LES DEDOUBLEMENTS DU CHŒUR
1. Sur scène le double
des chœurs de Bacchantes thébaines (« je vois trois thiases, trois
chœurs de femmes » raconte le berger au v. 680) enfuies dans la montagne pour
célébrer leur culte dont nous avons deux récits de témoins : dans le
premier, elles mettent en pièce et dépècent un troupeau de bœufs, et dans le
deuxième, c’est Penthée qui est la
victime de leur sacrifice rituel appelé sparagmos.
Les Bacchantes lydiennes arrivent très exactement au moment
où les autres femmes ont déserté Thèbes, abandonnant leurs maisons et leurs
activités féminines : « Femmes de mon thiase que j’ai emmenées des
pays barbares pour être mes compagnes de voyage, élevez vos tambours (..) et
autour de ce palais, celui du roi Penthée, faites-les résonner. Que les
Cadméens vous voient. Quant à moi, j’irai retrouver les Bacchantes, et, dans
les gorges du Cithéron qu’elles hantent, me mêler à leurs danses. » (v.
56-63)
les deux chœurs sont
opposés: Vernant remarque que le mot « Ménades » ne s’applique
qu’une fois aux Lydiennes et quinze fois aux Thébaines. Ce terme met l’accent
sur l’état de furie dans lequel Dionysos a plongé les trois sœurs de sa mère et leurs compagnes,
alors que les femmes de son thiase sont initiées et se conforment à des
pratiques rituelles sans frénésie violente.
Elles sont la face acceptable du dionysisme, elles montrent
comment il peut être incorporé sans danger dans la cité. Elles revendiquent,
même dans l’ivresse du vin, la sagesse de l’esprit (v. 427), et la douceur de
leurs mœurs même quand il s’agit de dévorer la chair crue des animaux (v. 135).
La seule violence affichée se manifeste contre Penthée dans
le quatrième stasimon, et c’est le
seul moment où elles rejoignent, en imagination, le chœur des thébaines, mais
elles sont une image audible et visible, une transposition scénique de ce
meurtre impossible à montrer.
Au retour d’Agavè membre unique du groupe éclaté des Ménades
thébaines.
Alors que les Lydiennes ont fait apparaître Dionysos
lui-même (scène du palais anéanti), et éprouvent de la félicité dans la
relation personnelle qu’elles entretiennent avec le dieu, à travers leurs
chants et leurs danses, Agavè est enfermée dans un univers d’illusions fatales
où la seule apparition est celle de son fils qu’elle prend pour un lion. Le
chœur la félicite donc ironiquement de sa prise (v. 1193 et 1196), mais
aussitôt l’appelle « malheureuse » (v. 1200). La confrontation du
chœur et d’Agavè ensanglantée par son crime et brandissant la tête de Penthée
montre de façon spectaculaire « le contraste entre la possession-bonheur des
fidèles et la possession-folie-châtiment des impies. »
les bacchantes lydiennes ont en fait les traits
caractéristiques des nymphes, compagnes habituelles du cortège dionysiaque,
tout en étant des mortelles.
2.L’imitation du chœur
par des personnages masculins :
A.-les deux vieillards, Cadmos et Tirésias,
B- Penthée revêtu d’une robe de femme.
Déguiser des hommes en femmes est courant dans la Comédie
Ancienne, chez Aristophane (voir par exemple Les Thesmophories), mais dans la tragédie, il est un dérèglement
fatal au personnage.
A. Aspect comique,
en particulier dans le contraste des vieillards transformés en bacchantes
hésitantes et peu gracieuses avec le vrai chœur qui, dans la parodos, a effectué une danse bachique
débridée.
Les dernier vers de
ce chant semblent annoncer ironiquement l’arrivée de Cadmos et Tirésias :
« Comme un poulain qui paît à côté de sa mère, la joyeuse bacchante bondit
d’un pied léger » (v. 168-69), et c’est alors Tirésias qui entre dans l’orchestra, couronné de lierre, vêtu de
la nébride et appuyé sur le thyrse qui lui sert de bâton d’aveugle !
Puis les deux vieillards tentent une mimesis de danse bachique : « Où nous faut-il aller
danser ? Où nous tenir et secouer nos têtes blanches ? (…) je ne me
lasserai ni de jour ni de nuit de frapper la terre du thryse » (v.
184-188). Mais les deux hommes sont incapables de réaliser leur danse, leurs
mouvements sont trop lents, ils s’appuient l’un sur l’autre (v.197-98), ils ne peuvent être en rythme a conventions
de la comédie où des personnages grotesques essaient de falsifier la réalité.
Reprise des codes
principaux de la mimesis dans le
théâtre grec : des costumes, de la musique et de la danse.
.
B. Si Cadmos et Tirésias étaient convaincus de la nécessité
d’adorer Dionysos, Penthée veut seulement pouvoir espionner les Ménades
thébaines, et c’est Dionysos qui lui propose ce subterfuge : se camoufler
pour voir les rites secrets des femmes, pourtant c’est bien lui qui devient
objet de spectacle, d’abord pour les Bacchantes du chœur et le public, puis
pour sa mère qui achèvera sa transformation : « sors du palais et
viens t’offrir à notre vue, en toilette de femme, en ménade, en
bacchante » (v. 914-15), « - Tu seras ramené par une autre personne. – Ma
mère assurément. - Offert par elle à tous les yeux » (v.
966-67)
La mimesis de
bacchante paraît pourtant plus crédible, car dirigée par le dieu lui-même. Le
costume est longuement décrit (v. 831 sq.) et arrangé avec soin : les
boucles sont réajustées, la ceinture resserrée, les plis de la robe ordonnés.
Dionysos fait également répéter la danse : « Brandis le thyrse dans
ta main droite et lève le pied droit ensemble » (v. 843-44). Le dieu du
théâtre est ici un véritable metteur en scène et directeur d’acteur
Penthée a voulu être
et en même temps voir des Bacchantes.
Celles-ci ne peuvent être contemplées que depuis les gradins du theatron et à travers l’image qu’en
donne le vrai chœur. La perception de la réalité dionysiaque n’est possible que
dans le cadre de rites d’initiation ou par le transfert opéré au théâtre grâce
à une mimesis réussie, transfert lui
aussi inclus dans le rituel dionysiaque du festival .