jeudi 23 mars 2017

Réflexions sur le choeur ( suite 1)



LES DEDOUBLEMENTS DU CHŒUR

1. Sur scène le double des chœurs de Bacchantes thébaines (« je vois trois thiases, trois chœurs de femmes » raconte le berger au v. 680) enfuies dans la montagne pour célébrer leur culte dont nous avons deux récits de témoins : dans le premier, elles mettent en pièce et dépècent un troupeau de bœufs, et dans le deuxième, c’est Penthée qui est  la victime de leur sacrifice rituel appelé sparagmos

Les Bacchantes lydiennes arrivent très exactement au moment où les autres femmes ont déserté Thèbes, abandonnant leurs maisons et leurs activités féminines : « Femmes de mon thiase que j’ai emmenées des pays barbares pour être mes compagnes de voyage, élevez vos tambours (..) et autour de ce palais, celui du roi Penthée, faites-les résonner. Que les Cadméens vous voient. Quant à moi, j’irai retrouver les Bacchantes, et, dans les gorges du Cithéron qu’elles hantent, me mêler à leurs danses. » (v. 56-63)

les deux chœurs sont opposés: Vernant remarque que le mot « Ménades » ne s’applique qu’une fois aux Lydiennes et quinze fois aux Thébaines. Ce terme met l’accent sur l’état de furie dans lequel Dionysos a plongé les  trois sœurs de sa mère et leurs compagnes, alors que les femmes de son thiase sont initiées et se conforment à des pratiques rituelles sans frénésie violente.
Elles sont la face acceptable du dionysisme, elles montrent comment il peut être incorporé sans danger dans la cité. Elles revendiquent, même dans l’ivresse du vin, la sagesse de l’esprit (v. 427), et la douceur de leurs mœurs même quand il s’agit de dévorer la chair crue des animaux (v. 135).
La seule violence affichée se manifeste contre Penthée dans le quatrième stasimon, et c’est le seul moment où elles rejoignent, en imagination, le chœur des thébaines, mais elles sont une image audible et visible, une transposition scénique de ce meurtre impossible à montrer.

Au retour d’Agavè membre unique du groupe éclaté des Ménades thébaines.
Alors que les Lydiennes ont fait apparaître Dionysos lui-même (scène du palais anéanti), et éprouvent de la félicité dans la relation personnelle qu’elles entretiennent avec le dieu, à travers leurs chants et leurs danses, Agavè est enfermée dans un univers d’illusions fatales où la seule apparition est celle de son fils qu’elle prend pour un lion. Le chœur la félicite donc ironiquement de sa prise (v. 1193 et 1196), mais aussitôt l’appelle « malheureuse » (v. 1200). La confrontation du chœur et d’Agavè ensanglantée par son crime et brandissant la tête de Penthée montre de façon spectaculaire « le contraste entre la possession-bonheur des fidèles et la possession-folie-châtiment des impies. »
les bacchantes lydiennes ont  en fait les traits caractéristiques des nymphes, compagnes habituelles du cortège dionysiaque, tout en étant des mortelles.


2.L’imitation du chœur par des personnages masculins :
A.-les deux vieillards, Cadmos et Tirésias,
B- Penthée revêtu d’une robe de femme.

Déguiser des hommes en femmes est courant dans la Comédie Ancienne, chez Aristophane (voir par exemple Les Thesmophories), mais dans la tragédie, il est un dérèglement fatal au personnage.
A. Aspect comique, en particulier dans le contraste des vieillards transformés en bacchantes hésitantes et peu gracieuses avec le vrai chœur qui, dans la parodos, a effectué une danse bachique débridée.
Les  dernier vers de ce chant semblent annoncer ironiquement l’arrivée de Cadmos et Tirésias : « Comme un poulain qui paît à côté de sa mère, la joyeuse bacchante bondit d’un pied léger » (v. 168-69), et c’est alors Tirésias qui entre dans l’orchestra, couronné de lierre, vêtu de la nébride et appuyé sur le thyrse qui lui sert de bâton d’aveugle !
Puis les deux vieillards tentent une mimesis de danse bachique : « Où nous faut-il aller danser ? Où nous tenir et secouer nos têtes blanches ? (…) je ne me lasserai ni de jour ni de nuit de frapper la terre du thryse » (v. 184-188). Mais les deux hommes sont incapables de réaliser leur danse, leurs mouvements sont trop lents, ils s’appuient l’un sur l’autre (v.197-98),  ils ne peuvent être en rythme a conventions de la comédie où des personnages grotesques essaient de falsifier la réalité.
 Reprise des codes principaux de la mimesis dans le théâtre grec : des costumes, de la musique et de la danse.
.
B. Si Cadmos et Tirésias étaient convaincus de la nécessité d’adorer Dionysos, Penthée veut seulement pouvoir espionner les Ménades thébaines, et c’est Dionysos qui lui propose ce subterfuge : se camoufler pour voir les rites secrets des femmes, pourtant c’est bien lui qui devient objet de spectacle, d’abord pour les Bacchantes du chœur et le public, puis pour sa mère qui achèvera sa transformation : « sors du palais et viens t’offrir à notre vue, en toilette de femme, en ménade, en bacchante » (v. 914-15), « - Tu seras ramené par une autre personne. – Ma mère assurément. -  Offert par elle à tous les yeux »  (v. 966-67) 

La mimesis de bacchante paraît pourtant plus crédible, car dirigée par le dieu lui-même. Le costume est longuement décrit (v. 831 sq.) et arrangé avec soin : les boucles sont réajustées, la ceinture resserrée, les plis de la robe ordonnés. Dionysos fait également répéter la danse : « Brandis le thyrse dans ta main droite et lève le pied droit ensemble » (v. 843-44). Le dieu du théâtre est ici un véritable metteur en scène et directeur d’acteur

Penthée a voulu être et en même temps voir des Bacchantes. Celles-ci ne peuvent être contemplées que depuis les gradins du theatron et à travers l’image qu’en donne le vrai chœur. La perception de la réalité dionysiaque n’est possible que dans le cadre de rites d’initiation ou par le transfert opéré au théâtre grâce à une mimesis réussie, transfert lui aussi inclus dans le rituel dionysiaque du festival .