jeudi 23 mars 2017

Première partie du cours sur le choeur dans Les bacchantes



 Les Bacchantes : problème du chœur tel que je 'ai abordé en cours ce matin

D'après  LE CHŒUR DES BACCHANTES D’EURIPIDE, MISE EN ABYME DU CHŒUR TRAGIQUE de Patricia Vasseur.

Dernière tragédie connue des trois grands auteurs tragiques, elle fut écrite en Macédoine, à la cour du roi Archélaos où Euripide s’était installé à la fin de sa vie, mais présentée malgré tout, après la mort du poète, en 405, dans le théâtre de Dionysos, à Athènes. C’est la seule tragédie que nous connaissions en rapport direct avec le culte dionysiaque qui est à l’origine même du théâtre en Grèce antique.

Le chœur des Bacchantes comporte donc des éléments religieux, des références à des pratiques cultuelles (dithyrambe, hymne, processions, transe dionysiaque), mais transposés pour créer un spectacle, et réfléchir en même temps sur la double nature, spectaculaire et religieuse, du théâtre.

Au Ve siècle av. J.-C., à Athènes, les représentations théâtrales sont données dans le cadre des fêtes en l’honneur de Dionysos, elles appartiennent donc à son culte et les chœurs tragiques sont des offrandes au dieu dont la statue  assiste, depuis les gradins du theatron, au spectacle.
Aristote donne d’ailleurs comme origine directe au théâtre les chœurs rituels (Poétique, 4, 49, a 11), en particulier le dithyrambe, exécuté autour de l’autel de Dionysos, par un groupe d’hommes guidés par un exarkhon inspiré à l’origine par le dieu lui-même
Dans le cas des Bacchantes d’Euripide, des hommes jouent ainsi des femmes venues d’Asie pour accompagner le nouveau dieu jusqu’à Thèbes et y installer son culte, son festival, son théâtre
Le chœur tragique assume cependant bien une posture rituelle qui fonctionne comme un lien entre leur propre performance en tant que chœur et les rituels inclus dans l’action dramatique qu’ils représentent .
jeu de miroir troublant

La cérémonie en l’honneur de Dionysos : - pompè, où les différents membres de la cité, organisés suivant les catégories sociales auxquelles ils appartiennent, traversent Athènes jusqu’au théâtre de Dionysos où ont lieu le sacrifice et le concours dramatique

-          kômos, un groupe de personnages masqués, déguisés en satyres, ivres, qui se moquent des gens placés sur leur chemin, et se livrent à toutes sortes de grossièretés.

L’entrée du chœur des Bacchantes peut ainsi être considérée comme une procession dionysiaque cherchant à établir une relation avec la communauté de Thèbes qui doit s’écarter et faire silence (v. 68-69) pour laisser place au dieu que ces femmes amènent avec elles : « O Thèbes(…) couronne-toi de lierre (…) et mène la danse bachique » (v. 105 sq.). Leurs chants et danses sont  des appels aux habitants de Thèbes à répondre au dieu.
 + constituer des « thiases » : « le pays tout entier va danser des choeurs tout à coup, quand Bromios guidera les thiases, vers les monts, où campe la cohorte des femmes qui a déserté les métiers, les navettes, sous l’aiguillon de Dionysos »( v. 114-120) : association religieuse d’hommes ou de femmes qui se réunissent pour accomplir des actes en commun, souvent des sacrifices et des repas. 

+rites d’initiation : les membres, la plupart du temps des groupes féminins, partent dans la montagne et entrent dans une transe collective, une frénésie orgiastique, où, comme le décrit Jean-Pierre Vernant, « chaque participant s’agite pour son compte, sans souci d’une chorégraphie générale, indifférent à ce que font les autres », peut ainsi voir le dieu dans un face à face, et devenir autre. le dérèglement  de l’orgie bachique, où les corps désarticulés s’agitent au son de la musique stridente des flûtes, têtes violemment rejetées en arrière, comme on peut le voir sur de nombreuses représentations de vases et comme le chœur se décrit au v. 866.
Aucune danse de ce type n’est présente aux Grandes Dionysies où la cité encadre de façon extrêmement stricte les manifestations du culte bachique.

L’AUTOREFERENTIALITE DU CHŒUR ET LA PUISSANCE DE LA MUSIQUE DIONYSIAQUE

 le chœur dit qu’il danse et chante, et présente sa performance comme une activité rituelle en l’honneur d’une divinité en rapport avec l’action dramatique. 
constitué d’un groupe d’adeptes de Dionysos venues spécialement d’Asie, de Lydie, pour propager son culte, le chœur est, en même temps, représentant du culte dionysiaque de la fiction et chœur bachique athénien en l’honneur du  dieu de la cité.
CFVernant : Dionysos peut être un dieu inquiétant pour l’ordre social en ce qu’il « brouille les frontières entre le divin et l’humain, l’humain et le bestial, l’ici et l’au-delà. ( …) La seule solution, c’est que, pour les femmes par la transe contrôlée, le thiase officialisé, promu institution publique, pour les hommes par la joie du kômos, du vin, du déguisement, de la fête, pour toute la cité, par et dans le théâtre, l’Autre devienne une des dimensions de la vie collective et de l’existence quotidienne de chacun. »

La tragédie est le meilleur moyen pour incorporer, sans heurts, Dionysos dans la cité.

Le chœur des Bacchantes chante donc la puissance et la nécessité du culte dionysiaque avec les mots, la musique, la danse. Leurs  gestes, leurs voix, les accessoires qu’elles brandissent (le thyrse, long bâton orné de feuilles de lierre, les tympanons qui rythment leurs danses) reflètent ou anticipent la démonstration divine promise par Dionysos lui-même dans le prologue.

La parodos (v. 65-167) présente les objets sacrés  (le thyrse, la peau de faon, les couronnes de lierre)  et appelle tous les Thébains à se joindre aux danses bachiques éléments  formels typiques d’un dithyrambe, avec des cris rituels (certains mots ou expressions redoublés comme « Allez, bacchantes, allez bacchantes ! » v. 83), le thème de la naissance du dieu et  des inventions qui lui sont associées (justement le tympanon décrit comme le « cercle tendu de bois »). Le chœur relie ici  la place de Thèbes où il vient d’arriver ( qui est aussi l’orchestra du Théâtre de Dionysos à Athènes) aux montagnes où se dérouleront les rites, le culte collectif  à l’initiation individuelle.

Le premier stasimon (v. 370-431) commence comme une prière ou un hymne avec une invocation à la Piété divinisée et décrit  le bonheur de la participation  de tous, riches ou pauvres, aux festivals et aux banquets. Dionysos est présenté comme le patron de l’ivresse bienheureuse et de la poésie (allusion aux Muses) développe, sans doute sur un mode musical apaisant, les aspects rassurants du culte, alors que la parodos était dans un registre plus violent, avec le roulement des tambourins et les cris des Bacchantes

Le deuxième stasimon (v. 519-75) se présente à nouveau comme un hymne, cette fois à Dirkè, la nymphe qui accueillit Dionysos enfant. Puis le chœur invoque le dieu lui-même qui répond en voix off aux appels à l’aide des Bacchantes contre la violence de Penthée qui les a emprisonnées avec leur guide. Cf dans drames satyriques : thème de l’emprisonnement du chœur de satyres par un ennemi du dieu. Le chœur fait ainsi le lien avec les autres genres dramatiques représentés à Athènes.

Le troisième stasimon (v. 862-911) évoque les chœurs nocturnes dans la montagne et donne la vision traditionnelle grecque des dieux qui punissent les impies arrogants. Il inscrit ainsi les pratiques considérées comme dangereuses par Penthée dans une ritualité au contraire prescrite par les dieux.

Dans le quatrième stasimon (v. 977-1023), forme de théâtre dans le théâtre, le chœur imagine (mime ?) la scène du meurtre de Penthée avec les mots prononcés par Agavè. Les bacchantes asiatiques s’identifient ainsi, pour la seule et unique fois, aux Ménades thébaines parties dans la montagne finit sur une invocation à Dionysos : « Apparais-leur, taureau ! Montre, dragon, tes mille têtes ! Révèle-toi, flamboyant lion. »(v. 1018-19
La dernière référence aux danses du chœur a lieu après le récit de la mort de Penthée par le messager (v. 1153-64) : « Formons nos chœurs en l’honneur de Bacchos, proclamons la défaite de Penthée, le descendant du Dragon. »

 Chœur ne cesse de chanter et danser son allégeance exclusive au dieu, ne fait pas le lien, comme les autres chœurs tragiques, entre les spectateurs et les malheurs de la famille royale de Thèbes. Il n’exprime ni pitié ni sympathie pour Penthée et Agavè, mais approuve la vengeance terrible du dieu contre eux
 = l’antithèse de ce pour quoi une cité grecque existe.  
La raison et l’autorité civiques  semblent interdire, à Thèbes, un accès plus spontané et naturel  aux sources de bonheur que représente le dionysisme.
La seule façon d’intégrer ces éléments, c’est le théâtre : le chœur des Bacchantes est inoffensif pour les spectateurs athéniens, pleins de piété à l’égard de Dionysos, et même, il est source de plaisir, grâce à la musique qu’il fait entendre musique, loin de rendre fou, de provoquer le délire meurtrier, incite à la douceur et à l’apaisement, est un véritable enchantement le deuxième stasimon  relie la musique dionysiaque à la « cithare d’Orphée  [qui] attirait par son chant les arbres et les bêtes »(v.  562-64), et montre Dionysos conduisant ses thiases en Piérie, lieu de résidence des Muses. le chœur  synthétise ici les musiques dionysiaque et apollinienne, alors que Penthée est le destructeur des lieux préférés de Pan et de sa syrinx, instrument bachique par excellence(v. 951-52). La musique, pour les Grecs, est un moyen de ramener et de maintenir l’ordre, la paix, la civilisation. 

Tragédie : un retour aux sources mêmes, chorales, dionysiaques et apolliniennes, de la tragédie. 
L’aulos (la flûte tragique en bois de lotus dont il est question au v.160-61), comme la syrinx des satyres, ou la lyre d’Orphée, trois instruments cités dans la tragédie, ravissent, au sens fort, les hommes, les font entrer dans une dimension autre,  que les vases montrent avec des visages  de face (alors que la norme est la représentation du visage de profil),  extatiques, de musiciens ou d’auditeurs, arrachés à leur quotidien par la puissance de la musique.


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