Article passionnant d'un ethnopyschiatre qui explique ce qu'était d'après nos connaissances actuelles le rituel dionysiaque: c'est long mais très éclairant.Je vous en donne des extraits.Cela peut inspirer votre construction des personnages de la pièce, vos possibles scénographies, votre compréhension du texte à jouer.
"Oréibasie est un nom formé de deux éléments
dont le premier orei — (oros) désigne la montagne et le second — basie
le fait de marcher."
Faute d’une
expression vraiment satisfaisante nous appellerons orgie sur la montagne
le rituel de possession dionysiaque .Le terme grec d’oréibasie par lequel on le désigne communément, et que
nous utiliserons à l’occasion, appartient en effet, à la langue tardive et ne
retient qu’un des aspects (la course sur la montagne) d’un processus
religieux beaucoup plus complexe. Encore fait-il préciser que nous employons le
mot orgie au sens où l’emploierait un historien de la religion grecque,
c’est-à-dire " ensemble rituel s’inscrivant dans le cadre d’un culte
à initiation (par opposition aux cultes publics) " et non au sens
moderne : l’orgie sur la montagne pouvait certes comporter des
scènes de débauche, mais elle n’était pas essentiellement cela.
Ce qu’elle
était — si nous ne nous trompons pas — c’était une tentative pour se garantir contre la
" folie " (pathologique) et l’angoisse de la mort en se
livrant à une " folie " rituellement provoquée
(extase, possession). Faire le fou
pour ne pas l’être, telle semble avoir été la fonction de l’orgie
dionysiaque.
Croyance sur laquelle se fondait le rituel : toutes les manifestations
de la vie se ramènent à un principe unique et fondamental. Ce principe est
élan, jaillissement, surgissement, exubérance. On le rapporte à Dionysos,
Dionysos le personnifie, il en exprime l’universalité.
Cet élan fondamental de la vie, nous le trouvons d’abord à l’œuvre dans les
eaux, en tant qu’elles sourdent, jaillissent, débordent, fertilisent :
Dionysos est Phleus * [2] , épithète que
l’on doit rapprocher de deux verbes dont l’un, phleein, signifie couler
en abondance, regorger, foisonner, et l’autre, phluein équivaut à
" se sauver " (comme le lait qui déborde de la
casserole). Et, bien sûr, il est maître des sources.
il fait jaillir le vin, le lait ou
sourdre le miel. Euripide conte qu’il suffisait aux Bacchantes de planter leur
" bâton ( thyrse) " dans le sol pour
qu’" à l’endroit même, le dieu fît sourdre une source de
vin " ou de gratter la terre " du bout de leurs
doigts " pour en obtenir " des ruisseaux de
lait ". Simultanément, leurs thyrses " distillaient des
coulées d’un miel délicieux " : croyances populaires.
Dionysos, dieu des sources, est aussi le dieu de la montée des sèves, Associé au développement et à l'épanouissement
des plantes. notion d'exubérance végétale, de gonflement, débordement
Le lierre, tout d'abord, est épiphanie de Dionysos : il grimpe, il envahit,
ce qui est signe de la vivacité des sèves, mais, de plus, il reste vert pendant
la mauvaise saison, ce qui est signe que les sèves y sont particulièrement
concentrées. il était d'usage, dans toute la Grèce, de couronner de lierre ses
statues. Si on révère cette idole, c'est parce que, lors de la première
naissance de Dionysos, lorsque la foudre eut dévasté la chambre de sa mère
Sémélé, un plant de lierre vivace, grimpant le long des colonnes, avait
aussitôt remplacé le toit détruit par un berceau de feuillage
Dionysos est
aussi dieu-vigne : Il se manifeste, à l'origine, dans l'exubérance de la
vigne sauvage, sarmenteuse, telle qu'on la trouvait sur les pentes des
montagnes d'Anatolie. Puis il devient le dieu de la vigne cultivée. Mais alors
son pouvoir se concentre dans la grappe aux grains gonflés, à la peau tendue
par le suc. Or, dans la grappe de raisin mûr, les Grecs croyaient sentir une
présence qui était celle de Dionysos, certes, mais sous une forme particulière,
pour laquelle ils avaient un nom: le ganos. Le mot est intraduisible. Il
associe les notions de lumière, d'éclat, de scintillement (comme scintillent
les eaux courantes), l'action d'une humidité fécondante (il faudrait reprendre
ici le terme d'humeur, dans le sens que lui prêtait l'ancienne médecine)
et la promesse d'une " nourriture " qui se situe au-delà du besoin
physiologique et comblera de joie.
C'est par le
ganos qu'il contient que le vin déchaîne la joyeuse exubérance des
buveurs. Dire que Dionysos est dieu du vin, c'est dire qu'il est le dieu du ganos,
de l'ivresse vécue comme expérience lumineuse et féconde, " ascensionnelle
" comme la montée des sèves.
La croissance des arbres et la maturation de leurs fruits signifient, elles
aussi, présence de Dionysos. Le dieu est lui-même de l'arbre : Deux
des arbres qui lui sont régulièrement associés, le sapin (élatè) et le
pin (pitys) ont, comme le lierre, la propriété de rester verts toute
l'année. Cf l’arbre au sommet duquel Penthée regarde en « voyeur »
les Ménades, c’est Dionysos lui-même ! Pouvoir dionysiaque de résister à
la mort hivernale, la pomme de pin, parce qu'elle abrite et libère de multiples
amandes, devient le signe d'une fécondité exceptionnelle, d'un pouvoir de
renouvellement infini. Fixer une pomme de pin à la pointe de leur thyrse en
rappelant que ce fruit était un emblème du cœur de Dionysos. Les " rameaux
" du pin de Dionysos sont associés à beaucoup de rituels qui visent à
assurer le renouveau de la végétation
De même que nous avons vu Dionysos associé à des plantes ou à des arbres où
l'action des sèves pouvait sembler plus vivace, plus concentrée ou plus féconde
(aucun de ces qualificatifs n'étant exclusif des autres), de même nous allons
voir qu'il affectionne les animaux les plus représentatifs de la puissance
sexuelle
. Certains d'entre eux peuvent d'ailleurs être en même temps liés à la
fertilité des sols Tel est le cas du serpent et de ses rejetons mythologiques,
l'hydre et le dragon. C'est, entre autres formes, sous celle d'un " dragon
à mille têtes " que les Bacchantes d'Euripide invoquent Dionysos. les
cérémonies dionysiaques comportaient souvent des manipulations de serpents
.
Dionysos se transforme volontiers en lion. « lion crachant le feu, rugissant !
Mais il est surtout taureau. Lorsque Penthée, le héros malheureux de la
tragédie d'Euripide, cède à la folie inspirée par le dieu, il " voit
" soudain un taureau dans l'Etranger qu'il avait prétendu empêcher
d'instaurer le culte de Dionysos à Thèbes – et qui n'était autre que Dionysos
lui-même, ayant revêtu " l'apparence d'un mortel ", pour veiller à
l'institution de ses propres rites : " Tu es comme un taureau qui marche
devant nous, s'écrie alors Penthée, et des cornes, il me semble, ont poussé sur
ta tête. Tu étais donc un fauve ? Oui, car te voilà taureau ! »
Dans un épisode antérieur, c'était déjà un taureau dont Dionysos avait
suscité l'image pour tromper la fureur de Penthée. Celui-ci croit mettre aux
fers l'Etranger (double anthropomorphe de Dionysos) et voici comment cet
Etranger raconte la scène aux Bacchantes du Chœur : " S'imaginant me lier,
il ne m'a en fait ni touché ni saisi ; il se repaissait d'illusions ! A
l'écurie, il trouva un taureau, là-même où il nous avait fait conduire et
séquestrer. Et il tentait d'entraver la bête, aux genoux, aux sabots, haletant
de fureur, le corps baigné de sueur, imprimant sur sa lèvre ses dents "
On pourrait
s'attendre à ce qu'un dieu dont les épiphanies expriment aussi nettement la
vitalité sexuelle (étant bien entendu que celle-ci s'exerce également dans le
domaine végétal) se montre fort " entreprenant " auprès des femmes, à
la manière de Zeus, par exemple. Il n'en est rien. La mythologie de Dionysos
est à cet égard remarquablement pauvre, et, sur les représentations figurées,
on ne voit jamais le dieu copuler avec les ménades qui célèbrent son culte.
Ce rôle est
délégué, pour ainsi dire, à des êtres fantastiques, intermédiaires entre
l'animal et l'homme : les Satyres.
Le Satyre est un homme-cheval. Du cheval, il a toujours les oreilles et la
queue ; quelquefois aussi, à date ancienne, la crinière et les sabots. Il est
doté d'un pénis énorme et presque toujours en érection. On le voit gambader,
danser, jouer de la flûte dans le cortège dionysiaque. Mais son activité
principale consiste à poursuivre les Ménades. Quand il en saisit une,
l'accouplement se réalise selon les modes les plus variés : aucune "
acrobatie " sexuelle n'est étrangère au Satyre. Il pratique indifféremment
toutes les formes de coït. Mais il est frappant que ces unions restent toujours
stériles. Aucune figure de la mythologie classique n'a pour père un Satyre. Le
pouvoir dionysiaque que les Satyres manifestent est celui qui est à l'œuvre
dans la sexualité proprement dite. Dionysos n'est pas concerné par la
reproduction humaine. Il ne se soucie pas de voir l'espèce se perpétuer.
Si Dionysos ne couche pas avec les femmes (ni guère avec les hommes) comme
le font pourtant si volontiers les autres dieux grecs, c'est sans doute que la
relation qu'il entretient de manière privilégiée avec les mortels rend inutile
l'approche amoureuse : il est le dieu-fou, le Mainoménos, et il rend
fous les humains. C'est par la folie (la Mania) que se manifestent en
eux les pouvoirs de Dionysos. Dionysos est le dieu qui les " possède
", au sens religieux du terme, et cette possession englobe l'autre et la
dépasse.
le comportement du possédé exprime fondamentalement la même exubérance, le
même mouvement incoercible – on pourrait dire le même désir – qui fait jaillir
les sources, monter les sèves, et que le dieu induit dans l'ensemble du vivant.
La possession apparaît alors comme une expérience tout à fait positive et
souhaitable : être possédé de Dionysos, c'est, d'une certaine manière,
s'incorporer l'élan fondamental de la vie, ou du moins le laisser librement
surgir en soi.
Encore faut-il ne pas être détruit par la violence de cette irruption du
sacré ; la dépersonnalisation qu'elle impose doit pouvoir être suivie d'une
restructuration, d'un " retour à soi ". C'est la fonction des rituels
dionysiaques – du moins de ceux de ces rituels qui comme l'orgie sur la
montagne, ont trait à la Mania divine – de provoquer la transe extatique
tout en garantissant la possibilité de ce " retour "