jeudi 5 février 2015

Article sur Le Capital et son Singe dans philomag



Creuzevault, Marx, le Capital et son Singe: vive la pratique, haro sur le fétiche!
Le 09/09/2014
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© Théâtre de la Colline
Faire du "Capital" de Marx une comédie sans temps mort, qui ravive l'esprit de révolution: c'est le pari ambitieux du metteur en scène Sylvain Creuzevault. Il mise tout sur la pratique, le jeu avec sa part belle d'improvisation collective, et en oublie un peu les repères...
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« Nous quitterons cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les regards, en compagnie du possesseur d’argent et du possesseur de force de travail, pour les suivre tous deux dans l’antre secret de la production, au seuil duquel on peut lire : No admittance except on business. C’est ici qu’on verra non seulement comment le capital produit mais aussi comment on le produit lui-même, ce capital. Il faut que le secret des “faiseurs de plus” se dévoile enfin. »
Un synopsis digne d’un film à suspense, qui promet d’explorer la planète Marx, sur la trace des « faiseurs de plus » : ces quelques lignes sont tirées du Capital, chapitre IV, « La transformation de l’argent en capital ». Le metteur en scène Sylvain Creuzevault s’empare librement de l'esprit du texte, brodant autour avec l'aide des grands esprits du matérialisme, de Blanqui à Debord, avec les poètes, Rimbaud, Lautréamont, Aragon... et avec un pari en tête : disséquer sur scène « le ventre du mode de production capitaliste » dont sont issus deux rejetons conceptuels : la lutte des classes et le caractère fétiche de la marchandise, liés par leur origine commune.
 

Sylvain Creuzevault s’est fait remarquer avec ses créations – dont Notre terreur suivant la chute de Robespierre – mêlant l’histoire de la pensée aux histoires intimes, incarnant les concepts, jouant sur les documents autant que sur l’improvisation. Déjà, il se penchait sur les mécanismes de la révolution et sur la question des générations, sur ce qu’elles laissent comme « spectres pour l’avenir ». Il réitère l’exercice, brodant sur le même thème – la révolution et ses marques –, avec sa bande de comédiens à l’esprit de révolte. « Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire, écrit Walter Benjamin. Et s’il advient qu’en société quelqu’un réclame une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait sentir dans l’assistance. C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. » Tous les acteurs de ce grand Capital ont la faculté retrouvée ; ils partagent une conviction: il faut conserver la mémoire, « sentinelle de l'esprit », et échanger.

Révolutions
Un dispositif bifrontal réunit le public face à face de chaque côté d’une longue table qui fait office de décor et de scène. C’est ici le Club des Amis du Peuple, rue Transnonain, à Paris, un 13 mai 1848. S’y réunissent la crème des républicains de tous bords, plus ou moins révolutionnaires, déçus par le gouvernement issu de la nouvelle Assemblée constituante française, fraîchement élue au suffrage universel direct masculin... pour la première fois dans l’histoire. Elle reste bien peu favorable aux mesures sociales. Parmi les mécontents, le médecin et homme politique Vincent-François Raspail, mais aussi le socialiste Auguste Blanqui et son acolyte Armand Barbès, Louis Blanc… Le jeune Engels, ami et collaborateur de Marx est également de la partie, en bout de table. L'Assemblée entend s'affranchir de la pression populaire? Qu'elle prenne garde, le souvenir de la révolution de 1792 demeure frais.
Des moyens de la révolution, nos républicains en débattent autour d’une plâtrée de lentilles et d’un morceau de petit salé. Marx rôde comme un spectre… il a publié au début de la même année 1848 le Manifeste du parti communiste qui prélude aux soubresauts politiques qui agitent toute l’Europe. Son fantôme masqué traverse la scène ; un kakemono déploie à l’écart la table des matières du Capital. En revanche, ni véritables explications ni didactisme. La représentation en manque, supplantée par la ferveur de la troupe, préférant incarner l’histoire qui se trame à l’explication par trop pédagogique. L’abondance des références historiques, la complexité du propos, l’accumulation des concepts offrent une série d’échanges retors, dont les clés échappent. Mais il faut s’accrocher, car ces développements ardus sont rattrapés sur le fil par une fête de mariage, une chanson, une dispute qui donne du corps à l’ouvrage, de la matière à penser. Sylvain Creuzevault a placé sa comédie « pure, dure » sous les auspices de Nietzsche, qui écrit: « Certes nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir, même si celui-ci regarde de haut nos misères et nos marques prosaïques et sans grâce. Nous en avons besoin pour vivre et pour agir, non pour nous détourner commodément de la vie et de l’action ».
 
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Pratique collective
En préambule de ce vaste programme, un morceau de bravoure : un comédien polyglotte (Arthur Igual) incarne tour à tour Freud, Brecht, Foucault, rivalisant sur la question de l’interprétation et de la représentation, révolutionnaires à leur manière. Le diable Blanqui sort alors soudainement de sa boîte, les interrompt et l’histoire débute sa marche. Que vient donc faire d’emblée ce drôle de laïus à trois voix ? Donner le ton et raison à Marx, qui refuse les abstractions anhistoriques des idéalistes. Il écrit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Comment?
 

Question à laquelle s’attelle la sacrée troupe ! Leur Capital n’en ressort pas plus clair, certes. L’ensemble manque bigrement de repères, convoquant sans les citer dans un ajointement poétique une foultitude de classiques. « Il faut être radicalement classique », quasi mot d'ordre. L’ennui ne prend pas vraiment. Et le temps passe, à pas de géants: Nietzsche, Brecht, Debord... Une leçon se dessine même, proprement marxienne, passées plus de deux heures de jeu : l’émancipation nécessite des pratiques collectives. Comme le montre le philosophe Pierre Dardot, spécialiste de Marx et auteur avec le sociologue Christian Laval de Commun : « Marx peut-il encore être une source d’inspiration, un outil pour s’émanciper
? Oui, mais il faut savoir de quel Marx on parle. Pour ma part, je n’adhère pas au projet communiste qu’il a élaboré, notamment à cette représentation d’une société d’abondance où les hommes seraient progressivement affranchis du travail. En revanche, je retiens de lui son insistance sur le rôle des pratiques, d’où procèdent les rapports sociaux (d’après la sixième des Thèses sur Feuerbach). Aujourd’hui, l’émancipation passe bel et bien par des pratiques collectives et locales de lutte contre les tentatives plus ou moins déclarées de normalisation. Il faut arriver à résister à ce que l’on veut faire de nous. »
Les acteurs de cette « difficile comédie » imaginée par Sylvain Creuzevault en attestent. Ni rêve ni utopie, leur voyage collectif au centre du ventre capitaliste est un bel essai du pouvoir révolutionnaire de la pratique de troupe qui fonde le théâtre, en un mot, du commun. L'avenir lui appartient.
Cédric Enjalabert dans philomag