôt quelque chose qu’entendait, par exemple Marina Tsvétaïéva quand elle traduisait Pouchkine — en iambes purs, ou Lermontov, en amphibraques…
« Ennui et tristesse… À qui donnerai-je la main
À l’heure où plus rien ne nous leurre ?
Désirs ? A quoi bon désirer constamment et en vain ?
Et l’heure s’en va — la meilleure. »
Quiconque connaît le russe ¬ — tous les Russes connaissent ce poème — est saisi par le fait que c’est exactement ça. Oui, mais « ça » pour ceux qui n’ont pas besoin de savoir que c’est ça, parce qu’ils l’ont chez eux "en vrai".
*
Ça prend énormément de temps de s’accepter. De faire des concessions pour dire : je comprends bien, ce n’est pas ça que vous attendez, je vais essayer de faire mieux. — J’ai décidé, finalement, bon, c’était comme ça. Je ne veux pas me rééduquer. Je suis ce que je suis, disons ça comme ça.
*
Le français n’a pas d’accents toniques à proprement parler. Il en a, toujours sur la dernière syllabe, ou l’avant-dernière (quand la terminaison est féminine). Et l’accent est surtout un accent de groupe de mots. Je joue donc aussi de ça pour mes décasyllabes, pour essayer de créer un mouvement continu dans le vers, de vers en vers, et éviter que la mécanique — intrinsèque — de la métrique régulière n’ait un effet de répétition, de lassitude.
Si je peux vous scander le début du monologue de Claudius que j’ai déjà cité, ça donne quelque chose comme ça (je garde les signes que nous avons déjà vus : « u » est une syllabe non-accentuée, « - » est une syllabe accentuée, et / est la césure.
Quoique d’Hamlet, notre bien-aimé frère,
uuu -/ uuuuu- u
Le souvenir soit frais, et qu’il nous faille,
uuu - u / uuu - u
Nous, pleurer notre perte, et, notre empire,
- uuuu- / uuu- u
N’être qu’un seul frisson dans la souffrance,
uuuuu-/ uuu - u
Notre raison a dompté la nature
uuu-/uu-uu-u
Tant et si bien qu’avec un deuil plus sage,
uuu-/u-u-u-u
Nous repensons dorénavant à nous.
uuu-/uuu-u-
Plein d’un bonheur, dirai-je, empoisonné,
uuu-/u-uuu-
Un œil riant, et l’autre empli de larmes,
uuu-/u-uuu-u
Triste à la noce, heureux devant la tombe,
-uu-/u-uuu-u
Equilibrant l’affliction et la joie,
uuu-/uu-uu-
Nous avons donc voulu que la conjointe
uuuuu-/uuu-u
Du trône belliqueux soit notre épouse,
u-uuu-/uuu-u
Notre naguère sœur et notre reine,
uuu-u-/u-u-u
Non sans avoir, avant d’agir, cherché
uuu-/uuu-u-
Conseil auprès de tous nos proches. Tous
u-uuuuu-u-
Nous donnent leur aval. Merci à tous. »
u-uuu-/u-u-
L’idée est d’installer, métriquement, la sensation du vers, et de la majesté, pour, à travers toutes sortes de fluctations, arriver à un vers quasiment sans césure, l’avant-dernier que j’ai cité. Et à cet enjambement, "tous", qui n’est pas dans le texte anglais :
« Therefore, our sometime sister, now our queen,
Th’imperial jointress to this warlike state,
Have we, as ‘twere with a defeated joy,
With an auspicious and a dropping eye,
With mirth in funeral and with dirge in marriage,
In equal squale weighing delight and dole,
Taken to wife. Nor have we herein barr’d
Your better wisdoms, which have freely gone
With this affair along. For all, our thanks ».
L’insistance, délibérée, sur le « tous », je pense qu’elle essaie, dans l’inconscient du traducteur que je suis, de rebondir sur le fait que je n’ai pas traduit « Taken to wife », je veux dire que je n’ai pas traduit l’arrêt et la césure ici. — C’est comme si le jeu se retrouvait ailleurs. Là encore, ce n’est pas le texte anglais, mais, analysant ma traduction au moment où je rédige cette chronique, je pense que ça va.
*
Mais ré-écoutez, en anglais, le début :
« Though YET of HAMlet OUR dear BROther’s DEATH
L’accent de césure (là où ça devrait s’arrêter, selon les règles), c’est HAM. Mais, ça ne s’arrête pas. Ça s’arrête par un phénomène d’inertie rythmique, au sens où l’auditeur de Shakespeare est, inconsciemment ou non, habitué à ce que ça s’arrête là. En fait, ce vers n’a pas de césure. Ou bien, il en a une bizarre, sur OUR… — Et cette césure bizarre dit, en elle-même, la majesté.
C'est le même jeu que je me permets, comme dans le texte anglais : mettre un accent tonique sur une position de césure, pour obtenir un effet paradoxal — marquer en annulant…
« Toute vie meurt/ et doit être portée
De la natu/re vers l’éternité. »
Je me dis que c’est une césure aérienne…
Le vers français, comment ça marche ? On compte les syllabes, et on fait attention à la césure, pour l’alexandrin et le décasyllabe. — Les Russes, eux, ne comptent pas seulement les syllabes, ils comptent aussi les accents toniques. En russe, c’est simple : l’accent est déterminant. Tu te trompes dans l’accent, tu ne reconnais plus le mot. — Un exemple célèbre entre tous : zaMOK, c’est une serrure ; ZAmok, c’est un château.
Chez les Russes, la métrique est devenue « syllabo-tonique » au XVIIIème siècle. Il y a eu un épisode, au XVIIème, où, sous l’influence polonaise, ils ont compté les syllabes (et les poèmes écrits de cette façon-là sont généralement illisibles — et pas seulement à cause des problèmes liés à la langue, parce que la langue russe a changé radicalement en l’espace d’un siècle, de la réforme de Pierre le Grand à l’apparition de Pouchkine). Avant encore — au Moyen-Age, et jusqu’à maintenant dans les chansons populaires —, ils ne comptaient ni les syllabes ni les accents toniques, mais des accents de groupes de mots, d’intensité — et la rime n’existait pas.
*
Bref, la métrique littéraire russe est calquée sur la métrique allemande, laquelle est, non pas calquée sur, mais de même nature que la métrique anglaise.
Et moi, je le redis, ma première langue, c’est le russe.
Je devrais dire : ma première oreille, c’est la poésie russe. Sauf que, ma langue, à moi, ma langue de travail, ma langue de vie, c’est le français.
*
Ça donne des résultats comiques :
« Maître corbeau sur un arbre perché
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage »
D’après vous, c’est quoi comme mètre ? Vous me direz, un décasyllabe + un octosyllabe + un décasyllabe + un octosyllabe.
C’est écrit comme ça, vous l’entendez comme ça, et La Fontaine l’entendait comme ça, la chose est sûre.
Oui, mais pas moi.
Moi, je l’entends comme ça :
« Maître corbeau sur un arbre perché
— u u — u u — u u —
Tenait en son bec un fromage.
u — u u – u u — u
Maître Renard, par l’odeur alléché,
— u u — u u — u u —
Lui tint à peu près ce langage »
u — u u – u u — u
Et ça, c’est un tétramètre dactylique (catalectique, s’il vous plaît, parce qu’il s’interrompt juste après l’accent)
suivi d’un trimètre d’amphibraque (complet)
et le schéma se répète.
Je vous jure, c’est comme ça. Sauf que, comment dire ça ? ça n’a aucune importance que ce soit comme ça, parce que la langue, et le lecteur, ne le sent pas. Ce qu’il sent, c’est la symétrie parfaite, et c’est ça qu’il doit sentir. Tout le reste, c’est des blagues.
*
Sauf que, ces blagues, c’est ma vie.
Moi, avec mon oreille russe sur mes mots français, je me retrouve toujours à entendre quelque chose que personne d’autre n’entend, ou plutôt quelque chose qu’entendait, par exemple Marina Tsvétaïéva quand elle traduisait Pouchkine — en iambes purs, ou Lermontov, en amphibraques…
« Ennui et tristesse… À qui donnerai-je la main
À l’heure où plus rien ne nous leurre ?
Désirs ? A quoi bon désirer constamment et en vain ?
Et l’heure s’en va — la meilleure. »
Quiconque connaît le russe ¬ — tous les Russes connaissent ce poème — est saisi par le fait que c’est exactement ça. Oui, mais « ça » pour ceux qui n’ont pas besoin de savoir que c’est ça, parce qu’ils l’ont chez eux "en vrai".
*
Ça prend énormément de temps de s’accepter. De faire des concessions pour dire : je comprends bien, ce n’est pas ça que vous attendez, je vais essayer de faire mieux. — J’ai décidé, finalement, bon, c’était comme ça. Je ne veux pas me rééduquer. Je suis ce que je suis, disons ça comme ça.
*
Le français n’a pas d’accents toniques à proprement parler. Il en a, toujours sur la dernière syllabe, ou l’avant-dernière (quand la terminaison est féminine). Et l’accent est surtout un accent de groupe de mots. Je joue donc aussi de ça pour mes décasyllabes, pour essayer de créer un mouvement continu dans le vers, de vers en vers, et éviter que la mécanique — intrinsèque — de la métrique régulière n’ait un effet de répétition, de lassitude.
Si je peux vous scander le début du monologue de Claudius que j’ai déjà cité, ça donne quelque chose comme ça (je garde les signes que nous avons déjà vus : « u » est une syllabe non-accentuée, « - » est une syllabe accentuée, et / est la césure.
Quoique d’Hamlet, notre bien-aimé frère,
uuu -/ uuuuu- u
Le souvenir soit frais, et qu’il nous faille,
uuu - u / uuu - u
Nous, pleurer notre perte, et, notre empire,
- uuuu- / uuu- u
N’être qu’un seul frisson dans la souffrance,
uuuuu-/ uuu - u
Notre raison a dompté la nature
uuu-/uu-uu-u
Tant et si bien qu’avec un deuil plus sage,
uuu-/u-u-u-u
Nous repensons dorénavant à nous.
uuu-/uuu-u-
Plein d’un bonheur, dirai-je, empoisonné,
uuu-/u-uuu-
Un œil riant, et l’autre empli de larmes,
uuu-/u-uuu-u
Triste à la noce, heureux devant la tombe,
-uu-/u-uuu-u
Equilibrant l’affliction et la joie,
uuu-/uu-uu-
Nous avons donc voulu que la conjointe
uuuuu-/uuu-u
Du trône belliqueux soit notre épouse,
u-uuu-/uuu-u
Notre naguère sœur et notre reine,
uuu-u-/u-u-u
Non sans avoir, avant d’agir, cherché
uuu-/uuu-u-
Conseil auprès de tous nos proches. Tous
u-uuuuu-u-
Nous donnent leur aval. Merci à tous. »
u-uuu-/u-u-
L’idée est d’installer, métriquement, la sensation du vers, et de la majesté, pour, à travers toutes sortes de fluctations, arriver à un vers quasiment sans césure, l’avant-dernier que j’ai cité. Et à cet enjambement, "tous", qui n’est pas dans le texte anglais :
« Therefore, our sometime sister, now our queen,
Th’imperial jointress to this warlike state,
Have we, as ‘twere with a defeated joy,
With an auspicious and a dropping eye,
With mirth in funeral and with dirge in marriage,
In equal squale weighing delight and dole,
Taken to wife. Nor have we herein barr’d
Your better wisdoms, which have freely gone
With this affair along. For all, our thanks ».
L’insistance, délibérée, sur le « tous », je pense qu’elle essaie, dans l’inconscient du traducteur que je suis, de rebondir sur le fait que je n’ai pas traduit « Taken to wife », je veux dire que je n’ai pas traduit l’arrêt et la césure ici. — C’est comme si le jeu se retrouvait ailleurs. Là encore, ce n’est pas le texte anglais, mais, analysant ma traduction au moment où je rédige cette chronique, je pense que ça va.
*
Mais ré-écoutez, en anglais, le début :
« Though YET of HAMlet OUR dear BROther’s DEATH
L’accent de césure (là où ça devrait s’arrêter, selon les règles), c’est HAM. Mais, ça ne s’arrête pas. Ça s’arrête par un phénomène d’inertie rythmique, au sens où l’auditeur de Shakespeare est, inconsciemment ou non, habitué à ce que ça s’arrête là. En fait, ce vers n’a pas de césure. Ou bien, il en a une bizarre, sur OUR… — Et cette césure bizarre dit, en elle-même, la majesté.
C'est le même jeu que je me permets, comme dans le texte anglais : mettre un accent tonique sur une position de césure, pour obtenir un effet paradoxal — marquer en annulant…
« Toute vie meurt/ et doit être portée
De la natu/re vers l’éternité. »
Je me dis que c’est une césure aérienne…