Jean-Pierre
Vernant : La tragédie
et le théâtre, pour moi, c’est une invention de la Grèce. Une invention à tous
égards. Au point de vue institutionnel, on sait à peu près à quel moment cela
s’est créé officiellement, c’est les Pisistratides qui créent cela. Les raisons pour
lesquelles ils créent ces représentations théâtrales on peut en discuter. En
tout cas, il y a une innovation : de façon régulière, à certaines grandes
fêtes de Dionysos, il y a un concours théâtral, organisé par la cité sur le
mode des institutions civiques. Il va y avoir des concours entre des
tragédiens. Chaque fois, au cours de la fête, des tragédiens doivent fournir
trois tragédies, trois pièces, et un drame satirique et ils vont concourir.
C’est la cité qui prend cela en main, l’organise et confie, sous forme d’une
liturgie comme ils le font ailleurs, le soin de choisir un auteur avec ses
trois pièces, une troupe de jeunes citoyens, pas de femmes précisément parce
qu’elles ne font pas partie de la cité sur un plan politique, et quelqu’un va
mettre de l’argent, c’est une liturgie, en quelque sorte miser sur un auteur et
sur des pièces. Ensuite, il y a un jugement, comme un tribunal. On élit ou on
tire au sort des juges, dans les différentes tribus, pour la affaires
criminelles ou civiles, on crée un tribunal qui va décerner un prix de la
tragédie. On est donc dans un contexte qui est celui de la vie publique
officielle de la cité. Premier point. Deuxième point, il va y avoir un espace
qui sera réservé…
Emmanuel
Laurentin : Dédié.
Jean-Pierre
Vernant : Bien sûr.
Il y a une histoire de ces théâtres, je laisse tomber cela. Il y a un aspect
religieux, il s’agit des fêtes de Dionysos. Il y a à l’endroit où il y a des
gradins un fauteuil qui est réservé au prêtre de Dionysos. Il y a une statue de
Dionysos que l’on balade avant et après. Le caractère civique parce qu’il y a
les orphelins de guerre qui sont une cérémonie. Ensuite, il y a le spectacle.
Donc, nouveauté sur le plan institutionnelle et nouveauté sur le plan des
formes esthétiques. Avant il y avait la poésie lyriques ou l’épopée que les
gens chantaient devant un public. Il y a un banquet ou une grande fête privé ou
publique et il y avait toujours un aède qui chante les légendes que tout le
monde connaît. Il les chante sous la forme de ce que l’on appelle le style
indirect : alors Achille se lève et dit à Agamemnon tu es le dernier
des..., etc. style indirect. Tandis que là, dans cet espace que la cité a crée,
a organisé, et avec quel soin ! Viendra un moment où si l’on a à faire à
une cité hellénistique ou romaine, il y a un théâtre ou un gymnase. Et sur ce
théâtre on va jouer ce que tout le monde connaît, ces mythes que la poésie
lyrique ou épique a déjà développé, que tous les enfants ont appris par cœur.
Seulement, le fait nouveau et stupéfiant, c’est que cette fois il n’y a pas un
monsieur qui raconte une histoire, on voit l’histoire, c’est Agamemnon en
personne qui est là.
Emmanuel
Laurentin : Et c’est le masque aussi.
Jean-Pierre
Vernant : En plus ils
portent des masques qui désignent le personnage, le roi, la reine, le jeune
homme, le vieillard, etc. Donc, il y a un aspect de visualisation directe de ce
qui est faux, puisque le personnage que l’on voit, on sait bien que ce n’est
pas lui. Par conséquent, la création de ce type de spectacle implique une prise
de conscience et un jeu savant sur le rapport entre l’illusion et la vérité, le
faux-semblant, l’art en tant qu’il est du fictif. Ensuite il y a un troisième
élément d’innovation formidable, c’est que les thèmes qui sont retenus par les
grands tragiques, ce sont des thèmes macabres, de mort, d’assassinat,
d’inceste, de parricide, de matricide, de vengeance. Par conséquent, le
problème qui est posé par derrière, cela commence à être la responsabilité,
qu’est-ce que c’est qu’être coupable ? Comment quelqu’un comme Oedipe,
peut-être à la fois plus que coupable, exclu de l’humanité parce qu’il a fait
les souillures les plus terribles, coucher avec sa mère, tuer son père, c’est
terrible, on ne peut pas s’en sortir, il est donc plus que coupable, il est la
souillure de la ville, il faut le chasser, en même temps il est innocent, il
n’a rien fait.
Emmanuel
Laurentin : En même temps cela veut dire, c’est ce que vous montrez
Jean-Pierre Vernant, que ce qui se dit dans cette tragédie résout ou du moins
une sorte, peut-être pas de miroir, de miroir déformé ou déformant de ce qui se
fait dans la société, de la police athénienne au moment où cela se joue.
Jean-Pierre
Vernant : Parce qu’au
moment où le théâtre est crée ce qui est crée en même temps ce sont les
tribunaux du sang. Auparavant, quand il y avait un meurtre, c’était la
vendetta, la souillure, il fallait faire payer le meurtre. Vient un moment où avec
le politique on crée des tribunaux et ces ils sont différents suivant que le
meurtre est dit délibéré, ou est, pas involontaire, mais on ne l’a pas
tellement voulu, ou au contraire accidentel. Il y a des tribunaux qui jugent
des meurtres justifiés, par exemple quand au cours d’un exercice militaire ou
une bataille vous tuer quelqu’un qui est à côté de vous en essayant de lui
sauver la vie, il est justifié. Donc, degré de culpabilité, distinction de
différents types de meurtres, par conséquent ce que l’on donne à voir aux
citoyens, c’est le problème du rapport de l’agent, du sujet humain, et des
actes qu’il produit. Les Hellénistes ont bien montré qu’il n’y a pas de pièces
où à un moment donné on aperçoive le héros qui dit : mais que faire ?
Est-ce que je vais faire ça ? Ou est-ce que je vais faire ça ? Et il
délibère, il choisit. En général il croit choisir le bien et il choisit quelque
chose qui le détruit complètement. C’est-à-dire que le moment ou le problème de
l’agent, du sujet agent, de l’action et de ses rapports à celui qui l’a commis,
se pose et en même temps le sentiment d’une ambigüité que l’homme n’est pas
réellement agent. Il fait quelque chose et son action lui revient dans la
figure. Il s’aperçoit que ce qu’il a fait est le contraire de ce qu’il croyait
faire. En ce sens, Œdipe est le héros tragique par excellence.(...)
un aspect
du théâtre, de la tragédie, c’est l’ambigüité de l’homme, qu’est-ce qui est
bien qu’est-ce qui est mal ? On n’en sait rien, c’est problématique. C’est
la problématisation des actions humaines. On voit des gens qui sont des gens bien,
Aristote nous explique cela, ce ne sont pas des types mauvais, de grands
personnages, ils pensent faire le bien et ils sont détruits par leur action
même. Le résultat, c’est qu’est-ce que l’homme ? L’homme c’est un
problème. Il n’y a pas de réponse. Par conséquent mettre en scène sous
l’autorité de l’État, devant tous les citoyens réunis un spectacle qui, comme
le dit Aristote, quand on le voit les sentiments que l’on prend en pleine tête,
sont la terreur et la pitié parce que ce qui leur arrive peut m’arriver à moi
ainsi qu’à tous es autres. Ce sont des hommes qui d’un haut rang, qui ne sont
pas méchants, qui sont comme nous.