dimanche 7 juin 2015

Jean-Pierre Vernant spécialiste du théâtre grec



Jean-Pierre Vernant : La tragédie et le théâtre, pour moi, c’est une invention de la Grèce. Une invention à tous égards. Au point de vue institutionnel, on sait à peu près à quel moment cela s’est créé officiellement, c’est les Pisistratides qui créent cela. Les raisons pour lesquelles ils créent ces représentations théâtrales on peut en discuter. En tout cas, il y a une innovation : de façon régulière, à certaines grandes fêtes de Dionysos, il y a un concours théâtral, organisé par la cité sur le mode des institutions civiques. Il va y avoir des concours entre des tragédiens. Chaque fois, au cours de la fête, des tragédiens doivent fournir trois tragédies, trois pièces, et un drame satirique et ils vont concourir. C’est la cité qui prend cela en main, l’organise et confie, sous forme d’une liturgie comme ils le font ailleurs, le soin de choisir un auteur avec ses trois pièces, une troupe de jeunes citoyens, pas de femmes précisément parce qu’elles ne font pas partie de la cité sur un plan politique, et quelqu’un va mettre de l’argent, c’est une liturgie, en quelque sorte miser sur un auteur et sur des pièces. Ensuite, il y a un jugement, comme un tribunal. On élit ou on tire au sort des juges, dans les différentes tribus, pour la affaires criminelles ou civiles, on crée un tribunal qui va décerner un prix de la tragédie. On est donc dans un contexte qui est celui de la vie publique officielle de la cité. Premier point. Deuxième point, il va y avoir un espace qui sera réservé…



Emmanuel Laurentin : Dédié.
Jean-Pierre Vernant : Bien sûr. Il y a une histoire de ces théâtres, je laisse tomber cela. Il y a un aspect religieux, il s’agit des fêtes de Dionysos. Il y a à l’endroit où il y a des gradins un fauteuil qui est réservé au prêtre de Dionysos. Il y a une statue de Dionysos que l’on balade avant et après. Le caractère civique parce qu’il y a les orphelins de guerre qui sont une cérémonie. Ensuite, il y a le spectacle. Donc, nouveauté sur le plan institutionnelle et nouveauté sur le plan des formes esthétiques. Avant il y avait la poésie lyriques ou l’épopée que les gens chantaient devant un public. Il y a un banquet ou une grande fête privé ou publique et il y avait toujours un aède qui chante les légendes que tout le monde connaît. Il les chante sous la forme de ce que l’on appelle le style indirect : alors Achille se lève et dit à Agamemnon tu es le dernier des..., etc. style indirect. Tandis que là, dans cet espace que la cité a crée, a organisé, et avec quel soin ! Viendra un moment où si l’on a à faire à une cité hellénistique ou romaine, il y a un théâtre ou un gymnase. Et sur ce théâtre on va jouer ce que tout le monde connaît, ces mythes que la poésie lyrique ou épique a déjà développé, que tous les enfants ont appris par cœur. Seulement, le fait nouveau et stupéfiant, c’est que cette fois il n’y a pas un monsieur qui raconte une histoire, on voit l’histoire, c’est Agamemnon en personne qui est là.
Emmanuel Laurentin : Et c’est le masque aussi.
Jean-Pierre Vernant : En plus ils portent des masques qui désignent le personnage, le roi, la reine, le jeune homme, le vieillard, etc. Donc, il y a un aspect de visualisation directe de ce qui est faux, puisque le personnage que l’on voit, on sait bien que ce n’est pas lui. Par conséquent, la création de ce type de spectacle implique une prise de conscience et un jeu savant sur le rapport entre l’illusion et la vérité, le faux-semblant, l’art en tant qu’il est du fictif. Ensuite il y a un troisième élément d’innovation formidable, c’est que les thèmes qui sont retenus par les grands tragiques, ce sont des thèmes macabres, de mort, d’assassinat, d’inceste, de parricide, de matricide, de vengeance. Par conséquent, le problème qui est posé par derrière, cela commence à être la responsabilité, qu’est-ce que c’est qu’être coupable ? Comment quelqu’un comme Oedipe, peut-être à la fois plus que coupable, exclu de l’humanité parce qu’il a fait les souillures les plus terribles, coucher avec sa mère, tuer son père, c’est terrible, on ne peut pas s’en sortir, il est donc plus que coupable, il est la souillure de la ville, il faut le chasser, en même temps il est innocent, il n’a rien fait.
Emmanuel Laurentin : En même temps cela veut dire, c’est ce que vous montrez Jean-Pierre Vernant, que ce qui se dit dans cette tragédie résout ou du moins une sorte, peut-être pas de miroir, de miroir déformé ou déformant de ce qui se fait dans la société, de la police athénienne au moment où cela se joue.
Jean-Pierre Vernant : Parce qu’au moment où le théâtre est crée ce qui est crée en même temps ce sont les tribunaux du sang. Auparavant, quand il y avait un meurtre, c’était la vendetta, la souillure, il fallait faire payer le meurtre. Vient un moment où avec le politique on crée des tribunaux et ces ils sont différents suivant que le meurtre est dit délibéré, ou est, pas involontaire, mais on ne l’a pas tellement voulu, ou au contraire accidentel. Il y a des tribunaux qui jugent des meurtres justifiés, par exemple quand au cours d’un exercice militaire ou une bataille vous tuer quelqu’un qui est à côté de vous en essayant de lui sauver la vie, il est justifié. Donc, degré de culpabilité, distinction de différents types de meurtres, par conséquent ce que l’on donne à voir aux citoyens, c’est le problème du rapport de l’agent, du sujet humain, et des actes qu’il produit. Les Hellénistes ont bien montré qu’il n’y a pas de pièces où à un moment donné on aperçoive le héros qui dit : mais que faire ? Est-ce que je vais faire ça ? Ou est-ce que je vais faire ça ? Et il délibère, il choisit. En général il croit choisir le bien et il choisit quelque chose qui le détruit complètement. C’est-à-dire que le moment ou le problème de l’agent, du sujet agent, de l’action et de ses rapports à celui qui l’a commis, se pose et en même temps le sentiment d’une ambigüité que l’homme n’est pas réellement agent. Il fait quelque chose et son action lui revient dans la figure. Il s’aperçoit que ce qu’il a fait est le contraire de ce qu’il croyait faire. En ce sens, Œdipe est le héros tragique par excellence.(...)


un aspect du théâtre, de la tragédie, c’est l’ambigüité de l’homme, qu’est-ce qui est bien qu’est-ce qui est mal ? On n’en sait rien, c’est problématique. C’est la problématisation des actions humaines. On voit des gens qui sont des gens bien, Aristote nous explique cela, ce ne sont pas des types mauvais, de grands personnages, ils pensent faire le bien et ils sont détruits par leur action même. Le résultat, c’est qu’est-ce que l’homme ? L’homme c’est un problème. Il n’y a pas de réponse. Par conséquent mettre en scène sous l’autorité de l’État, devant tous les citoyens réunis un spectacle qui, comme le dit Aristote, quand on le voit les sentiments que l’on prend en pleine tête, sont la terreur et la pitié parce que ce qui leur arrive peut m’arriver à moi ainsi qu’à tous es autres. Ce sont des hommes qui d’un haut rang, qui ne sont pas méchants, qui sont comme nous.