Théâtre national de la Colline, à Paris
Porter Le Capital à la scène, il fallait oser ! Cinq ans après un mémorable Notre Terreur, invitant à suivre, comme en direct, les débats du Comité de Salut public, en 1793, Sylvain Creuzevault et son collectif D’Ores et déjà remettent le politique à la question du théâtre. Cette fois, ils se sont emparés de l’ouvrage de Marx. Le sujet est a priori ardu, sinon rébarbatif. Bien que son titre soit connu de chacun, cette somme n’est pas de celle que l’on emporte avec soi sur la plage, pour se détendre ! Très vite, sa lecture peut relever du pensum.
Marx, Freud, Brecht, Foucault…
Ceci explique sans doute cela : plus que d’une lecture au sens strict du terme, c’est une savante variation autour du Capital que proposent Creuzevault et les siens. Ouverte par une savoureuse confrontation entre Freud, Foucault et Brecht, interprétés tous trois par un unique acteur étonnant (Arthur Igual), elle se compose essentiellement de deux parties. L’une est antérieure à la publication du Capital ; l’autre postérieure.Barbes, Blanqui, Raspail et les autres…
La première, située dans le Paris de 1848, donne la parole à Barbès, Blanqui, Raspail, Lamartine et autres grandes figures du socialisme français, réunis au sein du Club des amis du Peuple ; au lendemain de la chute de Louis Philippe et de l’avènement de la IIe République, ils s’affrontent sur la ligne à tenir. La seconde transporte, dans le Berlin de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, à la veille de la révolte spartakiste, en 1919.Lutte des classes, valeur marchande, rôle de l’État, initiative privée…
Sous le regard du fantôme de Marx, tous les thèmes, tous les sujets contenus dans son Capital (mais pas seulement !), sont abordés : la lutte des classes, bien sûr, mais aussi les valeurs d’échange et d’usage, l’organisation et la force de travail, la nécessité ou non de créer un ministère qui lui soit consacré… Sont encore passés en revue le rôle de l’État et de l’initiative privée, le parlementarisme et sa représentativité, démocratie (bourgeoise ou populaire ?), le respect de la légalité ou pas.Un spectacle grave joyeux, irrévérencieux
Tous ces propos pourraient facilement virer à la propagande, à l’endoctrinement. C’est compter sans l’art de Creuzevault et ses comparses de donner chair aux plus arides discours, de rendre concret l’abstrait, préférant poser des questions plutôt que d’imposer des réponses. Installés dans un décor identique à celui de Notre Terreur (une immense table bordée de chaque côté par les spectateurs qui se font face), ils se montrent graves, joyeux, gaillards, irrévérencieux, s’adressant directement au public, sans jamais céder au populisme ou à la langue de bois. Chantant, buvant, mangeant (ah les haricots de Blanqui !), ils s’étripent, s’embrassent, s’empoignent, s’étreignent… Enflammés ou raisonnés, leurs échanges sont vifs, drôles, enlevés, portés par la passion et l’émotion, révélateurs d’utopies et de rêves.Une invention permanente
Certes, tout au long des trois heures de spectacle, des baisses de tensions se font sentir. Conçu au terme d’un an de travail de laboratoire et de recherches engageant tout le Collectif, le spectacle est fondé en partie sur des improvisations renouvelées chaque soir. Le procédé a les défauts de ses qualités : les qualités, ce sont une plus grande spontanéité, des représentations jamais figées, toujours en invention permanente. Les défauts, une tendance parfois à l’approximation et, par à-coups, le sentiment donné au public de jouer pour soi, entre soi.Un sentiment d’autant plus fort que celui-ci peut se sentir légitimement perdu face à telle évocation, telle référence. Si tout le monde est peu ou prou familier de la Révolution Française et de ses grandes figures (Danton, Robespierre, Saint-Just...), objets de Notre Terreur, plus rares sont les spécialistes de la IIe République, voire du soulèvement spartakiste allemand. Pour beaucoup, Blanqui, Raspail, Barbès se résument avant tout à des rues, des boulevards, des stations du métro parisien. Quant à Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg...
Une machine à moudre de la pensée
Pourtant, pour peu qu’on accepte de s’abandonner, ces réserves ne sont pas bien graves. Le Capital et son singe ne relève en rien du cours d’histoire. Révolutionnaire dans sa forme comme dans son fond, il se veut plutôt une machine à moudre de la pensée, à produire de la réflexion, éclairant à la lumière du passé le présent. Comment ne pas lier les grands débats d’hier sur le socialisme à ce qu’il en est advenu aujourd’hui ? Comment ne pas réagir, au XIXe comme au XXIe siècle, à l’aliénation, à l’idéologie marchande, quand « ce n’est plus le sujet (c’est-à-dire l’homme) qui possède l’objet, mais le contraire » (oh, la séquence de l’iPhone !).Quand le passé éclaire le présent
Alors que, dans nos sociétés, ne cesse de se creuser le fossé entre riches et défavorisés, comment ne pas frémir d’inquiétude, enfin, lorsque retentit au final, ce chant « communard » fredonné par la troupe : « Gare à la revanche, quand tous les pauvres s’y mettront »…DIDIER MÉREUZE