jeudi 13 mars 2014

Hamlet par le traducteur André Marckowicz (4)



Jointure et conjointure. — Un autre échec.

« Jointress », donc, ça n’existe pas, mais le sens est clair. La « jointress », c’est celle qui fait le « joint » — la continuité du « warlike throne », elle est, dans son corps même, la prolongation de la royauté. — Est-ce parce que la reine enfante le roi ? Nous avons vu que non : si c’était le cas, comment expliquer que personne ne parle d’usurpation, et qu’Hamlet soit là sans revendiquer lui-même une couronne qu’on lui aurait volée, ou sans que personne ne lui parle comme à un futur roi — du moins tant que son oncle lui-même ne le désigne comme son héritier ? Non, elle n’enfante pas obligatoirement des rois — elle est, littéralement, la matrice du royaume, elle est le royaume, en elle-même. L’épouser, elle, c’est recoller les fragments d'un royaume en danger d'éclatement — et c’est la raison pour laquelle personne ne proteste. Le néologisme est là, en quelque sorte, comme un signal : ce mot-là, le spectateur sera forcé de s’arrêter dessus, puisqu’il ne le connaît pas — tout en le comprenant —, et s’il s’arrête dessus, il se le rappellera. Il saura donc, d’instinct, que le mot est décisif, d’une façon ou d’une autre, et pas seulement au moment où il est prononcé.

Je prends le parti de traduire par : « la conjointe du trône belliqueux » — et, finalement, j’accepte cette traduction. Je veux dire que, bon, je ne traduis pas le néologisme, ou l’invention, mais c’est que je ne trouve rien qui puisse être un tant soit peu naturel (et, de deux syllabes, avec le mot « joint » …). Je perds, mais je me dis que ce qui compte, c’est qu’on saisisse l’idée, et, pour le coup, la jointure.

Parce que pas l’épouser aurait pu faire croire que le royaume est « disjoint », le mot arrive quelques vers plus bas—
« you Fortinbras,
Holding a weak supposal of our worth,
Or thinking by our late dear brother’s death
Our state to be disjoint and out of frame… »

ce que je traduis, et, cette fois, sans trop me poser de questions :

« …. Le jeune Fortinbras,
Se méprenant sur nous, croyant sans doute
Qu’après la mort de notre frère, nous
Serions disjoints dans la ruine et le trouble… »

parce que, même si je sais qu’on ne peut pas, en français, être « disjoints » dans la ruine, je sais aussi qu’on ne peut pas davantage l’être en anglais, et que, donc, cette bizarrerie-là est, elle, prise en compte.

*

Elle est prise en compte pour sa troisième apparition. Pour la conclusion du premier acte. Au moment où le spectre a tout expliqué, et qu’Hamlet a compris qu’il doit venger son père. Il parle à Horatio et Marcellus, et puis, il dit deux vers, comme dits à lui-même :

« The time is out of joint. O cursed spite,
That ever I was born to set it right. »

Ces vers, je les traduis comment ?
D’abord, que signifie « out of joint » ? — l’édition Arden l’explique par « utter disorder » (le pire désordre), en signalant l’expression d’un voyageur anglais, Jerome Horsey (1550-1626) à la cour de Moscovie ( !...) : « This turbulent time […] all out of joint, not likely to be reduced a long time to any good form of peacable governement… »
(comme quoi les problèmes russes sont éternels, mais, ça, c’est autre chose).

Et puis, il y a cette formule « O cursed spite » — qui fait la rime. C’est la fin de la scène, et la rime est donc, là encore, comme une espèce de drapeau : ça signifie qu’on va passer à une autre partie, — qu’on l’appelle « acte » ou non. Il est donc essentiel de la marquer. Mais que diable signifie « cursed spite » ? Je veux dire, « spite » (mépris, dédain, sarcasme) de qui ? Et comment imaginer que c’est par un« sarcasme » qu’Hamlet se trouve dorénavant en charge de la vengeance d’Hamlet ?

*

Deux problèmes en même temps, desquels, — je le dis simplement — je ne me suis pas sorti.

Dans une première version de ma traduction, publiée aux éditions Babel, ça donnait ça :

« Les temps se sont disjoints. O fiel narquois
Si je suis né pour les remettre droits. »

Pourquoi « les temps », et pas le temps ? — C’est, quand j’essaie de revenir sur cette aberration, simplement que « le temps s’est disjoint », ça fait cinq syllabes, et que je ne peux pas avoir une césure à cinq dans un décasyllabe, qui ne peut être construit que sur un schéma 4/6 ou 6/4. Mais le pluriel est idiot. Ensuite, pourquoi « disjoints », quand « out of joint » n’est pas « disjoint », et que, donc, ce que je perds, c’est la progression ? Et ensuite, si le temps est disjoint, le problème n’est pas de le remettre « droit » mais, je ne sais, « d’aplomb » ou quelque chose comme ça. — Ça, c’est déjà la première catastrophe. Et d’où me vient ce « fiel narquois » ? Et qu’est-ce que c’est que cette formule « O fiel narquois SI je suis né ?... » bref, toute une série de pataquès.

*

Pour la réédition aux Solitaires Intempestifs, j’ai revu tout le texte, et je suis retombé sur la même chose. À force de ressasser, voilà le résultat de mon murmure obsédé :

« Les temps s’est déboîté (sic !). O ciel narquois —
Que je sois né pour le remettre droit. »

Les coquilles les plus énormes sont celles qu’on ne voit pas, tellement elles sont grosses. Je repense toujours à ce que me racontait Efim Etkind de la Grande Encyclopédie soviétique, publiée à grands frais en je ne sais plus combien de dizaines de volumes, relues par des dizaines de correcteurs : quand les livres sont parus, on a regardé la tranche, et, sur toutes les tranches (un tirage de centaines de milliers d’exemplaires à l’époque), il y avait écrit, au lieu de « Encyclopedia » — Encyclopoudia… et il a fallu tout refaire.

Bref, la coquille n’est pas une coquille, c’est le reste d’une variante abandonnée : le texte est évidemment « Le temps s’est déboîté ». Mais le temps "déboîté", ce n'est pas ça. Non seulement parce que ça ne fait pas image, mais aussi, et surtout, parce que ça perd tout idée de « jointure ». Bon, et puis, le « fiel » est qui devenu le « ciel »… Là, non, ce n’est pas une coquille. Non, non… J’aurais voulu traduire « O sort narquois », et je pense que j’aurais traduit plus juste. Mais je ne traduisais pas « cursed » (maudit). Est-ce la malédiction qui m’a donné le ciel ?

Aujourd’hui, pour une éventuelle réédition, je proposerais peut-être quelque chose comme :

« Le temps s’est déjointé. O sort narquois
Que je sois né pour le remettre droit. »

mais « déjointé » est sans doute trop moderne.
Il existe un vieux mot, « déjoint », qu’on trouve, par exemple, chez Chateaubriand, lequel parle de « murs déjoints ». Ce mot-là ne me convient pas pour la raison inverse, parce qu’il est trop vieux, et que, placé à cette position de la scène, comme la formule finale, il ne peut pas être utilisé : le public ne le connaît pas. Tout l’effet serait perdu.
Je pourrais peut-être dire : « le temps s’est disjointé » ?...

*

Parce que, de quoi ça parle, « Hamlet », sinon de ça ? de la « jointure » à laquelle on ne peut pas échapper, — celle du père avec son fils (je le dis dans cet ordre, évidemment, pas dans le sens inverse) ? Hamlet a voulu échapper à Hamlet, il est parti à Wittenberg, littéralement sur la « montagne de l’esprit », loin du Danemark, et, quand il revient, sa mère, contre toute nature, s’est remariée, et le spectre de son père, contre toute nature, lui apparaît, le chargeant de sa vengeance. — Et la « jointure » du roi avec son successeur, c’est la « jointure » même du temps, dès lors que l’héritage se transmet dans l’harmonie (par la désignation et par l’acclamation).

La prochaine fois, nous parlerons de cet « héritage de nature ».