vendredi 15 janvier 2016

Par-Dessus bord: interview sur la conception du capitalisme



Un capitalisme héroïque et euphorique
Le capitalisme, système excrémentiel

Gérald Garutti  La société de consommation est également une société de déjection. On produit et on rejette.

Michel Vinaver Le capitalisme se régénère constamment, en jetant, en se libérant de ses propres déchets, en faisant sa toilette. Il va aux toilettes et en sort en meilleure forme. Il a inventé des formes d’auto-régénération. Les entreprises meurent aussi. Pourquoi ? Parce que d’autres les poussent dehors. Une entreprise puissante s’engourdit et
devient victime de jeunes ayant l’énergie que l’autre a perdue. Ce système a à voir avec le système excrémentiel. Mais il est plus dynamique qu’un organisme vivant. L’éjection, la déjection font partie du cycle de la vie.

G. G :. Le système se purge en permanence. Jeunesse perpétuelle du capitalisme

M. V. Et il rajeunit sans cesse. Microsoft a damé le pion à IBM, Google dame le pion à Microsoft. C’est une chaîne sans fin, qui montre l’éternelle jeunesse du système. La décrépitude est toujours en cours, mais s’accompagne de croissance. Les mythologies traditionnelles comportaient des cycles d’éternel retour, donc des moments de régénération et de succession. Aujourd’hui, la succession semble se faire sans arrêt.

G. G. Le capitalisme porte la dévoration permanente. Un produit chasse l’autre. Le présent l’emporte sur le passé. Pas de primat de l’ancienneté.

M. V. Ce qui n’empêche pas le passé de devenir un objet de consommation, par la commémoration. Le passé aussi peut servir à ça.

L’avancée perpétuelle
G. G. Que reste-t-il du capitalisme ?

M. V.La capacité à créer des richesses quand un abîme se creuse. Le capitalisme est mouvant, paradoxal

G. G. Si, comme le suggère votre titre  Par-dessus bord, le capitalisme est un paquebot, dans quelle direction va-t-il ?

M. V. Il n’a pas besoin de direction. C’est métaphysique. Il se constate comme le mode de fonctionnement sans destination autre que lui-même.

G. G. Il est sa propre fin. Sa finalité, c’est son processus.

M. V. Avec une croissance zéro, le capitalisme ne peut survivre. La croissance est dans son essence.

G. G.C’est le système du « toujours plus ».

M. V. Oui, toujours plus, sinon je sombre. Cela ne s’explique pas au niveau d’une rapacité. C’est inscrit dans les gènes mêmes du système.

Le capitalisme héroïque
G. G.Quelle transformation du capitalisme se joue dans la pièce ?

M. V. Par-dessus bord raconte un moment particulier de l’histoire du capitalisme : la découverte d’une réponse aux besoins limités  par la stimulation de désirs, qui, eux, sont illimités. Le marché est donc beaucoup plus large que ce que l’on pensait. Naît alors le marketing – la création de richesses par l’appel à l’imaginaire. Ce moment-là,  je l’ai toujours associé à l’épopée homérique. L’Iliade chante l’absence  de limites à la fureur et au plaisir de la guerre. Même si l’on meurt beaucoup, il n’y a pas la peur de la mort. C’est un peu pareil dans Par-dessus bord . Il y a une espèce d’enivrement de l’action. L’opération de délestage, de rejet des acteurs du système, n’est pas ressentie  comme douloureuse. C’est un moment du capitalisme qu’on peut appeler héroïque. Avec enivrement, ce système découvre sa capacité à progresser,à faire émerger les désirs comme force économique.

Le capitalisme désenchanté
G. G.Comment a évolué le capitalisme depuis Par-dessus bord?

M.V. Il n’y a plus cette jubilation. Il s’est stratifié et sédimenté. Il y a des spécialistes. On sait faire, on n’est plus dans ce tissu affectif,  cette émotion, cette vibration. On est dans la délocalisation. Il n’y a plus d’attachement, ni géographique, ni affectif, plus de rapport physique  avec la production.
On travaille à distance. Ce qui se faisait à côté de moi se fait désormais à l’autre bout du monde. Il n’y a plus de sentiment d’appartenance, de fidélité à l’entreprise. Aujourd’hui, quitter une entreprise ne pose plus aucun problème, alors que c’était un déchirement. C’est une mutation importante. Le monstre s’est beaucoup refroidi.

Le marketing : le désir comme valeur
G. G.Par-dessus bord illustre la révolution du marketing. Les désirs étant illimités, le marché est illimité. Dès lors, tout n’est qu’affaire d’inventivité. Là intervient le marketing : dans l’invention de nouveaux désirs. Avec, à l’appui, un postulat anthropologique : l’homme est un être de désir sans fin. De là se déclenche l’apparition de nouveaux produits,
donc de nouveaux besoins, etc. Le paraître l’emporte sur l’être. L’image imprimée sur l’objet prime sur l’objet. Qu’a apporté le marketing ?

M. V. L’exploitation de la découverte de l’inconscient. Ça a été juteux. Ça a informé les créatifs des agences de publicité. Le marketing découvre aussi, à tous les niveaux de la distribution, le cadeau, cette caresse
tendre. Le plaisir, le gratuit sont introduits dans l’action commerciale.  On met au jour les fibres qui peuvent être actionnées pour augmenter  les flux des marchandises. Ce qui semblait être structuré pour toujours peut être relativisé. Jusqu’aux valeurs qui sont mises en vibration  par le marketing.

Bulles spéculatives
G. G.Il est une machine à créer de la valeur, l’impression de valeur
.
M. V. Il invente une valeur et elle se réalise. La richesse s’accroît.  On ne peut donc dire qu’il s’agisse d’un fantasme ou d’une imposture.

G. G.Mais le marketing joue comme une bulle spéculative. La spéculation (l’élaboration «conceptuelle») provoque une inflation  qui vient se surajouter au produit. Le produit, avec son petit corps matériel, se voit pourvu d’une grande aura (bulle), née du travail spéculatif  du marketing.

M.V. Oui, le produit, c’est plus que le produit. C’est exactement ce que dit Benoît dans Par-dessus bord.

Deuxième entretien, Capitalisme, octobre 2007