jeudi 5 février 2015

Article de JP Thibaudat sur Le Capital et son Singe.

« Enfoncés, les romantiques ! » lança un jour le souvent imprévisible Auguste Blanqui. Cela pourrait être le cri de ralliement du nouveau spectacle mis en scène par Sylvain Creuzevault « le Capital et son singe » dont Blanqui est l’une des figures et la barbe de Karl Marx, partout et nulle part.

La table des opérations

« Notre terreur », le précédent spectacle signé Creuzevault, nous avait entraînés autour d’une grande table où s’affairaient, discutaient, s’affrontaient jour et nuit, les membres du Comité de salut public à l’heure de la Révolution française. La table avait été également l’élément central du spectacle antécédent, « Le père Tralalère », qui explorait la sphère privée, la vie en groupe. La table est aussi le cadre et décor de ce nouveau spectacle, plus exactement un amas de petites tables faisant corps. Et chacun se met à table. Dans tous les sens.
On ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec la trilogie « Des années 70 à nos jours » mise en scène par Julie Déliquet, dont les trois spectacles se déroulent eux aussi autour d’une table. Ce n’est pas le seul point commun : l’un des acteurs de la trilogie, Eric Charon, jouait Robespierre dans « Notre terreur ». Les deux aventures, celle de la Compagnie de Creuzevault et celle du collectif in vitro que dirige Julie Deliquet accordent une place de choix au travail de groupe et à l’improvisation. Pendant le long travail préparatoire mais aussi pendant la représentation. La table « de travail » d’une équipe théâtrale qui est aussi celle des repas de « famille », des conseils d’administration, des joueurs de cartes et de bien d’autres réunions humaines, est devenu comme l’emblème et le paysage obligé de cette façon de faire du théâtre qui entend rester sur le brèche, imposer une part de risque et d’imprévu à chaque représentation.
« Le Capital et son singe » a été créé en mars dernier au Centre Dramatique National d’Angers, le spectacle n’était pas prêt. Il a probablement beaucoup évolué depuis. Il est ces jours-ci de passage au Théâtre de la Colline dans le cadre du Festival d’automne, il n’est toujours pas prêt. Il ne le sera jamais. Pas plus que les représentations de la trilogie « Des années 70 à nos jours », prochainement au théâtre des Abbesses.

Un spectacle « à jamais inachevé »

Ce n’est pas une dérobade mais un inachèvement constitutif. C’est ainsi qu’il faut entendre ici « l’avertissement au spectateur » -à la fois ironique et sérieux à l’image du spectacle- que Sylvain Creuzevault fait figurer en tête du programme distribué à chaque spectateur qualifié de « bienveillant ». Un spectacle « à jamais inachevé » prévient-il auquel il avait songé à donner pour titre « Des planches, du cabot et du balai » ce qui n’aurait pas été faux mais aurait limité la portée du spectacle à une forme voire une manière. Bref, poursuit-il, « les acteurs ont conséquemment pris la décision d’improviser ce qui de l’écriture était resté à l’état de fluidité » (rions un peu) or donc, ne nous étonnons pas de rencontrer de « nombreuses obscurités, rudesses et imperfections ». Fermez le ban. Non, ouvrons-le.
Dans « Les grandes dates de l’histoire économiques et sociales de la France » qui vient de paraitre en édition de poche (un travail de l’excellente revue « Alternatives économiques »), figurent en bonne place les événements de mai 1848. Des faits qui scellent la fin de la royauté et la proclamation de la (seconde) République après les élections du 23 avril. La première élection au suffrage universel direct (seuls les hommes votes, les femmes en France devront encore patienter presqu’un siècle) qui a vu la gauche être écartée du gouvernement.
Le 15 mai, les révolutionnaires Armand Barbès, Auguste Blanqui, François Vincent Raspail et l’ouvrier Albert, « meneurs » (selon la terminologie chère aux ministres de l’Intérieur) d’une foule imposante, investissent le palais Bourbon où siège l’Assemblée nationale récemment élue : ils demandent une intervention française pour soutenir la cause polonaise (la Pologne détient sans doute un triste record : celui d’être le pays d’Europe le plus rayé de la carte au cours de son Histoire). Geste juste et fort mais aussi, diront d’autres, écran de fumée. Prétexte ou pas, l’affaire vire au coup d’Etat : gagnant l’Hôtel de ville les « meneurs » établissent un gouvernement insurrectionnel. Le gouvernement légal arrête bientôt ces leaders qui passeront en procès devant la haute cour de Justice, loin de Paris (risque d’émeutes), à Bourges en mars 1949. Ils seront condamnés (prison, déportation). Mauvais jours pour le camp ouvrier et socialiste. Marx se fera plus d’une fois l’écho de ces événements de 1848 qui ressurgiront sous la plume de nos grands romanciers à commencer par Flaubert (« L’éducation sentimentale) et Victor Hugo (“ Choses vues ”).

L’imagination plutôt que la restitution

“ Le capital et son singe ” commence l’avant-veille de la manifestation du 15 mai, au club des Amis du peuple fondé par Vincent-François Raspail après la Révolution de février. Cependant, on assiste nullement à un spectacle “ historique ” qui entendrait restituer les faits, et c’était la même chose dans le spectacle précédent. A l’inverse d’un Denis Guenoun qui dans son laborieux “ Mai-juin-juillet ” envisageait de nous faire revivre, côté théâtre, les événements de mai 1968 (la prise de l’Odéon, les journées de Villeurbanne, le festival d’Avignon). Ce spectacle créé au TNP dans une mise en scène non moins laborieuse de Christian Schiaretti a été repris au dernier festival d’Avignon. Les seules scènes passionnantes étaient celles où l’auteur, laisse parler son imaginaire, inventant en particulier une rencontre entre Jean-Louis Barrault et Jean Vilar au milieu de la nuit dans une ruelle avignonnaise.
L’imagination plutôt que la restitution, le collage et le tricotage plutôt que la chronologie constituent le poivre, le sel du spectacle “ Le Capital et son singe ”. Creuzevault et ses acteurs s’appuient sur les faits pour se ruer, s’abîmer, se lover, s’enfoncer dans le débat d’idées qui agitent ces individus et cette époque dont nous sommes, en ligne directe, les lointains héritiers. Marx, tel Dieu, reste invisible (sa tête en fil de fer rouge rouge passe tel un spectre qui hante le spectacle), ses écrits (mais aussi ceux d’Engels-qui s’invite en bout de table- et d’autres comme Walter Benjamin, Guy Debord, etc. La liste vous est fournie dans le programme) alimentent le propos, par exemple cette formidable scène en forme de jeu de rôles entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Au théâtre une proposition juste transforme le plomb en or. De même, plutôt que de reproduire les minutes du procès de Bourges et la façon dont Blanqui assure formidablement sa défense en faisant perdre pied à la cour, Creuzevault et ses acteurs réinventent ce procès fantasque avec les armes du théâtre. Et c’est un autre grand moment.

Scène de “Le Capital et son singe” (Elisabeth Caraccio)
Foucault, Freud et Brecht ouvrent la danse du spectacle dans un ébouriffant et hilarant numéro d’acteur (Arthur Igual) qui donne la note revendiquée du spectacle : comique. Creuzevault et ses acteurs ont raison : pourquoi faudrait-il parler sérieusement de choses sérieuses ? D’Aristophane à Dario Do et Astanio Celestini, le théâtre a prouvé qu’il savait rire et être impertinent sans pour autant cesser d’être pertinent. Le singe c’est le nouveau nom de la compagnie de Creuzevault. Le roi et son fou, le Capital et son singe.

La maladie infantile de l’autarcie

Mais à force d“être drôle le spectacle devient parfois pesant quand le minimum de repères requis se dissous dans la soupe de la confusion. Contrairement au spectacle précédent ‘ Notre terreur ’ qui avait son unité de lieu et de temps et où l’on identifiait bien tous les personnages, dans ‘ Le capital et son singe ’, le charivari (temps, identité) opère à mains nues.
Il arrive que des scènes se cherchent faute de se trouver. Et le spectateur reste alors égaré, comme à l’écart. Aléas de la représentation qui aurait pu se contenter d’ ‘assurer ’. Ici, certains peuvent reconnaître une tirade du ‘ Hamlet Machine ’ de Heiner Müller qui débarque entre la poire et le fromage, là on croit être toujours en 1948 et on s’aperçoit que le Karl qui parle c’est Liebknecht alors cette fille là (il y en a peu dans le spectacle, en 1848 on ne parlait pas encore de parité), cela serait-y pas Rosa Luxembourg ? On est passé dans coup férir de 1848 à la ligue spartakiste et à 1919. Pourquoi pas. Le spectateur aime être déstabilisé mais il n’a rien contre le fait qu’on lui offre une sucette en forme de voie d’accès pour mieux lécher le spectacle.
Fruit d’un travail autarcique, ‘ Le capital et son singe ’ est, par moments, victime de la maladie infantile de sa méthode : il lui arrive de se refermer sur lui-même dans un mécanisme d’exclusion et d’happy few en contradiction avec sa visée. Trop de sel donne soif et trop de poivre tue le goût. C’est la difficulté du travail collectif.
Quand Armand Gatti nous embarque dans son ballet d’ombres complexes où figurent Rosa Luxembourg, Evariste Galois (qui fit partie du club ou Société des amis du peuple) et bien d’autres, on est emporté par la langue, le verbe, le poème. ‘ Le Capital et son singe ’ juxtapose des écritures, crée des court circuits, instaure le coq à l’âne comme pèche, si possible miraculeuse. Tout bien pesé, on sort de là, excité, ragaillardi, en éveil.
De spectacle en spectacle, Sylvain Creuzevault et ses acteurs questionnent ces moments de l’Histoire et de la vie où le groupe prime sur l’individu, où l’Histoire nait d’une assemblée d’hommes et de femmes. C’est un théâtre qui met au cœur de son propos la démocratie en actes. Et c’est passionnant.