jeudi 13 mars 2014

Hamlet par le traducteur André Marckowitch (2)



Continuons.
Si je pense que le texte d’Hamlet n'existe que pour être joué — disons entendu —, je ne comprends plus l'un des grands débats shakespeariens : celui de la variante du premier monologue d'Hamlet. Shakespeare a-t-il écrit, selon le Folio :

"O, That this too too solid flesh would melt,
Thaw and resolve itself into a dew..."
(Oh, que cette chair trop trop solide puisse fondre/se dissiper et se résoudre en rosée...)

ou bien, selon l'édition Arden, qui suit les Quartos :

"Oh, that this too too sullied flesh..." –
(cette chair trop trop souillée...)

Solide ou souillée ?
Que signifie une chair « trop, trop solide » ? — Je ne vois pas. Que signifie « une chair trop, trop souillée », je peux comprendre.
Les Quartos, d'ailleurs, — je le remarque dans les notes en bas de page — ne donnent pas "sullied" (ce qui est l'orthographe moderne) mais "sallied". Avec un "a" visiblement très fort. Je suis nul en phonologie historique (ah, si mon papa avait fait des études sérieuses dans ce domaine, au lieu d'attendre l'avènement du socialisme... (voir un de mes posts précédents)), mais qu'est-ce que j'aurais besoin en ce moment de savoir qsiue le "o" de "solide", et le "u" de "sullied", vers 1600, pouvaient se prononcer pareil. Pour le français, si j'en juge à l'accent québécois, j'en suis sûr... mais... ce qui vaut pour le français, est-ce que ça vaut pour l'anglais ?
De toute façon, si les deux mots sont homonymes à l'époque de Shakespeare, ça signifie que, dans "Hamlet", les deux notions, d'une façon ou d'une autre, le sont aussi. Le spectateur devait entendre et l’un et l’autre. Et lui, il n'avait pas le temps de choisir.

*

Je veux dire qu'il faut, pour traduire, que j'imagine un monde dans lequel tout ce qui est solide est souillé par essence — que je me transporte mentalement dans le monde, disons, de la fin du Moyen-Age, celui des danses macabres, pour lequel tout chair était, en elle-même, souillure. Un monde dans lequel ne peuvent être pures que l’âme, ou la rosée — l’âme de l’eau, pour ainsi dire, l’image de la virginité.

*

Et puis, ces trois verbes : « melt », « thaw », « resolve oneself ». To melt, c’est fondre. To thaw c’est, littéralement, décongeler, dégeler. To resolve, c’est résoudre. Ajoutons un détail : ici, c’est le seul emploi intransitif, absolu, du verbe « to thaw » dans toute l’œuvre de Shakespeare. Pour « to resolve » , ma bible, le Shakespeare Lexicon du bienfaiteur de l'humanité qu'est Alexander Schmidt, classe l’emploi dans le premier sens : « dissoudre », mais en donne sept autres : il s’agit de dissoudre, résoudre, se résoudre, libérer (de l’ignorance, ou de l’incertitude, répondre, satisfaire, convaincre, rendre prêt…) Et chacun de ces sens ne peut-il s’appliquer à Hamlet ?…

*

Ce qui est sûr, de toute façon, c'est que, moi, en tant que traducteur, non seulement je n'ai pas le droit de choisir entre les deux variantes, je dois tout construire sur le fait qu’elles existent. Et je ne dois pas dire "dissoudre", parce que, dans "dissoudre", il n'y a pas les six autres sens de Shakespeare.

Et je fais comment ?