Quand l’art
s’emballe
Le théâtre
total
Gérald
Garutti : Du free jazz au théâtre total, comment l’art joue-t-il dans Par-dessus
bord?
Michel
Vinaver
J’ai pris
tout ce qui traînait. À l’époque, le théâtre total transgressait la séparation
public / plateau. Parce que ça traîne,
je le prends
et le colore d’une façon carnavalesque. Je prends, mais je n’adhère pas. Je
n’adhère pas à l’idée que la frontière devienne poreuse entre danse et théâtre.
G. G. Qu’est-ce
que le théâtre total ?
M. V.
C’est le
théâtre qui annexe danse, musique, opéra, et devient une forme totale, voire
totalitaire. La pièce porte un regard sur les ambitions prométhéennes
déclenchées à partir du Living Theatre . Pas de limites.
Le théâtre
est tout, fait tout.
G.G À preuve
l’hétérogénéité voulue de la pièce.
M. V.
Je voulais
tout y faire entrer. Une chose vaut par son opposition :free jazz/peinture
classique.Free jazz et
happening
G. À
l’époque, l’art s’emballait.
M.V.
En effet.
Dans les happenings, qui me fascinaient, le processus de création s’emballait,
avec pour seul cadrage le minutage des actions : ça durera, disons, trois
minutes. Sans thème prescrit. Le happening marque la fin d’un parcours où
s’inscrit Dehaze, qui, par sa peinture, se relie à des siècles de tradition:
Praxitèle, Phidias... De même pour
le free
jazz. Le jazz, avec Alex, s’est emballé, s’est libéré de la cadence –de «
cadere »,ce qui tombe et permet d’aboutir. Or le happening n’aboutit pas. Il
s’arrête parce que les trois minutes se sont écoulées.
La musique
d’Alex donne la même impression.
G. G.Comme
s’il n’y avait plus de mesure, de nombre – l’axe du temps,selon Aristote. Le
free jazz est hors mesure. Le théâtre total éclate les frontières entre les arts.
M. V. Chez
Dubuffet, la frontière s’efface entre un personnage et le paysage qui
l’entoure. Chez Tinguely, il n’y a plus de séparation entre art et mécanique. Ses machines ne
servent à rien. Yves Klein trempe les filles dans la peinture et les plaque
contre le mur. Enfin, c’était cette époque-là, où de tous côtés les coutures
sautaient.
Cela dit,
les formes artistiques actuelles ne font plus que répéter les formes extrêmes déjà présentes au moment
de
Par-dessus
bord. Comme si cet emballement de l’art ne pouvait pas aller beaucoup plus
loin. Aujourd’hui, on pourrait même parler d’une restauration molle : retour à
la figuration, à des formes consensuelles... Les grandes révolutions, free jazz
ou sérialisme, sont entrées dans un grand tout, qui a perdu l’acuité des contours.
G. G.Le
moment de Par-dessus bord est-il celui
d’une libération de l’art ?
M. V. D’une étape
de la libération, commencée bien avant. Avec les impressionnistes. Avec
Cézanne.
G. G.Mais
l’art des années 1960 connaît une diffusion de masse.
M. V. Cet
élargissement n’a pas été très loin. Le champ de la télévision est peu affecté
par les surréalistes, Duchamp, Dubuffet. Ça reste relativement comprimé et
limité. Les débris des avant-gardes affectent sans doute la façon dont l’art de
masse se colore. Mais cela reste très
partiel. Yves Klein atteint des enchères énormes. Pour autant, s’est-il
installé
dans la perception des gens ?Une écriture libre
G.G.Dans
quelle mesure l’écriture de Par-dessus bord était-elle en résonnance avec cet
emballement de l’art ?
M.V.Par la
permission que je me donnais de la discontinuité. De ne pas raconter une histoire,
de donner des fragments d’une histoire, sans qu’ils se raccordent
nécessairement. D’entrelacer situations, temps et lieux dans un même tissu
verbal. D’échapper à l’enchaînement des
causes et des effets. De mettre tout le poids dans ce qui advient à l’instant
même où la parole est prononcée, sans qu’il y ait l’obligation que ça se relie à
ce qui a été ou à ce qui sera. Au moment de l’écriture,je crois que j’ai essayé
de le dire, ça.
Cinquième
entretien, Art, décembre 2007
Cet interview peut servir de base à un approfondissement sur les rapports entre le théâtre de Vinaver et l'art contemporain en peinture et en musique. Comment Vinaver essaye de produire au théâtre un renouvellement formel qu'il trouve dans les autres arts?