jeudi 13 mars 2014

Hamlet par le traducteur André Marckowitcz (1)

Sur facebook, le traducteur André Marckowitch, à qui on doit bon nombre de magnifiques traductions des auteurs russes, a rédigé un certain nombre de notes sur sa nouvelle traduction d'Hamlet. Je vous les livre car elles sont très éclairantes pour tous ceux qui travaillent sur Hamlet.

Le texte.

Que signifie traduire "Hamlet" ? quel texte devons-nous prendre ? Il y en a trois. Deux sont parus du vivant de Shakespeare : ce sont ce qu’on appelle les deux Quartos (selon le format, in-4, l’édition courante de l’époque), l’un en 1603, l’autre en 1604. Les deux éditions présentent des textes différents, et les deux insistent sur leur authenticité. En 1603, la page de couverture dit : « La tragique histoire d’Hamlet prince de Danemark par William Shakespeare, telle qu’elle fut diverses fois jouée par les serviteurs de Son Altesse en la cité de Londres, comme, aussi, dans les universités de Cambridge et d’Oxford, et ailleurs. Tout cela est bel est bon, mais les personnages n’ont pas le même nom : Polonius s’appelle Corambis, par exemple… En 1604, on peut lire : « La tragique histoire d’Hamlet prince de Danemark par William Shakespeare, nouvellement imprimée et étoffé presque au double de ce qu’il fut, selon l’authentique et parfaite copie. » La deuxième formule est cabalistique : on a l’impression que le texte a été perdu, puis recomposé, retrouvé — et quelle est cette « authentique et parfaite copie » ? — nous n’en avons gardé aucune trace.
Et puis, il y a le texte du Folio, publié en 1623, beaucoup plus complet encore, puisqu’il présente seul, par exemple, un monologue comme « So oft it chances… » (I, 4). Le Folio a été publié en 1623, — sept ans après la mort de Shakespeare, par ses propres acteurs (en tout cas par deux d’entre eux, John Heminge et Henry Condell), et le format même de l’édition, format de livre d’église ou de haute philosophie, le format le plus noble de l’édition de l’époque, dit le sens de leur projet : en publiant les pièces de leur auteur, ce que les compagnons mettent au tombeau, dans un monde qui, moins de dix ans plus tard, va basculer dans la dictature puritaine, c’est leur passé, c’est leur travail en tant que tel. Ils publient comme s’ils mettaient en gloire.

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Depuis quatre cents ans, il y a une controverse pour savoir quel est le texte juste, ce qu’a voulu Shakespeare, ce qu’il a écrit vraiment. C'est toujours la même quête des origines, finalement, de la pureté, ou des racines, appelez ça comme vous voulez. — L’unanimité s’étant faite pour expliquer que le premier quarto était un quarto « pirate », reconstitué, sans doute de mémoire, par un acteur qui aurait participé à une représentation dans un rôle secondaire, puis qui aurait quitté la troupe.
Ce n’est pas à moi d’entrer dans ces débats, ils nous prendraient toute notre existence. — Je tiendrai donc le fait pour établi.

Disons-le autrement : je choisirai de ne pas choisir. Ma traduction reposera sur ce non-choix.

Parce qu’à vrai dire, j'ai l'impression que le problème du texte est mal posé.

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On lit les discussions des spécialistes en textologie sur tel ou tel passage de ses œuvres et l’évidence s’impose : les Poèmes et les "Sonnets" ne présentent quasiment pas de difficultés pour l'établissement du texte. Quel que soit l’auteur, il y a là quelqu’un qui a relu ses épreuves, pensé la présentation du volume, pensé les dédicaces. Quelqu’un qui a écrit le texte. Dieu sait si les poèmes sont mystérieux, mais le texte lui-même est parfaitement clair. C'est que la destination de ces poèmes est d'être lus — le livre des "Sonnets" est bien un livre, adressé à des lecteurs individuels, sa voix peut être celle des yeux.

Rien de tel pour les pièces. Entre les différents Quartos (publiés généralement du vivant de Shakespeare — mais jamais pendant que les pièces se jouent) et l'édition posthume In-Folio, les variantes sont impressionnantes. En général, le texte du Folio est plus long. D’une édition à l’autre, les répliques peuvent changer de personnage, certains passages semblent tellement altérés qu'ils ne sont plus compréhensibles, les coquilles évidentes sont légion. Que conclure ? Je n'en sais rien, sinon que le texte n'a pas été revu avec le même soin que celui des poèmes. Cela signifie que le statut du texte n’est pas le même. Peut-être que les pièces de Shakespeare n’étaient pas du tout conçues pour durer, — je veux dire pour finir dans des livres…
Car enfin, pourquoi diable Shakespeare, entrepreneur de spectacles, aurait-il voulu publier les pièces de son répertoire, au risque de les donner à jouer à des troupes concurrentes, à Londres, Cambridge ou Oxford, ou n'importe où ailleurs, — si la notion de droit d'auteur n'existait quasiment pas à son époque ? Au contraire, en toute bonne logique commerciale, s'il y a quelque chose qui devait rester privé, c’est le texte des pièces.

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Une chose compte : si "Hamlet" ne doit pas être un livre, il ne peut être qu’une représentation. Et donc, si le texte de la pièce n'est pas à lire, il ne peut être qu'à écouter, ou bien à dire, — il n’existe, de toute façon, que pour l’oreille.

Toute ma lecture — toute ma traduction — découlera de ça.
otes sur Hamlet...
parce que, n'est-ce pas, j'ai traduit "Hamlet", et je suis censé faire un livre à propos de ça. Alors, voilà, quelques notes du début :

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Racontons-nous l'histoire. Au Danemark, règne le roi Hamlet, qui est un roi très belliqueux et très royal, capable de vaincre en combat singulier le roi de Norvège, Fortinbras (le jour même de la naissance de son fils), - et, donc, de s'emparer de son empire "selon les lois de la chevalerie" - et de battre les Polonais, qu'il jette sur la glace, à bas de leurs traîneaux.
Ce roi meurt. Pourquoi son fils - Hamlet - ne lui succède-t’il pas ? Parce que la royauté dans ce royaume ne se transmet pas par la filiation, mais par désignation et par acclamation. Et pour une autre raison, c'est que Hamlet n'est pas destiné à régner - puisqu'il est parti étudier à l'Université de Wittenberg, c'est-à-dire qu'il a choisi d'être clerc plutôt que chevalier. Un clerc ne peut pas régner. C'est sans doute ce qui explique qu'il ait donné des "tendres traites" à Ophélie puisque le prince destiné à régner "est le sujet de sa naissance" et ne peut donc qu'épouser une princesse étrangère, alors qu'un homme privé peut aimer qui il veut. Personne, d'ailleurs, dans les premières scènes, ne conteste la légitimité de Claudius à occuper le trône, et à dire "nous" : le drame d'Hamlet dans la deuxième scène, c'est le remariage de sa mère, pas l'usurpation de la couronne.
Tout change quand Claudius désigne Hamlet comme "le plus proche du trône" et le désigne donc comme son successeur. À partir de là, Polonius ne peut qu'interdire à sa fille de le revoir : il est devenu "une étoile hors de sa sphère" - et l'on comprend que Claudius ne veuille pas que son neveu reparte à Wittenberg. Pourquoi, à ce moment du texte, chercher des motifs noirs à ce désir ? S'il part, il ne peut pas régner - c'est aussi simple que ça.
Tout change ensuite, évidemment, avec la révélation du spectre.

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Quel âge a-t'il, ce « jeune » Hamlet quand la pièce se joue ? on peut le dire par le crâne de Yorick, qui est en terre depuis vingt-trois ans. Hamlet se souvient de lui, du fait qu'il l'a "porté sur le dos un bon millier de fois" - il ne devait donc pas être très grand ; il se souvient aussi de son humour et de sa fantaisie, donc il devait avoir plus ou moins l'âge de raison à sa mort. Bref, disons qu'Hamlet a au minimum 30 ans et au plus 35. Trente ans, c'est le milieu de la vie. Le Christ a 33 ans, Dante 35 au début de l'Enfer, "nel mezzo del camin di nostra vita"...
Pourquoi donc nous dit-on qu'il est jeune ? On parle du jeune Hamlet parce qu'il y a déjà un Hamlet, et un Hamlet qui règne, lui. Ou qui a régné, et qui a régné si fort que, même quand il est mort, son fils reste le « jeune » Hamlet. C’est tout simple, là encore.

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Alors, pourquoi, nous, voyons-nous Hamlet comme un jeune homme mélancolique ? Parce que nous ne lisons que ce que nous avons déjà lu, et que, ce que nous lisons d'Hamlet, ce n'est pas Hamlet, c'est l'autoportrait de Werther en Hamlet.
Hamlet est tout sauf jeune - c'est un homme fait, par son père et sa mère. et qui, par sa mère puis par son père, est défait : et il y a toujours deux Hamlets, même quand le père est mort - le fils d'avant le crime et le fils d'après.
L'adieu de l'un à l'autre se fait par le récit d'Ophelie de son apparition, qui lui fait "si peur". — "Il m'a pris le poignet, il l'a serré"Bas du formulaire