Les Bacchantes :
problème du chœur tel que je 'ai abordé en cours ce matin
D'après LE CHŒUR DES BACCHANTES D’EURIPIDE, MISE EN ABYME DU CHŒUR TRAGIQUE de Patricia Vasseur.
Dernière tragédie connue des trois grands auteurs tragiques,
elle fut écrite en Macédoine, à la cour du roi Archélaos où Euripide s’était
installé à la fin de sa vie, mais présentée malgré tout, après la mort du
poète, en 405, dans le théâtre de Dionysos, à Athènes. C’est la seule tragédie
que nous connaissions
en rapport direct avec le culte dionysiaque qui est à l’origine même du théâtre
en Grèce antique.
Le chœur des Bacchantes
comporte donc des éléments religieux, des références à des pratiques cultuelles
(dithyrambe, hymne, processions, transe dionysiaque), mais transposés pour
créer un spectacle, et réfléchir en même temps sur la double nature,
spectaculaire et religieuse, du théâtre.
Au Ve siècle av. J.-C., à Athènes, les représentations
théâtrales sont données dans le cadre des fêtes en l’honneur de Dionysos, elles
appartiennent donc à son culte et les chœurs tragiques sont des offrandes au
dieu dont la statue assiste, depuis les
gradins du theatron, au spectacle.
Aristote donne d’ailleurs comme origine directe au théâtre
les chœurs rituels (Poétique, 4, 49,
a 11), en particulier le dithyrambe, exécuté autour de l’autel de Dionysos, par
un groupe d’hommes guidés par un exarkhon
inspiré à l’origine par le dieu lui-même
Dans le cas des Bacchantes
d’Euripide, des hommes jouent ainsi des femmes venues d’Asie pour accompagner
le nouveau dieu jusqu’à Thèbes et y installer son culte, son festival, son
théâtre
Le chœur tragique assume cependant bien une posture rituelle
qui fonctionne comme un lien entre leur propre performance en tant que chœur et
les rituels inclus dans l’action dramatique qu’ils représentent .
jeu de miroir troublant
La cérémonie en l’honneur de Dionysos : - pompè, où les différents membres de la
cité, organisés suivant les catégories sociales auxquelles ils appartiennent,
traversent Athènes jusqu’au théâtre de Dionysos où ont lieu le sacrifice et le
concours dramatique
-
kômos,
un groupe de personnages masqués, déguisés en satyres, ivres, qui se moquent des
gens placés sur leur chemin, et se livrent à toutes sortes de grossièretés.
L’entrée du chœur des
Bacchantes peut ainsi être considérée comme une procession dionysiaque
cherchant à établir une relation avec la communauté de Thèbes qui doit
s’écarter et faire silence (v. 68-69) pour laisser place au dieu que ces femmes
amènent avec elles : « O Thèbes(…) couronne-toi de lierre (…) et mène
la danse bachique » (v. 105 sq.).
Leurs chants et danses sont des appels
aux habitants de Thèbes à répondre au dieu.
+ constituer des « thiases » : « le pays
tout entier va danser des choeurs tout à coup, quand Bromios guidera les
thiases, vers les monts, où campe la cohorte des femmes qui a déserté les
métiers, les navettes, sous l’aiguillon de Dionysos »( v. 114-120) : association
religieuse d’hommes ou de femmes qui se réunissent pour accomplir des actes en
commun, souvent des sacrifices et des repas.
+rites d’initiation : les membres, la plupart du temps
des groupes féminins, partent dans la montagne et entrent dans une transe
collective, une frénésie orgiastique, où, comme le décrit Jean-Pierre Vernant,
« chaque participant s’agite pour son compte, sans souci d’une
chorégraphie générale, indifférent à ce que font les autres », peut ainsi
voir le dieu dans un face à face, et devenir autre. le dérèglement de l’orgie bachique, où les corps
désarticulés s’agitent au son de la musique stridente des flûtes, têtes
violemment rejetées en arrière, comme on peut le voir sur de nombreuses
représentations de vases et comme le chœur se décrit au v. 866.
Aucune danse de ce type n’est présente aux Grandes Dionysies
où la cité encadre de façon extrêmement stricte les manifestations du culte
bachique.
L’AUTOREFERENTIALITE DU CHŒUR ET LA PUISSANCE DE LA
MUSIQUE DIONYSIAQUE
le chœur dit qu’il
danse et chante, et présente sa performance comme une activité rituelle en
l’honneur d’une divinité en rapport avec l’action dramatique.
constitué d’un groupe d’adeptes de Dionysos venues
spécialement d’Asie, de Lydie, pour propager son culte, le chœur est, en
même temps, représentant du culte dionysiaque de la fiction et chœur bachique
athénien en l’honneur du dieu de la cité.
CFVernant : Dionysos peut être un dieu inquiétant pour
l’ordre social en ce qu’il « brouille les frontières entre le divin et
l’humain, l’humain et le bestial, l’ici et l’au-delà. ( …) La seule
solution, c’est que, pour les femmes par la transe contrôlée, le thiase
officialisé, promu institution publique, pour les hommes par la joie du kômos, du vin, du déguisement, de la
fête, pour toute la cité, par et dans le théâtre, l’Autre devienne une des
dimensions de la vie collective et de l’existence quotidienne de chacun. »
La tragédie est le
meilleur moyen pour incorporer, sans heurts, Dionysos dans la cité.
Le chœur des Bacchantes
chante donc la puissance et la nécessité du culte dionysiaque avec les mots, la
musique, la danse. Leurs gestes, leurs
voix, les accessoires qu’elles brandissent (le thyrse, long bâton orné de
feuilles de lierre, les tympanons qui rythment leurs danses) reflètent ou
anticipent la démonstration divine promise par Dionysos lui-même dans le
prologue.
La parodos (v.
65-167) présente les objets sacrés (le
thyrse, la peau de faon, les couronnes de lierre) et appelle tous les Thébains à se joindre aux
danses bachiques éléments formels
typiques d’un dithyrambe, avec des cris rituels (certains mots ou expressions
redoublés comme « Allez, bacchantes, allez bacchantes ! » v.
83), le thème de la naissance du dieu et
des inventions qui lui sont associées (justement le tympanon décrit
comme le « cercle tendu de bois »). Le chœur relie ici la place de Thèbes où il vient d’arriver (
qui est aussi l’orchestra du Théâtre
de Dionysos à Athènes) aux montagnes où se dérouleront les rites, le culte
collectif à l’initiation individuelle.
Le premier stasimon (v.
370-431) commence comme une prière ou un hymne avec une invocation à la Piété
divinisée et décrit le bonheur de la
participation de tous, riches ou
pauvres, aux festivals et aux banquets. Dionysos est présenté comme le patron
de l’ivresse bienheureuse et de la poésie (allusion aux Muses) développe, sans
doute sur un mode musical apaisant, les aspects rassurants du culte, alors que
la parodos était dans un registre
plus violent, avec le roulement des tambourins et les cris des Bacchantes
Le deuxième stasimon
(v. 519-75) se présente à nouveau comme un hymne, cette fois à Dirkè, la nymphe
qui accueillit Dionysos enfant. Puis le chœur invoque le dieu lui-même qui
répond en voix off aux appels à l’aide des Bacchantes contre la violence de
Penthée qui les a emprisonnées avec leur guide. Cf dans drames
satyriques : thème de l’emprisonnement du chœur de satyres par un ennemi
du dieu. Le chœur fait ainsi le lien avec les autres genres dramatiques
représentés à Athènes.
Le troisième stasimon
(v. 862-911) évoque les chœurs nocturnes dans la montagne et donne la vision
traditionnelle grecque des dieux qui punissent les impies arrogants. Il inscrit
ainsi les pratiques considérées comme dangereuses par Penthée dans une
ritualité au contraire prescrite par les dieux.
Dans le quatrième stasimon
(v. 977-1023), forme de théâtre dans le théâtre, le chœur imagine (mime ?)
la scène du meurtre de Penthée avec les mots prononcés par Agavè. Les
bacchantes asiatiques s’identifient ainsi, pour la seule et unique fois, aux
Ménades thébaines parties dans la montagne finit sur une invocation à
Dionysos : « Apparais-leur, taureau ! Montre, dragon, tes mille
têtes ! Révèle-toi, flamboyant lion. »(v. 1018-19
La dernière
référence aux danses du chœur a lieu après le récit de la mort de Penthée par
le messager (v. 1153-64) : « Formons nos chœurs en l’honneur de
Bacchos, proclamons la défaite de Penthée, le descendant du Dragon. »
Chœur ne cesse de
chanter et danser son allégeance exclusive au dieu, ne fait pas le lien, comme
les autres chœurs tragiques, entre les spectateurs et les malheurs de la
famille royale de Thèbes. Il n’exprime ni pitié ni sympathie pour Penthée et
Agavè, mais approuve la vengeance terrible du dieu contre eux
= l’antithèse de ce
pour quoi une cité grecque existe.
La raison et l’autorité
civiques semblent interdire, à Thèbes,
un accès plus spontané et naturel aux
sources de bonheur que représente le dionysisme.
La seule façon d’intégrer ces éléments, c’est le
théâtre : le chœur des Bacchantes
est inoffensif pour les spectateurs athéniens, pleins de piété à l’égard de
Dionysos, et même, il est source de plaisir, grâce à la musique qu’il fait entendre musique, loin de rendre fou, de provoquer le délire
meurtrier, incite à la douceur et à l’apaisement, est un véritable enchantement
le deuxième stasimon relie la musique dionysiaque à la
« cithare d’Orphée [qui] attirait par son chant les arbres et les
bêtes »(v. 562-64), et montre
Dionysos conduisant ses thiases en Piérie, lieu de résidence des Muses. le
chœur synthétise ici les musiques
dionysiaque et apollinienne, alors que Penthée est le destructeur des lieux
préférés de Pan et de sa syrinx, instrument bachique par excellence(v. 951-52).
La musique, pour les Grecs, est un moyen de ramener et de maintenir l’ordre, la
paix, la civilisation.
Tragédie : un retour aux sources mêmes, chorales,
dionysiaques et apolliniennes, de la tragédie.
L’aulos (la flûte tragique en
bois de lotus dont il est question au v.160-61), comme la syrinx des satyres,
ou la lyre d’Orphée, trois instruments cités dans la tragédie, ravissent, au
sens fort, les hommes, les font entrer dans une dimension autre, que les vases montrent avec des visages de face (alors que la norme est la
représentation du visage de profil),
extatiques, de musiciens ou d’auditeurs, arrachés à leur quotidien par
la puissance de la musique.
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