Creuzevault, Marx, le Capital
et son Singe: vive la pratique, haro sur le fétiche!
Le
09/09/2014
© Théâtre de
la Colline
Faire du
"Capital" de Marx une comédie sans temps mort, qui ravive l'esprit de
révolution: c'est le pari ambitieux du metteur en scène Sylvain Creuzevault. Il
mise tout sur la pratique, le jeu avec sa part belle d'improvisation
collective, et en oublie un peu les repères...
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« Nous
quitterons cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les
regards, en compagnie du possesseur d’argent et du possesseur de force de
travail, pour les
suivre tous deux dans l’antre secret de la production, au seuil duquel on peut
lire : No
admittance except on business. C’est ici qu’on verra non seulement comment
le capital produit mais aussi comment on le produit lui-même, ce capital. Il
faut que le secret des “faiseurs de plus” se dévoile enfin. »
Un synopsis
digne d’un film à suspense, qui promet d’explorer la planète Marx, sur la trace
des « faiseurs de plus » : ces quelques lignes sont tirées du Capital,
chapitre IV, « La transformation de l’argent en capital ». Le metteur
en scène Sylvain Creuzevault s’empare librement de l'esprit du texte, brodant
autour avec l'aide des grands esprits du matérialisme, de Blanqui à Debord,
avec les poètes, Rimbaud, Lautréamont, Aragon... et avec un pari en tête :
disséquer sur scène « le ventre du mode de production
capitaliste » dont sont issus deux rejetons conceptuels : la
lutte des classes et le caractère fétiche de la marchandise, liés
par leur origine commune.
Sylvain Creuzevault s’est fait remarquer avec ses créations – dont Notre terreur suivant la chute de Robespierre – mêlant l’histoire de la pensée aux histoires intimes, incarnant les concepts, jouant sur les documents autant que sur l’improvisation. Déjà, il se penchait sur les mécanismes de la révolution et sur la question des générations, sur ce qu’elles laissent comme « spectres pour l’avenir ». Il réitère l’exercice, brodant sur le même thème – la révolution et ses marques –, avec sa bande de comédiens à l’esprit de révolte. « Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire, écrit Walter Benjamin. Et s’il advient qu’en société quelqu’un réclame une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait sentir dans l’assistance. C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. » Tous les acteurs de ce grand Capital ont la faculté retrouvée ; ils partagent une conviction: il faut conserver la mémoire, « sentinelle de l'esprit », et échanger.
Révolutions
Un
dispositif bifrontal réunit le public face à face de chaque côté d’une
longue table qui fait office de décor et de scène. C’est ici le Club des Amis
du Peuple, rue Transnonain, à Paris, un 13 mai 1848. S’y réunissent la crème des
républicains de tous bords, plus ou moins révolutionnaires, déçus par le
gouvernement issu de la nouvelle Assemblée constituante française,
fraîchement élue au suffrage universel direct masculin... pour la première fois
dans l’histoire. Elle reste bien peu favorable aux mesures sociales. Parmi les
mécontents, le médecin et homme politique Vincent-François Raspail, mais aussi
le socialiste Auguste Blanqui et son acolyte Armand Barbès, Louis Blanc… Le
jeune Engels, ami et collaborateur de Marx est également de la partie, en bout
de table. L'Assemblée entend s'affranchir de la pression populaire? Qu'elle
prenne garde, le souvenir de la révolution de 1792 demeure frais.
Des moyens
de la révolution, nos républicains en débattent autour d’une plâtrée de lentilles
et d’un morceau de petit salé. Marx rôde comme un spectre… il a publié au début
de la même année 1848 le Manifeste du parti communiste qui prélude aux
soubresauts politiques qui agitent toute l’Europe. Son fantôme masqué traverse
la scène ; un kakemono déploie à l’écart la table des matières du Capital.
En revanche, ni véritables explications ni didactisme. La représentation en
manque, supplantée par la ferveur de la troupe, préférant incarner l’histoire
qui se trame à l’explication par trop pédagogique. L’abondance des références
historiques, la complexité du propos, l’accumulation des concepts offrent une
série d’échanges retors, dont les clés échappent. Mais il faut s’accrocher, car
ces développements ardus sont rattrapés sur le fil par une fête de mariage, une
chanson, une dispute qui donne du corps à l’ouvrage, de la matière à penser.
Sylvain Creuzevault a placé sa comédie « pure, dure » sous les auspices
de Nietzsche, qui écrit: « Certes nous avons besoin de l’histoire, mais nous
en avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir, même si
celui-ci regarde de haut nos misères et nos marques prosaïques et sans grâce.
Nous en avons besoin pour vivre et pour agir, non pour nous détourner
commodément de la vie et de l’action ».
Pratique collective
En préambule
de ce vaste programme, un morceau de bravoure : un comédien polyglotte
(Arthur Igual) incarne tour à tour Freud, Brecht, Foucault, rivalisant sur la
question de l’interprétation et de la représentation, révolutionnaires à leur
manière. Le diable Blanqui sort alors soudainement de sa boîte, les interrompt
et l’histoire débute sa marche. Que vient donc faire d’emblée ce drôle de laïus
à trois voix ? Donner le ton et raison à Marx, qui refuse les abstractions
anhistoriques des idéalistes. Il écrit : « Les philosophes n’ont
fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est
de le transformer. » Comment?
Question à laquelle s’attelle la sacrée troupe ! Leur Capital n’en ressort pas plus clair, certes. L’ensemble manque bigrement de repères, convoquant sans les citer dans un ajointement poétique une foultitude de classiques. « Il faut être radicalement classique », quasi mot d'ordre. L’ennui ne prend pas vraiment. Et le temps passe, à pas de géants: Nietzsche, Brecht, Debord... Une leçon se dessine même, proprement marxienne, passées plus de deux heures de jeu : l’émancipation nécessite des pratiques collectives. Comme le montre le philosophe Pierre Dardot, spécialiste de Marx et auteur avec le sociologue Christian Laval de Commun : « Marx peut-il encore être une source d’inspiration, un outil pour s’émanciper ? Oui, mais il faut savoir de quel Marx on parle. Pour ma part, je n’adhère pas au projet communiste qu’il a élaboré, notamment à cette représentation d’une société d’abondance où les hommes seraient progressivement affranchis du travail. En revanche, je retiens de lui son insistance sur le rôle des pratiques, d’où procèdent les rapports sociaux (d’après la sixième des Thèses sur Feuerbach). Aujourd’hui, l’émancipation passe bel et bien par des pratiques collectives et locales de lutte contre les tentatives plus ou moins déclarées de normalisation. Il faut arriver à résister à ce que l’on veut faire de nous. »
Les acteurs
de cette « difficile comédie » imaginée par Sylvain Creuzevault en
attestent. Ni rêve ni utopie, leur voyage collectif au centre du ventre
capitaliste est un bel essai du pouvoir révolutionnaire de la pratique de
troupe qui fonde le théâtre, en un mot, du commun. L'avenir
lui appartient.
Cédric Enjalabert dans philomag