Le
principe du shilling, ou "les insatisfaits".
Et donc : ça joue une situation, et les mots qui la disent sont plus larges. Il n'est pas question de savoir ce qu'ils disent vraiment, ces mots, dans ce début, mais si on ne se concentre que sur la situation, on n'a qu'une pellicule toute mince, alors qu'il faut sentir, dessous, des chemins inconnus et possibles. C'est peut-être ça, surtout, qu'un traducteur doit faire, — laisser transparaître ces chemins ; traduire… large.
Parce qu'elle est écrite large, cette pièce.
Ecrire large, en fait, c'est un principe économique. J'appelle ça "le principe du shilling". Le mot est mal choisi, mais je m'explique : personne ne peut comprendre une pièce de Shakespeare en une seule représentation. Pour la comprendre, il faut la revoir, et la revoir encore. Et donc, payer.
Shakespeare possédait des parts dans le Théâtre du Globe, avec d'autres acteurs (comme son ami Burbage, qui jouait tous ses grands rôles et qui, ici, jouait Hamlet). Je veux dire que, lui qui était très près de ses sous (pensez à son testament), il a tout intérêt à ce que les gens payent. Qu'ils viennent au théâtre, et qu'ils payent. Et pas seulement une fois, mais deux, mais trois…
Ça marche comment, le Globe ? Il y a 1000, 1500 personnes qui sont là. Dans leur immense majorité, debout. Je ne sais pas combien de temps durait une représentation — c'est tout un sujet de débat, mais je vois mal comment on peut jouer "Hamlet" en moins de 2h 30. Bref, pendant, au minimum, 2h30, des gens debout. Debout, ça veut dire qu'ils piétinent, qu'ils se poussent, qu'ils peuvent, à tout moment faire du bruit ; en plus, si ceux qui sont en bas peuvent voir le spectacle, une grande partie du public, dans les galeries, ne le voit que très peu — elle ne peut, réellement, que l'entendre. Dès lors, le but de la représentation est simple : il faut que les 1500 personnes qui sont là — restent là. Qu'elles écoutent. Il faut donc les tenir en haleine à chaque seconde pendant la représentation, parce que cinq secondes perdues, et vous avez un trou… Et qu'est-ce que c'est, ces 1500 personnes ? — ce sont des gens très différents, des gens qui ont les goûts les plus divers : il y en a qui aiment les grosses farces, les bouffons (il y aura des bouffonnades, absolument) ; il y a qui aiment les armures et les armes (il y en aura, je vous le garantis) ; il y a d'autres qui aiment les machineries (là aussi, on vous servira ça) ; ou d'autres qui aiment les histoires d'amour (et ça aussi, pareil, vous serez servis), et d'autres qui aiment les grandes idées philosophiques, ou les grands drames humains — des gens qui viennent au théâtre pour se faire leur plein d'émotion (oui, oui, ça aussi, vous aurez…), et d'autres qui viennent parce qu'ils sont déjà venus, et qu'ils aiment les acteurs ("ah, celui-là, regardez, l'acteur qui joue Polonius, il y a six mois de ça, dans "Jules César", il le jouait, justement, César, et qui l'assassinait ? c'était le gros, là, qui jouait Brutus, — celui qui joue Hamlet — je les reconnais")…À chaque seconde, chaque spectateur doit se sentir happé, passionné, il doit en oublier ses jambes qui vont finir par lui faire mal, à force de rester debout. Ça, c'est la structure de l'intrigue. C'est la première représentation. La fin approche, le spectateur est content, Il en a eu pour son argent (un penny, voire un demi-penny, je crois, pour les places les moins chères). Et puis, arrive Horatio, et, à la toute fin, il dit, s'adressant visiblement au spectateur (parce que, tout bêtement, s'il s'adresse à l'acteur qui joue Fortinbras et qu'il ne se tourne vers lui, on ne l'entendra pas) : "vous tombez sur ces questions sanglantes", "je peux vous expliquer l'histoire"… Et Hamlet, mourant, qu'est-ce qu'il a dit à Horatio ?
"Report me and my cause aright/ To the unsatisfied".
Et le spectateur, au moment de l'émotion la plus forte, quand le héros vient de mourir, et que son âme est en train de répondre à "l'envol des anges" qui l'appellent, se pose, soudain, cette question : mais, comment ça, les "unsatisfied" ? unsatisfied de quoi ? qu'est-ce donc qui devrait ne pas me satisfaire dans ce spectacle, qui est le plus beau que j'aie jamais vu, sur un thème magnifique, joué par les plus grands acteurs qui soient au monde ?…
Cela, c'est un appel à la deuxième représentation : je l'appellerai "le chemin des questions". — À la toute fin, tu as compris que tu n'as pas compris. Et, oui, tu veux comprendre, parce que tu es content de ne pas avoir compris : eh bien, repaye. Un penny supplémentaire, et là, ce que tu vas écouter, ce n'est plus l'histoire, puisque tu la connais (et on sait bien, d'ailleurs, l'histoire d'Hamlet, c'est une histoire connue avant Shakespeare) — c'est les indices, c'est le retour des mêmes mots, c'est la deuxième structure, celle qui n'est pas linéaire, mais en spirale — tel mot en appelant tel autre, telle question en appelant telle autre… telle petite énigme soulevée pendant la première représentation, et sur laquelle, évidemment, tu n'as pas eu le temps de t'arrêter. Sans attention précise à la structure linéaire, — pas de structure en spirale. L'histoire est le chemin des indices. Le chemin de tes questions. Par exemple, oui, c'est "solide" ou c'est "souillé", la chair ? — et donc, comment est-ce qu'elle revient, cette question de la chair ? Et puis, oui, tiens, le mot "question" lui-même, je l'ai entendu répéter dans la pièce une quantité de fois — qu'est-ce que c'est, ce mot-là ? Et puis, tiens, oui, qu'est-ce qu'il signifiait donc, ce début en déséquilibre ? et d'où est-ce qu'il venait, le déséquilibre ?… Et ce mot, "to unfold", est-ce qu'il n'est pas central dans toute la pièce ? est-ce qu'il n'y a pas des choses à découvrir, à dévoiler, des voiles qui se soulèvent… et puis, ces interrogations sur le théâtre lui-même, sur ces gens, tiens, qui sont (puisqu'ils sont devant vous) et ne sont pas que ce qu'ils sont… Des questions infinies…
C'est surtout ça, le chemin du traducteur, — de faire attention à permettre au spectateur français de repayer… Pour une troisième représentation, gratuite, cette fois : celle qu'il se fera à lui-même dans le souvenir qu'il gardera des deux autres. Celle de son propre chemin — celle-là, personne ne peut rien en dire, mais si elle n'est pas le vrai but de la chose, alors, c'est clair, il n'y a rien
Et donc : ça joue une situation, et les mots qui la disent sont plus larges. Il n'est pas question de savoir ce qu'ils disent vraiment, ces mots, dans ce début, mais si on ne se concentre que sur la situation, on n'a qu'une pellicule toute mince, alors qu'il faut sentir, dessous, des chemins inconnus et possibles. C'est peut-être ça, surtout, qu'un traducteur doit faire, — laisser transparaître ces chemins ; traduire… large.
Parce qu'elle est écrite large, cette pièce.
Ecrire large, en fait, c'est un principe économique. J'appelle ça "le principe du shilling". Le mot est mal choisi, mais je m'explique : personne ne peut comprendre une pièce de Shakespeare en une seule représentation. Pour la comprendre, il faut la revoir, et la revoir encore. Et donc, payer.
Shakespeare possédait des parts dans le Théâtre du Globe, avec d'autres acteurs (comme son ami Burbage, qui jouait tous ses grands rôles et qui, ici, jouait Hamlet). Je veux dire que, lui qui était très près de ses sous (pensez à son testament), il a tout intérêt à ce que les gens payent. Qu'ils viennent au théâtre, et qu'ils payent. Et pas seulement une fois, mais deux, mais trois…
Ça marche comment, le Globe ? Il y a 1000, 1500 personnes qui sont là. Dans leur immense majorité, debout. Je ne sais pas combien de temps durait une représentation — c'est tout un sujet de débat, mais je vois mal comment on peut jouer "Hamlet" en moins de 2h 30. Bref, pendant, au minimum, 2h30, des gens debout. Debout, ça veut dire qu'ils piétinent, qu'ils se poussent, qu'ils peuvent, à tout moment faire du bruit ; en plus, si ceux qui sont en bas peuvent voir le spectacle, une grande partie du public, dans les galeries, ne le voit que très peu — elle ne peut, réellement, que l'entendre. Dès lors, le but de la représentation est simple : il faut que les 1500 personnes qui sont là — restent là. Qu'elles écoutent. Il faut donc les tenir en haleine à chaque seconde pendant la représentation, parce que cinq secondes perdues, et vous avez un trou… Et qu'est-ce que c'est, ces 1500 personnes ? — ce sont des gens très différents, des gens qui ont les goûts les plus divers : il y en a qui aiment les grosses farces, les bouffons (il y aura des bouffonnades, absolument) ; il y a qui aiment les armures et les armes (il y en aura, je vous le garantis) ; il y a d'autres qui aiment les machineries (là aussi, on vous servira ça) ; ou d'autres qui aiment les histoires d'amour (et ça aussi, pareil, vous serez servis), et d'autres qui aiment les grandes idées philosophiques, ou les grands drames humains — des gens qui viennent au théâtre pour se faire leur plein d'émotion (oui, oui, ça aussi, vous aurez…), et d'autres qui viennent parce qu'ils sont déjà venus, et qu'ils aiment les acteurs ("ah, celui-là, regardez, l'acteur qui joue Polonius, il y a six mois de ça, dans "Jules César", il le jouait, justement, César, et qui l'assassinait ? c'était le gros, là, qui jouait Brutus, — celui qui joue Hamlet — je les reconnais")…À chaque seconde, chaque spectateur doit se sentir happé, passionné, il doit en oublier ses jambes qui vont finir par lui faire mal, à force de rester debout. Ça, c'est la structure de l'intrigue. C'est la première représentation. La fin approche, le spectateur est content, Il en a eu pour son argent (un penny, voire un demi-penny, je crois, pour les places les moins chères). Et puis, arrive Horatio, et, à la toute fin, il dit, s'adressant visiblement au spectateur (parce que, tout bêtement, s'il s'adresse à l'acteur qui joue Fortinbras et qu'il ne se tourne vers lui, on ne l'entendra pas) : "vous tombez sur ces questions sanglantes", "je peux vous expliquer l'histoire"… Et Hamlet, mourant, qu'est-ce qu'il a dit à Horatio ?
"Report me and my cause aright/ To the unsatisfied".
Et le spectateur, au moment de l'émotion la plus forte, quand le héros vient de mourir, et que son âme est en train de répondre à "l'envol des anges" qui l'appellent, se pose, soudain, cette question : mais, comment ça, les "unsatisfied" ? unsatisfied de quoi ? qu'est-ce donc qui devrait ne pas me satisfaire dans ce spectacle, qui est le plus beau que j'aie jamais vu, sur un thème magnifique, joué par les plus grands acteurs qui soient au monde ?…
Cela, c'est un appel à la deuxième représentation : je l'appellerai "le chemin des questions". — À la toute fin, tu as compris que tu n'as pas compris. Et, oui, tu veux comprendre, parce que tu es content de ne pas avoir compris : eh bien, repaye. Un penny supplémentaire, et là, ce que tu vas écouter, ce n'est plus l'histoire, puisque tu la connais (et on sait bien, d'ailleurs, l'histoire d'Hamlet, c'est une histoire connue avant Shakespeare) — c'est les indices, c'est le retour des mêmes mots, c'est la deuxième structure, celle qui n'est pas linéaire, mais en spirale — tel mot en appelant tel autre, telle question en appelant telle autre… telle petite énigme soulevée pendant la première représentation, et sur laquelle, évidemment, tu n'as pas eu le temps de t'arrêter. Sans attention précise à la structure linéaire, — pas de structure en spirale. L'histoire est le chemin des indices. Le chemin de tes questions. Par exemple, oui, c'est "solide" ou c'est "souillé", la chair ? — et donc, comment est-ce qu'elle revient, cette question de la chair ? Et puis, oui, tiens, le mot "question" lui-même, je l'ai entendu répéter dans la pièce une quantité de fois — qu'est-ce que c'est, ce mot-là ? Et puis, tiens, oui, qu'est-ce qu'il signifiait donc, ce début en déséquilibre ? et d'où est-ce qu'il venait, le déséquilibre ?… Et ce mot, "to unfold", est-ce qu'il n'est pas central dans toute la pièce ? est-ce qu'il n'y a pas des choses à découvrir, à dévoiler, des voiles qui se soulèvent… et puis, ces interrogations sur le théâtre lui-même, sur ces gens, tiens, qui sont (puisqu'ils sont devant vous) et ne sont pas que ce qu'ils sont… Des questions infinies…
C'est surtout ça, le chemin du traducteur, — de faire attention à permettre au spectateur français de repayer… Pour une troisième représentation, gratuite, cette fois : celle qu'il se fera à lui-même dans le souvenir qu'il gardera des deux autres. Celle de son propre chemin — celle-là, personne ne peut rien en dire, mais si elle n'est pas le vrai but de la chose, alors, c'est clair, il n'y a rien
HAMLET,
— on recommence.
Une lecture des mots.
Et si nous revenions au début ?
Ça commence comme ça.
On entend quelqu'un, qui dit :
— Who is there ?
Un autre lui répond :
— Nay, answer me. Stand, and unfold yourself.
Traduisons :
— Qui est là ?
Et déjà là, c'est quelque chose de compliqué. — D'abord, évidemment, c'est "qui est là ?" et pas "Qui va là ?". Si vous traduisez "Qui va là", tout est simple, vous savez déjà qu'il s'agit de deux gardes (et oui, visiblement, il s'agit de deux gardes), et vous croyez traduire l'intrigue. Ma foi, au début, ce sont deux gardes qui discutent ; je vois déjà le miroitement argenté des hallebardes dans la nuit froide de pleine lune. Sauf que, celui qui parle, qui est-ce ? Ce n'est pas celui qui est encore de garde, c'est celui qui vient le relever. Et, en toute logique militaire, ce n'est pas lui qui aurait dû parler, c'est son collègue. Et c'est d'ailleurs ce que Bernardo lui fait remarquer :
— Non, (toi) réponds-moi. Arrête-toi et découvre-toi.
Maintenant que nous avons l'idée — du moins, nous le croyons —, regardons les mots.
Et d'abord "Who is there ?" — cette fois, notre problème ne sera pas ce que ça veut dire, mais… comment ça se dit, et qu'est-ce que c'est ?
Je veux dire, tout d'abord, c'est de la prose ou des vers ?
Tout le reste du premier acte est censé être en vers, nous le savons, et nous n'avons donc aucune raison de penser que ce n'est pas ainsi dès le début. Mais, si ce sont des vers, ce devrait être des iambes (puisque le vers de Shakespeare, nous l'avons assez dit, c'est le "pentamètre ïambique"). Et là, d'abord, il n'a pas de pentamètre, puisqu'il n'y a que trois syllabes, et, d'autre part, l'accent tonique, où est-il ? —
Le propre de cette réplique, c'est qu'elle est une question. C'est bête à dire, mais c'est la première question de la pièce, et cette question ne porte pas seulement sur l'intrigue, mais sur l'être lui-même, et la situation, et sur le lieu : Qui est là ? ici, en ce moment, sur la scène, et autour — quelles sont… les forces en présence. Et ce que c'est que cette réplique dans l'ensemble de la pièce, sa nature — prose ou vers —, cela, à la seconde où la phrase se prononce, personne ne peut savoir : je peux dire "Who's THERE" (accent, ïambique, sur THERE), et, ce qui surgit, c'est le lieu. Le lieu en tant que tel — quel qu'il soit. Je peux, au contraire, faire un accent sur "WHO is there" : personne ne m'en empêche. Dans ce cas-là, je joue sur un déséquilibre, si tout le reste de la pièce est ïambique (et mon oreille de spectateur élisabéthain est habituée aux iambes), et, là, l'accent sera non pas sur le lieu, mais sur l'en-dehors de ce lieu, il sera, en quelque sorte, sur l'ombre, ou le fantôme, ou, je ne sais pas comment dire : il sera sur le monde inconnu. Et puis, tout simplement, je peux prononcer les trois syllabes, et laisser croire qu'on commence en prose (et bien des pièces de Shakespeare commencent par de la prose). — Ce qui est sûr, c'est que je n'en sais rien, et que, non seulement je n'en sais rien, mais je laisse résonner l'inconnu et le doute, parce que, si les répliques suivantes sont rythmées, et censées faire des vers, à celle-ci, à la première, il manque quatre accents (au minimum sept syllabes) pour être complète… et on pourrait très bien imaginer qu'il y a un silence de quatre accents dès le début… avant la réplique suivante de Francisco. Mais, cela, ça voudrait dire qu'on sait déjà combien de temps dure un accent… c'est-à-dire qu'on donne vie à des syllabes fantômes, ou que ce soit, en quelque sorte, le silence qui batte la mesure — et que, ce qui parle d'abord dans "Hamlet", c'est le battement du silence.
Et que dit Francisco, justement ?
— Non, réponds-moi. Nay, answer me.
Là, ce ne fait aucun doute que c'est rythmé — mais comment ? où sont les accents ?
NAY — ANSwer ME.
Trois syllabes accentuées sur les quatre premières : et surtout, un accent très très fort sur la première (et, cette première, c'est NON). Cela, iambiquement parlant, ce n'est pas possible. Je veux dire, c'est possible, mais ça dit autre chose : ça dit un monde que, nous, qui avons commencé par le premier monologue d'Hamlet, nous avons déjà vu : le renversement des accents, le monde du chaos, du tangage… Francisco dit une chose toute simple : Non, c'est à vous de me répondre. Et c'est vrai. Sauf que, disant cela, il dit lui-même sa faute : c'est comme si, lui qui est de faction, il s'était fait surprendre dans sa tâche — une sentinelle qui dit : "non, eh, c'est à moi de parler, pas à vous…" — et il y a un côté comique dans cette phrase. Ou comme si c'était un acteur du "Songe d'une nuit d'été" qui parle avant sa réplique, ou qui oublie quand il doit la placer, et qui, soudain, se rappelle. Et puis, la suite de la phrase, elle est bizarre aussi :
Stand and unfold yourself.
"Stand', ici, ça veut dire "arrête-toi et tiens-toi debout devant moi" — mais, littéralement, ça veut dire "se dresser", il n'y a pas de doute sur ça. Et que veut dire "unfold yourself" ? — Est-ce que ça peut vouloir dire "donne-moi ton numéro de matricule ou ton mot de passe" ? — Objectivement, c'est ce que ça veut dire, oui, puisque Francisco va le donner, son mot de passe : "Long live the King" (vive le roi… précisément, "longue vie au roi")… mais, le mot, "to unfold", pour dire cette situation (qu'il dit), il est… très compliqué, très riche en sous-entendus possibles : to unfold, nous dit le Shakespeare Lexicon, c'est "faire sortir d'une cachette, ou d'un lieu clos", "révéler, découvrir, amener à la lumière", "montrer, laisser voir", "dire, communiquer"… Alexandre Schmidt explique le sens de la réplique entre parenthèse : "make yourself known"… Eh oui, évidemment, le sens est là… Sauf que le mot est trop large pour un tel sens. Le mot, pour nous qui connaissons l'histoire, il parle déjà de toute la pièce : il s'agira bien de "unfold" (découvrir, dévoiler, révéler, faire connaître") quelque chose… pas seulement "yourself". Non, bien autre chose. Bref, si je traduis seulement la situation, et que je rapporte la réplique aux seules sentinelles, j'ai juste perdu "Hamlet".
Je ne sais pas ce que veut dire "unfold yourself", mais c'est bien ça qui compte, — de voir que ça veut dire quelque chose d'autre que ce que ça dit dans la situation. Non, ça ne "veut" pas dire, ça… laisse dire. Là encore, ce qui compte, c'est le silence derrière, l'immensité du sens possible derrière. Pas que le mot lui-même, — ce rayonnement obscur et inconnu qu'on doit sentir, en l'espace de cinq secondes (le temps que dure la réplique de Francisco).
Et que veut dire "Stand" ? — Bien sûr, ça veut dire "arrête-toi", mais, là encore, avec un accent très très fort, qui, une fois encore, casse complètement le iambe, puisque ce mot est à la cinquième position, laquelle ne doit jamais porter l'accent, ça laisse rayonner, ou résonner bien d'autres choses : n'est-ce pas exactement ce que va faire le spectre ? se tenir droit debout, dressé et… se dévoiler ? se révéler ? et puis qui est-ce qui "stand(s)" devant les spectateurs, sinon l'acteur lui-même ?…
Avec une nuance de taille : est-ce que, l'acteur, il se révèle "lui-même" ? je veux dire, qu'est-ce qu'il révèle, l'acteur, en se montrant ? lui-même et autre chose, son corps à lui, et l'autre corps — celui du texte qu'il est en train de jouer. En se donnant à voir, il donne à voir.
Et, là, ce qu'il donne à voir, ce sera le mot de passe : "Long live the king"….
Lequel, de roi ? — celui qui règne, ou l'autre, qui vient depuis deux nuits en les terrorisant ?...
Une lecture des mots.
Et si nous revenions au début ?
Ça commence comme ça.
On entend quelqu'un, qui dit :
— Who is there ?
Un autre lui répond :
— Nay, answer me. Stand, and unfold yourself.
Traduisons :
— Qui est là ?
Et déjà là, c'est quelque chose de compliqué. — D'abord, évidemment, c'est "qui est là ?" et pas "Qui va là ?". Si vous traduisez "Qui va là", tout est simple, vous savez déjà qu'il s'agit de deux gardes (et oui, visiblement, il s'agit de deux gardes), et vous croyez traduire l'intrigue. Ma foi, au début, ce sont deux gardes qui discutent ; je vois déjà le miroitement argenté des hallebardes dans la nuit froide de pleine lune. Sauf que, celui qui parle, qui est-ce ? Ce n'est pas celui qui est encore de garde, c'est celui qui vient le relever. Et, en toute logique militaire, ce n'est pas lui qui aurait dû parler, c'est son collègue. Et c'est d'ailleurs ce que Bernardo lui fait remarquer :
— Non, (toi) réponds-moi. Arrête-toi et découvre-toi.
Maintenant que nous avons l'idée — du moins, nous le croyons —, regardons les mots.
Et d'abord "Who is there ?" — cette fois, notre problème ne sera pas ce que ça veut dire, mais… comment ça se dit, et qu'est-ce que c'est ?
Je veux dire, tout d'abord, c'est de la prose ou des vers ?
Tout le reste du premier acte est censé être en vers, nous le savons, et nous n'avons donc aucune raison de penser que ce n'est pas ainsi dès le début. Mais, si ce sont des vers, ce devrait être des iambes (puisque le vers de Shakespeare, nous l'avons assez dit, c'est le "pentamètre ïambique"). Et là, d'abord, il n'a pas de pentamètre, puisqu'il n'y a que trois syllabes, et, d'autre part, l'accent tonique, où est-il ? —
Le propre de cette réplique, c'est qu'elle est une question. C'est bête à dire, mais c'est la première question de la pièce, et cette question ne porte pas seulement sur l'intrigue, mais sur l'être lui-même, et la situation, et sur le lieu : Qui est là ? ici, en ce moment, sur la scène, et autour — quelles sont… les forces en présence. Et ce que c'est que cette réplique dans l'ensemble de la pièce, sa nature — prose ou vers —, cela, à la seconde où la phrase se prononce, personne ne peut savoir : je peux dire "Who's THERE" (accent, ïambique, sur THERE), et, ce qui surgit, c'est le lieu. Le lieu en tant que tel — quel qu'il soit. Je peux, au contraire, faire un accent sur "WHO is there" : personne ne m'en empêche. Dans ce cas-là, je joue sur un déséquilibre, si tout le reste de la pièce est ïambique (et mon oreille de spectateur élisabéthain est habituée aux iambes), et, là, l'accent sera non pas sur le lieu, mais sur l'en-dehors de ce lieu, il sera, en quelque sorte, sur l'ombre, ou le fantôme, ou, je ne sais pas comment dire : il sera sur le monde inconnu. Et puis, tout simplement, je peux prononcer les trois syllabes, et laisser croire qu'on commence en prose (et bien des pièces de Shakespeare commencent par de la prose). — Ce qui est sûr, c'est que je n'en sais rien, et que, non seulement je n'en sais rien, mais je laisse résonner l'inconnu et le doute, parce que, si les répliques suivantes sont rythmées, et censées faire des vers, à celle-ci, à la première, il manque quatre accents (au minimum sept syllabes) pour être complète… et on pourrait très bien imaginer qu'il y a un silence de quatre accents dès le début… avant la réplique suivante de Francisco. Mais, cela, ça voudrait dire qu'on sait déjà combien de temps dure un accent… c'est-à-dire qu'on donne vie à des syllabes fantômes, ou que ce soit, en quelque sorte, le silence qui batte la mesure — et que, ce qui parle d'abord dans "Hamlet", c'est le battement du silence.
Et que dit Francisco, justement ?
— Non, réponds-moi. Nay, answer me.
Là, ce ne fait aucun doute que c'est rythmé — mais comment ? où sont les accents ?
NAY — ANSwer ME.
Trois syllabes accentuées sur les quatre premières : et surtout, un accent très très fort sur la première (et, cette première, c'est NON). Cela, iambiquement parlant, ce n'est pas possible. Je veux dire, c'est possible, mais ça dit autre chose : ça dit un monde que, nous, qui avons commencé par le premier monologue d'Hamlet, nous avons déjà vu : le renversement des accents, le monde du chaos, du tangage… Francisco dit une chose toute simple : Non, c'est à vous de me répondre. Et c'est vrai. Sauf que, disant cela, il dit lui-même sa faute : c'est comme si, lui qui est de faction, il s'était fait surprendre dans sa tâche — une sentinelle qui dit : "non, eh, c'est à moi de parler, pas à vous…" — et il y a un côté comique dans cette phrase. Ou comme si c'était un acteur du "Songe d'une nuit d'été" qui parle avant sa réplique, ou qui oublie quand il doit la placer, et qui, soudain, se rappelle. Et puis, la suite de la phrase, elle est bizarre aussi :
Stand and unfold yourself.
"Stand', ici, ça veut dire "arrête-toi et tiens-toi debout devant moi" — mais, littéralement, ça veut dire "se dresser", il n'y a pas de doute sur ça. Et que veut dire "unfold yourself" ? — Est-ce que ça peut vouloir dire "donne-moi ton numéro de matricule ou ton mot de passe" ? — Objectivement, c'est ce que ça veut dire, oui, puisque Francisco va le donner, son mot de passe : "Long live the King" (vive le roi… précisément, "longue vie au roi")… mais, le mot, "to unfold", pour dire cette situation (qu'il dit), il est… très compliqué, très riche en sous-entendus possibles : to unfold, nous dit le Shakespeare Lexicon, c'est "faire sortir d'une cachette, ou d'un lieu clos", "révéler, découvrir, amener à la lumière", "montrer, laisser voir", "dire, communiquer"… Alexandre Schmidt explique le sens de la réplique entre parenthèse : "make yourself known"… Eh oui, évidemment, le sens est là… Sauf que le mot est trop large pour un tel sens. Le mot, pour nous qui connaissons l'histoire, il parle déjà de toute la pièce : il s'agira bien de "unfold" (découvrir, dévoiler, révéler, faire connaître") quelque chose… pas seulement "yourself". Non, bien autre chose. Bref, si je traduis seulement la situation, et que je rapporte la réplique aux seules sentinelles, j'ai juste perdu "Hamlet".
Je ne sais pas ce que veut dire "unfold yourself", mais c'est bien ça qui compte, — de voir que ça veut dire quelque chose d'autre que ce que ça dit dans la situation. Non, ça ne "veut" pas dire, ça… laisse dire. Là encore, ce qui compte, c'est le silence derrière, l'immensité du sens possible derrière. Pas que le mot lui-même, — ce rayonnement obscur et inconnu qu'on doit sentir, en l'espace de cinq secondes (le temps que dure la réplique de Francisco).
Et que veut dire "Stand" ? — Bien sûr, ça veut dire "arrête-toi", mais, là encore, avec un accent très très fort, qui, une fois encore, casse complètement le iambe, puisque ce mot est à la cinquième position, laquelle ne doit jamais porter l'accent, ça laisse rayonner, ou résonner bien d'autres choses : n'est-ce pas exactement ce que va faire le spectre ? se tenir droit debout, dressé et… se dévoiler ? se révéler ? et puis qui est-ce qui "stand(s)" devant les spectateurs, sinon l'acteur lui-même ?…
Avec une nuance de taille : est-ce que, l'acteur, il se révèle "lui-même" ? je veux dire, qu'est-ce qu'il révèle, l'acteur, en se montrant ? lui-même et autre chose, son corps à lui, et l'autre corps — celui du texte qu'il est en train de jouer. En se donnant à voir, il donne à voir.
Et, là, ce qu'il donne à voir, ce sera le mot de passe : "Long live the king"….
Lequel, de roi ? — celui qui règne, ou l'autre, qui vient depuis deux nuits en les terrorisant ?...