Hamlet, 30.
"Old mole" — la vieille taupe.
Hamlet demande à ses amis de jurer qu’ils garderont le silence. Ils ne comprennent pas pourquoi il faut jurer, c’est-à-dire pourquoi Hamlet pourrait imaginer qu’ils seraient capables de le trahir — mais, bon, il faut confiance, ils jurent. Mais c’est un problème de jurer, il ne faut pas jurer — « in faith », commencent-ils par dire, Hamlet peut compter sur eux. Je traduis « sur ma foi » — c’est juste, bien sûr, mais c’est trop plat. Le fait est qu’ils jurent « in faith », c’est-à-dire qu’ils jurent aussi, — et surtout ¬— en ayant la foi. On y revient toujours, ils ne savent pas ce qu’elle est, cette foi, mais ils l’ont.
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Ça ne suffit pas. Il faut jurer, dit Hamlet, « upon my sword », « sur mon épée ». Cette la première qu’elle apparaît ici, cette épée, et ce n’est pas une épée normale, dès lors qu’elle est l’objet qui résume la foi. — L’épée, c’est évidemment une image du crucifix, et donc, jurer sur cette épée, c’est jurer sur le Christ, mais nous ne sommes pas encore habitués à voir Hamlet mentionner son épée — en fait, c’est la première fois. Jurer sur l’épée, c’est jurer sur ce qui fait le nouvel Hamlet, le fils et le père de son père, le chevalier et le lettré en même temps. En l’espace d’une quinzaine de répliques, le serment sur l’épée revient cinq fois, on ne peut pas dire qu’il passe inaperçu.
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Tout ça est déjà « wondrous strange » — « un prodige étrange », dit Horatio, mais il y a beaucoup plus étrange que ça : soudain, ils entendent une voix dans les dessous du théâtre, et cette voix dit « Swear ». « Jurez »
Un mot — une syllabe en anglais. Et neuf syllabes de silence (huit en français, on ne peut pas faire autrement). Imaginez ce qui se passe dans ces neuf ou huit secondes de silence. Neuf secondes de silence, au théâtre, c’est une éternité.
Et, plus, imaginez l’effet sur le public.
D’un coup — alors que tous les protagonistes sont, naturellement, sur scène ; alors que, déjà, on n’y comprend rien du tout, mais qu’on saisit qu’il se passe quelque chose d’inouï, et que la charge lyrique est à peine supportable tellement elle est haute, une voix qui retentit. Quelle voix ? Je n'en sais rien. Comment était-elle, cette voix ? Ah, si je pouvais savoir… Il y a, au moins, un effet double : le premier est de sidération, bien sûr. D’où est-ce qu’elle peut venir, cette voix ? Et, puis, en même temps, comment ne pas voir l’effet comique ? — Et tout ça, dans le silence.
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Jamais plus nous ne serons dans une situation où le fantôme sera entendu par quelqu’un d’autre qu’Hamlet. Et jamais encore il n’avait parlé à qui que ce soit en dehors de lui. — Mais, reprenons.
*
Et d’abord, d’où viennent ces interventions ? — Concrètement, qu’est-ce qui se passe ? — Une fois qu’ils auront entendu la voix, ni Horatio ni Marcellus ne feront plus aucune opposition à jurer, et à jurer plusieurs fois de suite, la même chose. À jurer à différents endroits du théâtre, « hic et ubique » — ici et n’importe où.
Mais cette voix, j’y reviendrai toujours, c’est la voix de Shakespeare lui-même, c’est-à-dire, en l’occurrence, la voix du metteur en scène. C’est aussi — et peut-être d'abord — une indication scénique, un ordre donné à ses acteurs : là, vous jurez. Et vous jurez encore, et encore une fois.
Et la réponse d’Hamlet ?
« Ah, ha, boy, say’st thou so ? Art thou there, truepenny ?
Come on, you hear this fellow in the cellarage.
Consent to swear. »
« Ha, tu dis ça, petit ! Tu es donc là,
Hardi gaillard ? Vous entendez le vieux
Dans les dessous ? Allez, jurez, enfin ».
Vous vous souvenez du « boy » qu’Hamlet répond à Marcellus, comme s’il appelait le faucon ? — J’ai traduit « hardi gaillard » pour « truepenny », mais ce n’est pas ça. « Truepenny », c’est un terme de jargon : le mot désigne quelqu’un sur lequel on peut compter, qui n’est pas de l’argent contrefait. Il est un true penny, un vrai penny — c’est-à-dire de la bonne monnaie. Ce gars-là, on peut lui faire confiance ; on peut croquer la pièce, elle ne se tordra pas.
Comment imaginer qu’Hamlet, soudain, parle à son père de cette façon-là, avec cette familiarité, — comme si, soudain, ce n’était plus Hamlet et Hamlet, mais deux copains de taverne ? Je ne sais pas, — je me dis juste que, un vrai penny, c’est, accessoirement, le prix d’une entrée au Globe, à une bonne place.
Une accumulation de sens :
— « Boy », le fils est le devenu le père, et, peut-être, inversement. — Et pour bien faire comprendre ce sens-là (une fois que vous aurez payé non pas un penny, mais deux ou trois), Hamlet dit la même chose qu’Hamlet : « swear ».
— « Truepenny »… et si ce n’était pas Hamlet qui parlait par la voix de l’acteur qui le joue, Burbage, mais Burbage qui parlait par la voix d’Hamlet ? Oui, Burbage qui dit de son travail avec Shakespeare… Allez, va, bon, bien sûr, on ne comprend pas trop où tu veux nous mener, mais, ce que je sais, c’est que ça tient, ton histoire — et, en plus, tu es un bon copain, tu es… des nôtres. Imaginez ça, vraiment, chez Yaughan, le cabaret qui est juste en face du Globe, et qui fait ses recettes les jours de spectacle avec les spectateurs du Globe.
— Tu as payé ton penny, spectateur, paye encore, paye, mon vieux, paye : c’est le metteur en scène qui parle, et c’est l’auteur, sauf que, ce n’est pas le corps de l’auteur que tu distingues, c’est juste sa voix. Tu ne peux pas le savoir, toi, spectateur, que, celui qui parle, c’est l’auteur, mais Burbage le sait, lui. Et puis, la troisième fois que tu viendras, peut-être que, chez Yaughan, ou ailleurs, on te l’aura dit… et là, tu comprendras pourquoi le fantôme est partout — il n’est pas ici, il n’est pas là, il est ici et là, hic et ubique, selon la formule latine… puisque tout ce que tu vois ici, tout ce que tu entends là, sur scène, et pas que sur scène, mais, finalement, et toi aussi, spectateur, c’est… non pas la chair de Shakespeare, mais sa voix : sa voix, c’est-à-dire ses mots, son texte. Tout ce qui passe là, partout, sur le Globe, dans le Globe (au-dessus, en-dessous), c’est Shakespeare — Shakespeare qui est, littéralement, dans les dessous du théâtre, et qui parle à ses acteurs… et ses acteurs répondent, et rient.
« Hic and ubique ? then we ‘ll shift our ground.
Come hither gentlemen »
poursuit Hamlet.
« Shift our ground » — littéralement, au premier sens, « nous allons changer de place » : ils ont juré à un endroit de la scène, ils se déplacent, ils vont jurer à un autre endroit. Toujours juste au-dessus du spectre-Shakespeare, lequel est partout. Mais il s’agit d’autre chose : ils vont changer de sol, changer de terre, remplacer une terre par une autre, comme on remplace un monde (celui de la philosophie, disons, le monde connu), par un autre (le monde vient de se créer ici) ; comme on change de théâtre : vous étiez habitués à un certain théâtre, dans lequel, par exemple, les spectateurs pouvaient intervenir, et commenter en direct, — maintenant, nous avons remplacé un théâtre par un autre, et, venez, messieurs, suivez-moi. Jurez, et taisez-vous. Nous avancerons ensemble.
Mais Hamlet n’est pas qu’un « truepenny », il n’est pas qu’un « vieux dans les dessous » « a fellow in the cellarage ». Il est aussi an « old mole », « a worthy pioneer »…
La taupe, bien sûr, elle est dessous… elle creuse des galeries… de là, l’idée du « pioneer », du sapeur. Celui qui creuse les galeries sous les lignes adverses, pour les faire sauter… Hamlet, le fils, dira lui-même qu’il est un sapeur, à la fin de la grande scène avec sa mère, à propos de Rosencrantz et Guildenstern :
« … On aime à voir l’artificier
Sauter avec sa bombe, et c’est le diable
Si je n’arrive pas à leur creuser
Des mines sous leurs propres galeries
Pour les souffler jusqu’à la lune… Deux
Lignes de ruses pour un même feu. »
« … Let it work,
For ‘tis the sport to have the engineer
Hoist with his own petar ; and ‘shall go hard
But I will delve one yard below their mines
And blow the mat the moon. O, ‘tis most sweet
When in one line two crafts directly meet. »
— En fait, j’ai traduit «lignes de ruses », comme d’habitude, parce que j’ai, comme tout le monde, traduit le premier sens. Mais je pense qu’il vaudrait mieux traduire quelque chose comme « ligne de force »… Parce que, oui, « craft » signifie ruese, ici, mais, craft, c’est aussi bien autre chose : et chaque acteur jouant au Globe arrive avec son « craft » (son savoir faire), ou ses crafts, — et qu’est-ce d’autre que le théâtre qu’une mise en commun de « savoir-faire », pour faire exploser non seulement les mauvaises intentions des méchants, mais, tout simplement, la tête des spectateurs…
Parce que, bien sûr, les galeries, ce sont aussi des galeries de sens, ¬que la « vieille taupe » creuse sous/dans/sur le théâtre… et ce sont ces galeries, invisibles au premier « penny », que suivent les vrais amis, les spectateurs qui viennent et qui reviennent.
Mais pourquoi une vieille taupe, dans une pièce où il y a une quantité incroyable de rongeurs, de vers de terre, de rats et de souris ? Pour le sens que je viens de dire, « pioneer » aurait suffi. — Non, il est « old mole ». Et pas de doute, ça veut dire « vieille taupe »…
Et, là, d’un coup… Je ne vous ai pas assez bassiné avec la tirade d’Hamlet avant l’apparition du spectre ?
"So, oft it chances in particular men
That, for some vicious mole of nature in them…"
C’est que, « mole », ça ne veut pas dire que « taupe ». La taupe, en anglais, elle a un homonyme : « grain de beauté ». A mole of nature… Qu’est-ce qui se passe là ? — Dans un premier niveau, Burbage, par Hamlet, joue avec Shakespeare, le traite de vieille taupe. On croirait, vraiment, que cette réplique s’est retrouvée dans le texte comme par erreur, comme s’il y avait quelqu’un qui l’avait notée comme une vanne envoyée pendant une répétition. On voit vivre — et jouer — la troupe de Shakespeare. Dans un deuxième niveau, Hamlet prend la parole par Burbage et dit « vieille tache de nature »… toi qui a contaminé mon être tout entier, que je le veuille ou non… toi que j’ai accepté, mon petit garçon, dès lors que je te porte (puisque ce sont les vivants qui portent les morts) — parce que je ne pouvais pas ne pas le faire… ma maladie.
Les deux ensemble : le jeu, à plusieurs niveaux. Et le tragique.
Et c’est qui explique cette fin de l’acte :
« O cursed spite,
That ever I was born to set it right… »
« O ciel narquois,
Que je sois né pour le remettre droit… »