Un
capitalisme héroïque et euphorique
Le
capitalisme, système excrémentiel
Gérald
Garutti La société de consommation est
également une société de déjection. On produit et on rejette.
Michel
Vinaver Le capitalisme se régénère constamment, en jetant, en se libérant de
ses propres déchets, en faisant sa toilette. Il va aux toilettes et en sort en
meilleure forme. Il a inventé des formes d’auto-régénération. Les entreprises
meurent aussi. Pourquoi ? Parce que d’autres les poussent dehors. Une
entreprise puissante s’engourdit et
devient
victime de jeunes ayant l’énergie que l’autre a perdue. Ce système a à voir
avec le système excrémentiel. Mais il est plus dynamique qu’un organisme
vivant. L’éjection, la déjection font partie du cycle de la vie.
G. G :. Le
système se purge en permanence. Jeunesse perpétuelle du capitalisme
M. V. Et il
rajeunit sans cesse. Microsoft a damé le pion à IBM, Google dame le pion à
Microsoft. C’est une chaîne sans fin, qui montre l’éternelle jeunesse du
système. La décrépitude est toujours en cours, mais s’accompagne de croissance.
Les mythologies traditionnelles comportaient des cycles d’éternel retour, donc
des moments de régénération et de succession. Aujourd’hui, la succession semble
se faire sans arrêt.
G. G. Le
capitalisme porte la dévoration permanente. Un produit chasse l’autre. Le
présent l’emporte sur le passé. Pas de primat de l’ancienneté.
M. V. Ce qui
n’empêche pas le passé de devenir un objet de consommation, par la
commémoration. Le passé aussi peut servir à ça.
L’avancée
perpétuelle
G. G. Que
reste-t-il du capitalisme ?
M. V.La
capacité à créer des richesses quand un abîme se creuse. Le capitalisme est
mouvant, paradoxal
G. G. Si,
comme le suggère votre titre Par-dessus
bord, le capitalisme est un paquebot, dans quelle direction va-t-il ?
M. V. Il n’a
pas besoin de direction. C’est métaphysique. Il se constate comme le mode de
fonctionnement sans destination autre que lui-même.
G. G. Il est
sa propre fin. Sa finalité, c’est son processus.
M. V. Avec
une croissance zéro, le capitalisme ne peut survivre. La croissance est dans
son essence.
G. G.C’est
le système du « toujours plus ».
M. V. Oui,
toujours plus, sinon je sombre. Cela ne s’explique pas au niveau d’une
rapacité. C’est inscrit dans les gènes mêmes du système.
Le
capitalisme héroïque
G. G.Quelle
transformation du capitalisme se joue dans la pièce ?
M. V. Par-dessus
bord raconte un moment particulier de l’histoire du capitalisme : la découverte
d’une réponse aux besoins limités par la
stimulation de désirs, qui, eux, sont illimités. Le marché est donc beaucoup
plus large que ce que l’on pensait. Naît alors le marketing – la création de
richesses par l’appel à l’imaginaire. Ce moment-là, je l’ai toujours associé à l’épopée homérique.
L’Iliade chante l’absence de limites à
la fureur et au plaisir de la guerre. Même si l’on meurt beaucoup, il n’y a pas
la peur de la mort. C’est un peu pareil dans Par-dessus bord . Il y a une
espèce d’enivrement de l’action. L’opération de délestage, de rejet des acteurs
du système, n’est pas ressentie comme
douloureuse. C’est un moment du capitalisme qu’on peut appeler héroïque. Avec
enivrement, ce système découvre sa capacité à progresser,à faire émerger les
désirs comme force économique.
Le
capitalisme désenchanté
G. G.Comment
a évolué le capitalisme depuis Par-dessus bord?
M.V. Il n’y
a plus cette jubilation. Il s’est stratifié et sédimenté. Il y a des
spécialistes. On sait faire, on n’est plus dans ce tissu affectif, cette émotion, cette vibration. On est dans la
délocalisation. Il n’y a plus d’attachement, ni géographique, ni affectif, plus
de rapport physique avec la production.
On travaille
à distance. Ce qui se faisait à côté de moi se fait désormais à l’autre bout du
monde. Il n’y a plus de sentiment d’appartenance, de fidélité à l’entreprise.
Aujourd’hui, quitter une entreprise ne pose plus aucun problème, alors que
c’était un déchirement. C’est une mutation importante. Le monstre s’est
beaucoup refroidi.
Le marketing
: le désir comme valeur
G. G.Par-dessus
bord illustre la révolution du marketing. Les désirs étant illimités, le marché
est illimité. Dès lors, tout n’est qu’affaire d’inventivité. Là intervient le
marketing : dans l’invention de nouveaux désirs. Avec, à l’appui, un postulat
anthropologique : l’homme est un être de désir sans fin. De là se déclenche
l’apparition de nouveaux produits,
donc de
nouveaux besoins, etc. Le paraître l’emporte sur l’être. L’image imprimée sur
l’objet prime sur l’objet. Qu’a apporté le marketing ?
M. V. L’exploitation
de la découverte de l’inconscient. Ça a été juteux. Ça a informé les créatifs
des agences de publicité. Le marketing découvre aussi, à tous les niveaux de la
distribution, le cadeau, cette caresse
tendre. Le
plaisir, le gratuit sont introduits dans l’action commerciale. On met au jour les fibres qui peuvent être
actionnées pour augmenter les flux des
marchandises. Ce qui semblait être structuré pour toujours peut être
relativisé. Jusqu’aux valeurs qui sont mises en vibration par le marketing.
Bulles
spéculatives
G. G.Il est
une machine à créer de la valeur, l’impression de valeur
.
M. V. Il
invente une valeur et elle se réalise. La richesse s’accroît. On ne peut donc dire qu’il s’agisse d’un
fantasme ou d’une imposture.
G. G.Mais le
marketing joue comme une bulle spéculative. La spéculation (l’élaboration «conceptuelle»)
provoque une inflation qui vient se
surajouter au produit. Le produit, avec son petit corps matériel, se voit
pourvu d’une grande aura (bulle), née du travail spéculatif du marketing.
M.V. Oui, le
produit, c’est plus que le produit. C’est exactement ce que dit Benoît dans Par-dessus
bord.
Deuxième
entretien, Capitalisme, octobre 2007